CHAPITRE IV : LA MUSE MESSAGÈRE

1) La référence musicale

Il est courant de retrouver des livres qui forment des références plus ou moins discrètes dans une oeuvre littéraire, il est plus rare en revanche de trouver la musique au carrefour décisif d’un roman, investie d’une mission révélatrice et représentant une véritable puissance influente pour les personnages. À mesure que la passion et la connaissance musicales de Dominique Fernandez grandissent, la musique devient de plus en plus indissociable de son univers romanesque.

Non seulement dans ses romans mais aussi dans ses deux pièces de théâtre (celles-ci restées pratiquement inédites), l’oeuvre musicale égrène ses révélations et reste présente tout au long de l’action, tantôt comme un miroir, tantôt comme un écho qui annonce, rappelle ou provoque, selon les cas, des motifs ou des états d’âme. Dans L’Arbre et le fleuve (1957), c’est avec le madrigal Ardo de Monteverdi que commence le dialogue de deux étudiants, Ivos et Krassner, qui opposent leur point de vue sur l’existence, sur la valeur et le rôle de la musique :

‘KRASSNER. — Tu aimerais mieux n’avoir jamais rien lu, et jamais n’avoir aimé la musique ?
IVOS. — En un sens, oui. Dans le sens profond et vrai.
KRASSNER. — Mais pourquoi, pourquoi ? Tu me désespères !
IVOS. — Quand j’écoute un madrigal de Monteverdi si beau qu’il faudrait en mourir, (il chante doucement le début de : Lasciatemi morire) ne voilà-t-il pas que tout au contraire, je me sens riche, engraissé, bouffi ! bouffi d’amour de la musique, ah ! ah !
KRASSNER. — Ivos !
IVOS. — Ah ! ah ! bouffi d’amour de la musique ! (Une dernière fois : Lasciatemi morire, puis, sur le même rire cruel, le rideau tombe.) Bouffi d’amour de la musique ! Ah ! Ah !
Fleuve, Acte I, sc. 1, p. 16.’

Outre cette discussion qui introduit deux des sept personnages principaux, on trouve aussi des chansons dont le titre est révélateur d’un état d’esprit : « la chanson du déshérité » et « la chanson de la fausse joie », la première étant entonnée par Ivos, la seconde par Laetitia. Mais on découvre aussi des chansons ou des développements choraux spontanés qui sont comme une manière de montrer que tous les sentiments (la tristesse, le désespoir, l’espérance, la joie et l’insouciance) et tous les événements de la vie (une rencontre, une séparation, la réflexion) sont susceptibles d’être exprimés par les mots et le chant. Trois motifs justifient peut-être cette intrusion répétée d’une musique populaire : il pourrait s’agir, dans cette « tragédie en trois actes », d’une façon audacieuse de renouer avec les choeurs de la tragédie antique mais aussi de prendre à contre-pied la fonction du récitatif dans l’opéra, lequel sert à faire avancer l’action tandis qu’ici la chanson semble être un moyen de la ralentir, de donner un écho au dialogue, et enfin, de mettre en accord le lieu du drame, « une petite ville de la côte tyrrhénienne », avec la mentalité italienne, prompte à magnifier tous les épisodes quotidiens en drames. L’acteur n’est donc pas seulement comédien : il doit devenir chanteur pour interpréter correctement ce texte, le jeu devient un plaisir total aux formes diverses.

Mêmes difficultés et mêmes plaisirs pour celui qui tenterait de jouer Le Royaume de Grenade (une pièce en trois actes écrite en 1991, soit trente-quatre ans après L’Arbre et le fleuve). En effet, dès la première scène, la possibilité, non plus l’obligation il est vrai, du chant est indiquée dans la didascalie : « Le dialogue pourrait être chanté en partie avec accompagnement de guitares. » Ce dialogue irrégulièrement rimé est fait de vers de six syllabes et a pour but de rappeler les persécutions dont se rendit coupable la reine Isabelle. D’une façon donc étonnamment identique, le chant semble ici encore remplir la fonction du récitatif, et cela en ajoutant même un choeur dont les mots expriment une lutte et une rébellion bien mystérieuses, dont des expressions seront reprises (peut-être dans un souci de symétrie), mais sous une forme modifiée et résumée dans l’acte III :

‘Pablo et Juanito. — Nul ne réussira
À nous en déloger
Notre étoile flotte au mât
Sur les murs de Grenade
Royaume, p. 207.

Puis, après une déclamation des vingt lois du Royaume de Grenade, elle-même entrecoupée par un court dialogue chanté, de nouveau apparaît le chant qui, plus longuement cette fois, unit tous les exclus et les opprimés et qualifie enfin, mais d’une façon sibylline pour celui qui n’aurait pas lu L’Étoile rose, la condition des chanteurs rebelles, leur identité :

‘Le royaume de Grenade
Est à ceux qui le gardent
Dans leurs mains sacrilèges
Contre vents et marées
Nul ne réussira
Dieu reine ou chef d’État
À déloger du ciel
L’étoile de lumière
Qui brille à notre front
Royaume, Acte I, sc. I de la première version 113.’

Chant de la lutte et de la fraternité mais aussi chant de guerre et de révolte contre l’interdit et l’exclusion, chant de la conquête du droit à la vie et au plaisir : n’est-ce pas là une des formes et fonctions premières et fondatrices du chant ? On peut se demander toutefois si ces interludes musicaux sont suffisants pour alléger la densité un peu trop pesante de la déclamation de vingt lois de la répression. Un peu plus loin encore (Acte II, scène 6), on découvre une autre chanson, accompagnée elle aussi à la guitare, mais entonnée par Pablo et Federico, et dont les paroles au contenu très contrasté ne permettent plus aux acteurs de chanter « ensemble ». En effet, la revendication et l’espoir de Pablo se voient tempérés par les mises en garde et la résignation de Federico :

‘PABLO. — Honte à celui qui se terre
Quand à sa joie chacun tend
Notre étoile flotte au mât
Sur les murs de l’Alhambra’ ‘FEDERICO. — Prends garde que le lis blanc
[...]
Invisible dans les sables
Ne refleurit chaque nuit
Que dans l’ombre et le mystère.
Royaume, pp. 250-1.

Ce chant oppose le désir d’un plaisir libre à un attachement au culte du « mystère », de la « nuit » et de « l’ombre », c’est-à-dire de la clandestinité et d’une volupté liée à la transgression. Confrontation de la revendication de la liberté à la poésie du « lis blanc » qui représente le sort de l’homosexuel contraint à la discrétion et la dissimulation. Le chant annonce et suggère ici le désaccord entre les deux mêmes personnages qui suivra dans la scène 7 : la chanson est donc un moyen poétique, symbolique et vivant d’exprimer une querelle d’ordre moral liée à la conception du plaisir, aux conditions de la recherche de la volupté, et de créer une ambiance. La ville où se situe le drame manifeste sa présence par la musique, c’est-à-dire par son essence caractéristique : la guitare et le flamenco. Il faut également noter le nom proposé par Federico, El Figaro, pour leur lieu de rencontre, nom évidemment inspiré par Le Barbier de Séville, pièce de Beaumarchais et opéra de Rossini — mais aussi opéra de Mozart, Les Noces de Figaro, dont le personnage principal représente aux yeux de Dominique Fernandez la duplicité de l’Andalousie.

‘Figaro, c’est le visage quotidien de Séville, la gaieté blanche des rues tortueuses, l’entrain des conversations dans les bars, le bruissement des fontaines, le frémissement de la vie nocturne. Le barbier mène en sous-main la comédie des petites intrigues qui font l’animation d’une grande ville. [...] Pas de ville plus secrète, sous la cordialité apparente ; Séville, p. 13.’

Double référence donc qui permet dans un premier temps à Federico de prendre confiance dans la possibilité du plaisir et de la liberté tout en conservant le sens profond du secret et de la dissimulation.

Enfin, Anna, la belle-mère de Federico, freudienne convaincue, « chantonne » deux chansons françaises et légères (« Les petites femmes de Paris » et « Ôte petite fille / ton bas résille ») dont le rôle est de souligner et de confirmer ses analyses sur le caractère de Federico : la culture populaire, le bon sens, viennent couper court à l’analyse freudienne, comme pour montrer que la vérité se trouve dans la chanson qui dispense de théories, décalage qui provoque un effet comique.

Dans ces deux pièces de théâtre, Dominique Fernandez, introduit le chant comme moyen de divertissement, de pause ou au contraire d’expression de l’âme. Le duel physique éludé ou impossible, la querelle verbale se trouvant dans une impasse, les personnages deviennent les acteurs et chanteurs d’un duo. Les formes musicales sont adaptées à la nature théâtrale du texte, elles ne prétendent pas à une forme lyrique aboutie, mais jouent simplement le rôle d’intermèdes.

Or si l’écriture même de Dominique Fernandez s’adapte aux conventions théâtrales, l’apparition de la musique y a une fonction mineure, moins centrale en tout cas que celle qu’elle occupe dans l’oeuvre romanesque, où pourtant elle peut aussi jouer ce rôle de pause dramatique, comme dans Tribunal d’honneur par exemple. Les enfants de Fiodor Stravinski viennent égayer le récit, par leur rire, leur chant et leur spontanéité :

‘Dès que nous eûmes tourné le coin de la Moïka, les enfants l’aperçurent de la fenêtre. Cris de joie, gesticulation. « Dadia Petrouchka, Dadia Petrouchka ! » Dans l’escalier, il essuya une larme. À la porte, il fut accueilli par le refrain qu’ils lui avaient chanté à la gare. Leur adresse à remplacer le « Saint-Malo » par un nom plus adapté, mais de même valeur métrique, m’épata.

Bon voyage, monsieur Dumollet
À Pétersbourg revenez sans naufrage !
Trib.,
pp. 360-1.

Mais cette apparition n’est pas seulement chargée d’inclure une pause dans la trame narrative, elle fournit également des indications importantes sur des facettes ignorées de Tchaïkovski : son amour pour l’enfance, le culte qu’il porte à cette ingénuité, et donne même les raisons de certains motifs étranges de sa création. Les enfants deviennent non seulement une source d’inspiration mais fournisseurs d’idées originales ; la révélation de ce chapitre, est la capacité de Tchaïkovski à écouter ces quatre petits diablotins, c’est-à-dire à préserver une part de lui-même tendue vers le monde de l’enfance, respectueuse de ses secrets et attentive à ses trésors.

‘Le borchtch fumait dans mon assiette, mais ils m’avaient confisqué ma cuiller. Je dus promettre, avant d’avoir le droit de manger, de leur écrire un ballet sur ce Casse-Noisette.
—Voilà pourquoi, m’exclamai-je, on y entend des citations de plusieurs chansons françaises, Monsieur Dumollet, Cadet Rousselle, Giroflée-Girofla...
— Citations littérales, oui. C’était dans notre pacte. Vous avez remarqué aussi que parmi les instruments de l’orchestre il y a une crécelle, une trompette d’enfant, des tambours, un sifflet... en fait, leurs jouets, auxquels j’ai ajouté le fameux célesta, acheté à Paris tout exprès pour eux... On pourrait me reprocher, évidemment, ces facéties, les qualifier de... puériles [...] Pourtant, qui m’a inspiré la plus belle idée de Casse-Noisette [...] ? J’étais en train de jouer au piano, chez Fiodor Ignatievitch, la « valse des flocons de neige », lorsque Gouri, le benjamin, se mit à chantonner : Aah...Aah..., bientôt imité par Igor et Iouri. Leurs petites voix flûtées continuèrent à vocaliser ainsi, sur un air de leur invention... C’était si beau, si pur, si inattendu que je décidai sur-le-champ d’introduire dans cette valse un choeur d’enfants, nouveauté absolue dans l’histoire de la musique...
Trib., p. 360.’

Invention du romancier quant à l’origine enfantine de ces trouvailles et plus encore, bien sûr, quant au rôle joué par les enfants de Stravinski, c’est en fait la double occasion d’imaginer quelles peuvent être les sources de ce conte de Noël qu’est Casse-Noisette, et de prendre une liberté avec le personnage de Tchaïkovski, de créer cette part que ni le biographe ni le musicologue ne connaissent : l’utilisation ici du plaisir musical, de l’expérience du mélomane et de l’analyse de l’oeuvre se trouvent être les sources de la création du romancier.

Mais, outre ce rôle « moteur », la musique dans le roman est un emblème essentiel, il suffit d’examiner le rôle et la place de La Flûte enchantée dans L’Amour pour en être convaincu. Cet opéra, déjà présent dans Les Enfants de Gogol 114, faisait l’objet d’une assez longue analyse dans L’Arbre jusqu’aux racines. Dans L’Amour, Franz et Friedrich assistent à une représentation. La première page du chapitre consacré à cette soirée rappelle précisément l’intrigue de l’opéra, et ce, par l’intermédiaire du regard de Friedrich qui ne manque pas de s’identifier à Tamino.

L’intérêt se manifeste donc d’emblée : l’opéra sert à révéler la situation de Friedrich, à lui ouvrir les yeux (en même temps que ceux du lecteur), mais aussi à souligner les différences entre Franz et Friedrich puisque le premier « avait déjà entendu trois fois cet opéra, il le connaissait presque par coeur » (p. 151), tandis que le second le découvre seulement à cette occasion. Malgré sa bonne connaissance de l’oeuvre, ce n’est pas Franz mais Friedrich qui tente de comprendre et d’élucider les mystères du livret dont il tire aussitôt un parti personnel :

‘Friedrich en sortit bouleversé : par la beauté du chant mais surtout parce que, venu en simple spectateur curieux du dernier ouvrage de Mozart, il avait découvert une oeuvre qui parlait d’Élisa.
Am., p. 151.’

Chaque étape de la quête initiatique de Tamino correspond pour Friedrich à une étape de sa propre histoire, mais est-ce là un moyen de justifier une fuite ou d’en comprendre le sens ? Cette question se pose, menaçant la sincérité de la démarche du personnage et modifiant le sens général du roman, car comment affirmer que Tamino, grâce à ce transfert avantageux, ne peut pas être, pour Friedrich, un moyen de se donner bonne conscience ? En effet, si cette comparaison des deux couples est intéressante, ne révèle-t-elle pas cependant des failles et des incohérences ?

‘Son éloignement momentané d’Élisa correspondait à l’obligation du silence ; par le feu de leur exigence intérieure, ils brûleraient toutes les impuretés qui subsistaient en eux ; et, par l’eau du baptême nuptial, ils entreraient dans une nouvelle vie. Le jeune homme crut comprendre pourquoi un obscur instinct l’avait toujours empêché d’écrire à Élisa depuis son départ.
Am., p. 151.’

Ici, il est vrai, les mots du narrateur principal nous aident, et en particulier cette formule : « [il] crut voir », car comment adhérer sans réticences à cette analyse qui semble trop parfaitement adaptée à la situation de Friedrich ? Celui-ci n’oublie-t-il pas par exemple que personne ne lui a imposé de telles épreuves à surmonter mais qu’il s’est mis lui-même en route, et cela sans fournir la moindre explication de son départ à sa fiancée : ne saisit-il pas plutôt l’analogie de la séparation comme un alibi inespéré ? Cette séparation devient à ses yeux un « rite », c’est-à-dire une étape indispensable et obligée qui lui ôte toute responsabilité et lui fournit du même coup un motif supérieur obéissant aux ordres d’un inconscient collectif ou culturel. Ni Sarastro, ni Reine de la nuit ne hantent le ciel du jeune héros, mais, dans ce double modèle du couple, il trouve matière à réflexion et une première occasion providentielle d’ouvrir les yeux de Franz quant à la nature de son désir. L’opéra, comme pour Roman, héros d’Une fleur de jasmin à l’oreille, offre ici, au-delà d’un plaisir et d’un divertissement, un repère, une confirmation aux pensées et aux désirs de Friedrich :

‘— Tout est symbolique dans cet opéra, Mozart n’a laissé aucun détail au hasard. Selon toi, quelle intention a pu le guider lorsqu’il a décidé de faire du couple de Tamino et Pamina un couple stérile ?
Am., p. 153.’

Les quatre pages consacrées à la discussion du livret, où s’exprime le désaccord des deux amis, sont essentielles. D’une part, elles introduisent une question centrale du roman : les enfants et le mariage sont-ils la finalité de l’amour et, au-delà, la seule réalisation possible de l’amour ? D’autre part, c’est aussi l’illustration de l’opposition d’une sexualité à visée de procréation par l’intermédiaire de Papageno et de Papagena et d’une sexualité à visée de volupté avec le couple de Tamino et Pamina. Enfin, c’est là un très rare exemple de l’oeuvre romanesque où les personnages vont moins loin et sont moins libres que ne l’était l’essayiste de L’Arbre jusqu’aux racines :

‘— Oui, Franz, c’est une idée énorme, un coup d’État scandaleux, une nouveauté d’une portée incalculable. Pour la première fois quelqu’un nous dit que la sexualité peut être dissociée de la procréation.
Am., p. 155.

Friedrich n’osait pas lever les yeux vers son ami. Il devinait qu’un événement inouï venait de se produire dans leurs relations, mais ni l’un ni l’autre n’était prêt à le regarder en face, tous deux cherchaient à le chasser de leur esprit, et ils pressaient le pas, ils couraient presque, accrochés l’un à l’autre, pendant que la neige fondue s’infiltrait dans leurs souliers.
Am., p. 156.’

L’argument du dernier opéra de Mozart révélé par Friedrich est donc le premier point de discussion et de désaccord sur le désir entre les deux amis qui, effrayés mais pour des raisons différentes, prennent la précaution de ne pas tirer de conclusion. Au-delà d’un obstacle moral, il s’agit d’une impossibilité à partager la même conception de la vie. Des points de suspension remplacent donc les développements que Dominique Fernandez exposait dans L’Arbre jusqu’aux racines :

‘Le couple parfait doit être un couple stérile : tel est le dernier décret lancé par la volonté paternelle, telle est la dernière brimade cachée sous la générosité apparente. Cela n’est pas dit dans l’opéra directement, mais sous la forme humoristique et malicieuse du duo final entre Papageno et Papagena. Le souci de la procréation n’est nullement absent de La Flûte enchantée, mais voilà : au lieu d’être confié à Pamina et Tamino, le couple parfait, il revient à Papageno et Papagena, le couple imparfait. L’oiseleur et sa compagne peuvent tant qu’ils veulent se réjouir des nombreux petits Papageno et Papagena qui viendront bénir leur mariage : le spectateur n’aurait garde d’ignorer l’intention satirique de ce délicieux intermède. Papageno et Papagena ont échoué, par lâcheté ou par déficience congénitale, dans toutes les épreuves affrontées victorieusement par Tamino et par Pamina : c’est un sous-couple, formé de sous-êtres. [...] Les deux partenaires, ainsi, demeurent exclus de la béatitude androgyne. Malheur à qui croirait qu’en « offrant des enfants à leur amour », les dieux ne se moquent pas de leur union !
Arbre, pp. 296-7.’

On ne retrouve pas cette certitude ni cette tranquillité des propos dans L’Amour : les deux jeunes personnages, et Friedrich en premier lieu, se sont identifiés au couple qui accède à « l’androgynie » et se sentent trop concernés pour pouvoir assumer la signification de cette merveilleuse fable. De plus, le silence laisse supposer une transposition de l’intrigue : le couple concerné n’est pas celui de Friedrich et d’Élisa (laquelle propose le modèle conventionnel du couple marié fondant une famille, comme le montre l’image de la Vierge à l’enfant de la chapelle Sixtine à laquelle elle voue une admiration particulière) mais bien celui que cherche obstinément à former Friedrich avec Franz. Enfin cette découverte d’une liberté et d’une possibilité nouvelles cautionnées par la musique, les mots du livret et la progression dramatique de l’opéra est une cause de tourment, de crainte et d’angoisses dont les raisons restent différentes pour chacun des deux héros, mais dont une fois encore l’expression est annoncée par Mozart.

‘Plus douce était la chaleur de ce corps qui se serrait contre le sien, plus proche il sentait la menace, même s’il n’en avait qu’une notion confuse. Essayait-il de ralentir, c’est Franz qui l’entraînait précipitamment. Chacun se disait : « Nous pouvons donc faire ce que nous voulons ! » La musique de Mozart les avait enlevés sur ses ailes. Comme Tamino, ils découvraient leur liberté, mais au lieu de la mettre à profit, ils se seraient plutôt écriés, tel le jeune prince dans son premier air : zu Hilfe, zu Hilfe ! À l’aide ! À l’aide !
Am., p. 156.’

Ici le lecteur n’entre pas dans la salle de spectacle mais assiste aux réactions des personnages qui sont chargés de lui remettre en mémoire l’oeuvre par leurs réactions sensibles. En revanche, Dominique Fernandez nous fait pénétrer et assister au spectacle dans L’École du Sud où l’opéra est un moyen de comprendre le sens du plaisir musical sicilien et l’organisation de la société dont les coutumes et les réactions se manifestent avec éclat et sont commentées par don Raimondo et Adeline dans un chapitre dont le titre, Les révélations de l’opéra, est en soi un programme :

‘Pourquoi ne se taisait-on pas ? Comme toutes les personnes qui n’aiment pas la musique pour elle-même mais pour le recueillement avec lequel on l’écoute, Adeline avait fort goûté Lohengrin. Les billets offerts par Mme Napoule avaient rallié la jeune fille à l’évangile de Bayreuth ; et maintenant les yeux fermés pour s’en pénétrer mieux, elle s’abandonnait sur les longues phrases déroulées par les cordes. L’ouverture serait le plus beau moment de l’ouvrage, se disait-elle, persuadée en bonne Française doublée d’une fervente wagnérienne, de l’infériorité naturelle de l’opéra italien. [...] Ayant rouvert les yeux, elle s’aperçut que personne n’écoutait.
Éc. Sud, pp. 170-1.’

Ces « révélations de l’opéra » sont autant de confirmations à ses soupçons et donc de cuisantes déceptions pour Adeline, qui prend conscience non seulement de l’absence de respect du public, bruyant et désinvolte, mais aussi de la place sociale qu’occupent réellement les Vasconcellos, illustrée dans la répartition des loges : « le fils de la padrona di casa avait beau se faire appeler don et graver sur ses cartes de visite don Raimondo, il n’aurait jamais droit qu’à la septième loge après la loge royale. » (p. 172). Aller à l’opéra ne peut donc plus, pour elle, constituer une flatterie de sa vanité, et, ne trouvant pas non plus la messe à son goût, elle ne peut plus que s’indigner de ne pouvoir être en mesure de goûter au plaisir de la musique, de ne pouvoir l’écouter. C’est une double et bien désagréable révélation, qui renseigne cependant de façon exemplaire le lecteur, cette fois par la bouche de don Raimondo, sur la mentalité et l’attitude des gens du Sud face à l’art :

‘Dans les religions vivantes, règne cette désinvolture familière qui vous choque. À Paris, quand vous allez à l’opéra, c’est pour vous interdire tout ce qui n’est pas une pieuse application à la musique. Pour nous au contraire, l’opéra est le lieu de toutes les permissions. [...] Chacun est là pour son plaisir, et le plaisir ce n’est pas seulement prêter l’oreille à ce qui se chante sur la scène, c’est faire soi-même du bruit, bavarder, manger, s’ébrouer, se livrer sans contrainte à tout ce qui est susceptible de rendre heureux...
Éc. Sud, p. 174.’

« Se livrer sans contrainte » : l’expression résume en effet cette conception du plaisir pris dans une forme d’art vivante et montre aussi comment le public réagit unanimement au spectacle, attendant les mêmes instants de performance vocale dans la soirée (ce qui indique malgré tout une certaine culture musicale et la connaissance de l’oeuvre), mais c’est également, selon le récit, le lieu du plaisir par excellence, lieu où, bien que rigoureusement rangé, selon le statut social, le public vient pour le spectacle et pour faire son spectacle, comme le montrent les verbes d’action de cet extrait.

Notes
113.

Les trois premiers vers seuls se retrouvent dans le Prologue de l’acte I de la version définitive (Royaume, p. 210).

114.

Gogol, p. 147.