2) La bouche

Dans les romans mais aussi dans les récits de voyage de Dominique Fernandez, la gourmandise, la musique et l’architecture baroque sont étroitement liées et même reliées les unes aux autres, si l’on fait exception du cas de Saint-Pétersbourg où la pâtisserie n’existe pas. Il se montre très sensible à ce qu’il nomme « l’art sucrier », et nombre de ses romans comportent une scène consacrée à la dégustation commentée de pâtisseries. L’art du chant procure ainsi une volupté extraordinaire dont les sensations les plus intimes sont dévoilées par la comparaison à la pâtisserie et à la sculpture :

‘Le plaisir, oui, le plaisir le plus vif montait des profondeurs de nos corps et se répandait par nos gorges en notes cristallines qu’elles chantournaient à ravir. Les sons, non plus simple vibration des atomes ébranlés dans l’espace mais chaude matière et vivante émulsion, avaient l’épaisseur de la crème, la transparence, le velouté du damas, le panache du jet.
Porp., pp. 135-6.’

Derrière ce magnifique éloge de la voix, ici d’autant plus chère et propice à la rêverie voluptueuse qu’elle a à jamais disparu, apparaît cette complicité entre la gourmandise, le plaisir de la bouche, et le matériau précieux qui donne une apparence plus concrète mais non moins ineffable à cet art. D’ailleurs, ce rapprochement est non seulement fréquent mais forme une véritable unité associant les différents sens et les différents modes d’expression artistique, comme le souligne Le Banquet des anges :

‘Crème fouettée : il faudra nous demander aussi pourquoi les peuples du croissant sont également plus friands de gâteaux, pourquoi ils en fabriquent de bien plus voluptueux que partout ailleurs. Coïncidence ? ou chaîne mystérieuse et ininterrompue qui rallie art baroque, opéra et pâtisserie dans une ronde sensuelle et gourmande ?
Banquet, p. 52.’

C’est, bien entendu, la seconde partie surtout de cette question qui semble intéressante, car de quoi est justement faite cette « chaîne mystérieuse », et vers quel « banquet » les anges convoqués ici par Dominique Fernandez se précipitent-ils ? De réponse, nous n’en trouverons pas dans Le Banquet des anges, ou plus exactement nous n’en trouverons que quelques éléments qui, tels des indices, jalonnent le chemin des deux compagnons. Ainsi, peu à peu, statues de saintes en pâmoison, art vocal et pâtisserie sont réunis sous l’expression générique : « arts oraux ». Ces différentes sources de plaisir et d’émotion sont liées tour à tour à l’angoisse et à la sexualité, à la mort et au temps.

‘Feliciano, avec un talent musical plutôt moyen, était l’incarnation du chant érotisé. Dans sa voix, je sentais comme le contact d’une main, comme le frôlement d’une bouche — Dieu me pardonne, je sentais le don de sa chair, trouble et juteuse émanation de ce qu’il y avait de plus charmant dans son corps. Je finis par me taire, engourdi par cet épanchement liquoreux.
Porp. , p. 136.’

Les sensations procurées par l’art vocal dépassent donc les limites du langage, nous restons ici dans le domaine de la suggestion, et si rien ne nous est clairement montré ou désigné, c’est d’une part pour conserver le charme mystérieux et indicible de la scène, et, d’autre part, pour éviter sans doute de céder à une analyse trop précise, qui romprait la magie et la poésie de l’instant, ou à une description minutieuse qui en ôterait la séduction et l’originalité.

Ailleurs, la statuaire baroque devient elle-même élément musical, et c’est la culture et la passion de Dominique Fernandez ou de Ferrante Ferranti qui prennent alors le relais. Dans Le Banquet des anges — où la révélation enthousiaste apparaît dès le deuxième chapitre dont le titre une fois encore sert nos propos, « La bouche ouverte » —, les statues deviennent des héroïnes ou des héros (saint Sébastien) prêts à chanter les plus beaux airs du répertoire lyrique 115.

‘Douleur ; extase ; paroxysme dans la douleur et paroxysme dans la jouissance ; prostration qui n’est que le degré ultime de la volupté : les thèmes du baroque ne sont-ils pas les mêmes que ceux de l’opéra ? 011Banquet, p. 25.
Thérèse [dans l’église Santa Maria della Vittoria] reçoit le dard de l’ange sur un plateau d’opéra, devant un public de seigneurs qui se penchent de leurs loges à droite et à gauche de la scène. « Quel art divin ! » s’est exclamé Stendhal [...], sans se demander si cette beauté en transes n’était pas le portrait d’Eurydice, la première des héroïnes lyriques, ou d’une autre de ces femmes excessives qui ont pour nom Desdémone ou Elvire, Médée ou Norma, Lucia et Thanatos, entre la béatitude et l’épuisement, toutes terrassées par un trop-plein de sentir et de jouir.
Banquet, p. 27.’

‘« Trop-plein de sentir et de jouir’ », il faut retenir cette expression en se demandant si l’image de la gourmandise et de la pâtisserie, qui par son raffinement extrême vient aussi prendre une place au bout de cette découverte, est une simple illustration ou si au contraire elle vise à établir un lien plus profond et plus complexe. Friedrich, dans son journal, nous fournit un élément de réponse et ouvre une perspective plus large encore :

Oralité de saint François : le chant, les gâteaux. L’ascète qui se nourrissait d’herbes sauvages et de fruits ramassés dans les champs se laissa vaincre par l’effusion sucrière, proche parent de l’épanchement vocal.

‘Impossible de douter que, dans sa jeunesse, à ces deux plaisirs de la bouche il n’ajoutât le troisième : le baiser.
Am., p. 266.

À l’inverse de Franz, dont le tempérament placide se contente d’une vie sexuelle intermittente, les besoins de François devaient être impérieux. Qu’il fût avide et enthousiaste de la vie, sa légende abondamment le prouve. Pourquoi donc, s’il aimait chanter, se promener, parler aux oiseaux, marcher en dansant sur les routes, cueillir des fleurs, tendre son visage au soleil, se rafraîchir dans l’eau des fontaines, acceptait-il de prendre sa part à toutes les joies des hommes, sauf à une seule ? Pourquoi voulut-il se mortifier dans une seule partie de son corps ?
Am., p. 267.’

Avec une audace qui permettait déjà à l’auteur du récit de voyage de transformer un lieu de culte en « plateau d’opéra », c’est-à-dire en lieu de spectacle dont le sens sacré dépasse les strictes limites religieuses, Friedrich s’autorise ici à rendre humain le saint au point de le nommer « François » et de lui donner une sexualité, ce qui revient à modifier les données hagiographiques et à concevoir le plaisir dans une totalité indivise : du « chant » au « baiser », de « l’effusion sucrière » à « l’épanchement vocal », de l’amour de la nature à la sexualité. Si l’on suit ce principe, on ne peut pas s’étonner que la musique elle-même, personnage de cette voluptueuse farandole, satisfasse des besoins d’ordre sexuel justement (comme le suggérait déjà l’émoi de Porporino en écoutant chanter Feliciano) et mette aussi en scène la nourriture, la sexualité et la mort :

‘Le héros de Mozart [don Giovanni] essaye lui aussi d’amadouer le Commandeur par une offrande généreuse d’aliments. Le thème libertin ne serait que secondaire. Dans le folklore de Naples, on trouve fréquemment associés banquets funèbres et débauches érotiques, cuisine et sexe n’étant que les moyens de lutter contre l’angoisse et la mort. Nourriture, éros et thanatos : s’étonnera-t-on que le plus beau de tous les opéras et le chef-d’oeuvre de la musique baroque ait puisé à ces trois sources ? 011Banquet, p. 339.’

Inspiré par les analyses de Roberto De Simone 116, Dominique Fernandez montre comment les trois inquiétudes essentielles de l’homme sont représentées par la musique baroque et par le plus grand de ses compositeurs. Mais cela amène encore une autre question, car si la musique, dans sa nature abstraite, offre un plaisir qui échappe à l’homme, une grâce insaisissable, la statuaire baroque et la gourmandise ne partagent-elles pas des caractéristiques communes en donnant un plaisir limité dans le temps, dont les qualités sont précaires et la nature éphémère ? Souvenons-nous en effet du vocabulaire musical qu’emploie l’auteur pour décrire les rapports qu’entretiendrait la statue de sainte Thérèse avec la lumière « d’un éclairage diffus » : « de son corps secoué de frissons irradierait une clarté vacillante où nous reconnaîtrions l’équivalent lumineux du vibrato musical. » (p. 27). Enfin, rappelons-nous aussi quel attachement montre Dominique Fernandez pour ce qui comble un désir sans le laisser entièrement satisfait, pour les sources de plaisir qui savent ménager une place au manque :

‘Jeu du désir, de la beauté et de la lumière. [...] Nulle part mieux qu’ici [Ottobeuren] ne se comprend que le baroque est l’art de l’instant, qu’il ne cherche pas à fixer l’éternel, mais à saisir — ou à manquer —la minute présente et fugace. Sous la frivolité trompeuse de ces stucs et de ces dorures, se cache un sentiment tragique de la vie. Tout glisse, tout s’enfuit, rien ne demeure. La beauté elle-même, refuge des âges classiques, est une illusion, un leurre.
Banquet, p. 147.’

Pour saisir le sens de ce plaisir, le recours à la comparaison est indispensable il s’agit non seulement de souligner l’interdépendance des trois arts mais aussi de montrer la complémentarité naturelle des sens (la vue, l’ouïe, le toucher) pour évoquer la sensualité d’une sculpture en convoquant l’image et la texture de la crème fouettée ou le velouté d’une voix. Tenter de saisir ce qui échappe et change sans cesse, mais renoncer à l’expliquer pour se résigner au prodige de ces voluptueuses apparitions.

Le mot, ici, le plaisir de l’évocation gourmande par le lexique de la pâtisserie, de la jubilation ou de l’extase constitue d’ailleurs en soi un plaisir. Le plaisir de l’écriture, s’il nécessite une technique, — la phrase comme la statue doit tenir debout —, n’en demeure pas moins dispensateur de volupté, et créateur d’une musique...

Notes
115.

Cf. Le Radeau de la Gorgone, pp. 233-5.

116.

Ethnomusicologue napolitain, artisan de la redécouverte des musiciens baroques italiens.