3) Le mot gourmand ou la musique fernandezienne

Sensible au son du mot qui désigne la pâtisserie, Dominique Fernandez écoute d’abord le nom du gâteau, plaisir auditif précédant celui de la dégustation, promesse d’un plaisir gustatif, rêverie, qui étire, avant et après lui, l’instant voluptueux. La langue italienne se prête particulièrement à cette berceuse gourmande, langue naturellement musicale par ses sonorités et ses accents. Porfirio, avant de considérer avec indignation le « matefaim » auvergnat 117, s’extasie devant les « patelles » du Santo Spirito à Agrigente, au début de son long et émouvant récit :

‘« Patelles » était correct, je n’aurais pas oublié ces deux syllabes dont la sonorité ronde, franche, généreuse correspond si bien à la substance drue et ramassée de l’objet qu’elles désignent. « Pa » — un départ lent, appuyé, sur une consonne sourde qui n’évoque qu’un aspect du gâteau, sa teneur en oeufs, en sucre, en lait, sa valeur nutritive — suivi d’une envolée lyrique, ce « telles » qui fuse et vibre comme un coup de cymbales, annonçant en fanfare que les cônes aux amandes de Santo Spirito n’ont rien à voir avec le banal massepain.
Éc. Sud, p. 16.’

Le mot et le souvenir du goût, de la saveur et de la consistance de la pâtisserie sont ici intimement liés, Porfirio y trouve le sens du plaisir avant même d’avoir pu goûter pour son retour en Sicile aux patelles de sa terre natale. Les différents sons, par une adéquation que le personnage révèle, mettent en valeur la qualité et l’originalité de la pâtisserie. Sons et goût, plaisir du mot et plaisir du palais sont ici mêlés.

Dans Le Radeau de la Gorgone, où la pâtisserie vient participer à la description de l’architecture baroque, une halte qui, faute d’être pâtissière, rappelle cependant la gourmandise du mot, son sens direct.

‘Mot [giugiolena] d’une consistance extrêmement savoureuse, qui se prononce « djioudjiolena », avec l’accent tonique sur le « e », et remplit la bouche comme un fruit bien charnu.
[...] La giugiolena, c’est la pierre de Syracuse, notre pierre.
Je lui fais répéter plusieurs fois ce mot, d’abord parce qu’il me plaît et qu’il n’est pas facile à retenir, ensuite parce qu’il a établi un lien entre la soeur et nous, comme une complicité. Aimer le baroque, n’est-ce pas en premier lieu, peut-être, en dehors de toute question d’histoire, de religion, d’art, de style, savoir déguster, dans un décor où le Chevalier à la rose pourrait venir courtiser la comtesse Almaviva, quatre syllabes aussi chantantes, aussi pulpeuses, en vrais gourmets que ne dérangent ni la préséance qu’occupent dans l’opinion publique les monuments de l’époque arabo-normande, ni le soupçon que la Contre-Réforme a cherché à toucher par les sens davantage que par la foi ?
Gorgone, p. 229.’

Il ne s’agit pas d’un gâteau ici, mais de la pierre des dalles d’une église ; toutefois l’effet est le même, la recherche du plaisir dans les sons et la forme d’un mot, l’intérêt pour la rondeur des syllabes : des critères subjectifs et charmants qui visent à révéler une sensibilité, à attirer l’attention sur le génie d’une langue, sur la beauté et la rareté d’un mot, son mystère incantatoire, comme une petite musique de sons capable de suspendre le temps, d’imposer une pause dans un récit ou dans une explication. Au plaisir du mot, le temps et les questions culturelles ou religieuses sont suspendus, il ne reste que le rêve, propice à la transposition de la réalité, — d’où l’apparition imaginaire des deux héros de Richard Strauss et de Mozart au coeur de cette église San Filippo Neri, laquelle devient « un pimpant et lumineux boudoir ».

On pourrait multiplier encore ces exemples tellement ils sont fréquents, mais ils montrent tous au fond la fonction de cette comparaison : ce n’est pas pour banaliser le spectacle baroque mais bien pour le magnifier que Dominique Fernandez le compare à un plateau d’opéra ou à de la pâtisserie ; au reste, pour lui, le gâteau porte en lui le secret d’une civilisation, son degré de culture et de raffinement, si bien que déguster un gâteau reste un acte sacré, exceptionnel, qui requiert une mise en scène et un cadre précis, comme... tout office religieux.

Musique du mot et musique des mots. Les critiques qui se sont intéressés à Dominique Fernandez ont souvent souligné la récurrence de certains motifs ou questions romanesques mais jamais, comme on peut le faire pour Modiano ou Marguerite Duras, la présence d’une petite musique. Or, une musicalité (le terme est peut-être plus approprié à un écrivain comme Dominique Fernandez qu’il est bien difficile de pasticher) qui ne tient pas qu’à de simples répétitions, mais à des figures musicales, à des rythmes, des thèmes et des développements, est bel et bien présente dans cette oeuvre.

Dans les récits de voyage, se manifeste principalement le besoin « d’attaquer ». Une phrase courte qui assène une affirmation inattendue, donc brutale, marque le début de chapitres que l’auteur juge particulièrement important : « Il n’y a pas de beaux monuments à Vienne 118», ou : « Plutôt sinistre, la Palerme d’aujourd’hui 119», ou encore : « Baroque, Saint-Pétersbourg ? 120». Le développement de ces sentences ou de ces questions rhétoriques forme l’ensemble de chaque chapitre. Il s’agit là d’un moyen d’attirer l’attention du lecteur en lui fournissant dans une économie initiale le sujet de ses réflexions et l’ensemble de ses découvertes, une sorte de conclusion anticipée, chargée de susciter la curiosité. En cela, cette habitude stylistique semble comparable à l’accord musical ou au thème qui sont ensuite développés tout au long de l’oeuvre. Des phrases affirmatives, des sentences, des questions rhétoriques, mais aussi de véritables interrogations sur le sujet exploré et sur le texte écrit par l’auteur : « Pourquoi ce besoin d’inscrire le jour en tête de chaque nouvelle promenade » 121 ? Là encore, l’effet recherché est l’immédiateté, l’écrivain veut donner l’impression à son lecteur que le texte est en train d’être créé, le récit semble donc vivant et spontané, l’instant que va vivre le lecteur promet d’être unique, donc irremplaçable. Le récit de voyage devient une sorte de récit « en direct », écrit sur le vif, et prend la forme d’un journal. Le rythme accéléré par la brièveté de ces phrases (souvent nominales), est également un moyen de concentrer l’énergie et le sens du chapitre, de donner un nerf et une vivacité au récit.

Cependant, on découvre quantité d’autres rythmes de la phrase dans les romans de Dominique Fernandez, qui a d’ailleurs déclaré 122 travailler « avec un magnétophone pour écouter [s]es phrases », et « avoir composé Dans la main de l’ange en trois parties comme une symphonie ». Le rythme, toujours lié à la situation particulière du narrateur, est par définition très changeant. Ainsi les phrases explicatives, plutôt longues, dont certains éléments sont soulignés par la mise entre tirets, relèvent de l’analyse et de l’interprétation de souvenirs ou d’éléments précis, elles visent plus à la clarté et à la précision qu’à traduire le rythme d’une pensée et son déroulement. Cette phrase de Pier Paolo (écrite après avoir eu recours à un prostitué) montre comme procède la narration : d’abord l’analyse générale de la scène, puis la description du rôle qu’y a tenu le narrateur.

‘La mutation de Rome nous avait figés dans deux rôles distincts et aussi atroces l’un que l’autre : lui dans la catégorie économique du prostitué, moi dans la catégorie psychologique de l’homosexuel — l’homosexuel, oui, puisqu’il faut enfin lâcher le mot, invention des médecins et des flics, symbole linguistique de mon abdication devant le pouvoir, livrée de domestique que je venais de revêtir en montant dans cette chambre, néologisme aussi affreux que l’espèce d’individus qu’il désignait.
Ange, p. 293.’

La présentation d’un lieu, Rome, qui a également sa part de responsabilité, dans l’acte auquel Pier Paolo a eu recours, est suivi de deux points qui permettent d’introduire en parataxe une suite d’équivalences qui dessinent la progression de la conscience du narrateur, une ascension constante du sentiment de sa déchéance.

Or, tandis que ces phrases traduisent un effort de rigueur et d’ordre, et par ces différents procédés, donnent un relief et une couleur à ces conclusions, les étirant vers l’acmé psychologique et lexicale, le caractère confidentiel de certains propos est à l’inverse servi par des phrases brèves qui reproduisent la tension dramatique, reflètent l’enjeu de l’écriture, l’extrême et intense engagement du narrateur, une écriture indispensable, forte, belle et dense, qui émeut le lecteur.

‘Ce qui nous a unis, ce qui nous a séparés, en avons-nous parlé une seule fois entre nous ? Tu ignorais, avant de m’épouser, à qui tu te liais. Ton enfance, ta jeunesse m’étaient pareillement inconnues. La domination que tu as toujours exercé sur ton corps te consentira de repousser l’échéance, tant que ces pages n’auront pas reconstitué nos deux vies, avant et après notre mariage, et tiré au clair, dans la mesure du possible, les causes de notre échec. Qu’à nos âmes désolées du silence accumulé entre nous, cette réparation au moins soit accordée. Tu ne mourras pas avant d’avoir su.
Éc. Sud, p. 28.’

Cette progression sensible par touches successives dont l’effet est très poignant, est faite de groupes fortement unis que l’on pourrait rapprocher des spasmes nerveux du sanglot, qui traduisent une extrême tension physique et mentale. Il n’est peut-être pas abusif d’y voir une sorte de staccato dans l’organisation des mots, mis en valeur par l’emploi de la virgule et redoublé par le caractère alternatif du regard de Porfirio, posé tour à tour sur la destinataire et sur lui-même, exprimant la recherche obstinée d’un dialogue. Toutefois, cette expression qui détache et accentue chacun de ses éléments est tempérée par la forte unité sémantique qui souligne le crescendo émotif.

Ailleurs, dans le dialogue, des phrases laissées en suspens123 traduisent là encore une situation psychologique, une gêne, une hésitation ou un embarras, qui peuvent évoquer, au plan musical, l’utilisation de la pause ou du silence, ce qui révèle le respect d’un rythme, celui de la vie, et qui indique la nature même de cette recherche expressive de l’écrivain : la création d’un réalisme psychologique.

Il faut enfin évoquer, à l’inverse du staccato ou du silence, le legato qui apparaît dans un chapitre 124 vierge de toute ponctuation, à l’exception d’une proposition entre parenthèses, mais tout en précisant que c’est la seule apparition de cette forme un peu déconcertante dans son oeuvre. Ce monologue intérieur s’apparente à une antienne, des mots étant répétés d’une façon lancinante et produisant un effet de redondance qui augmente la nature presque pathologique du ressassement d’Henri. D’autre part, on trouve dans cette page plusieurs groupes de mots en italique, qui, placés les uns à la suite des autres, semblent constituer la base thématique de ce discours intérieur.

*

La place de la musique, variée et importante dans l’oeuvre de Dominique Fernandez est avant tout liée à une profonde passion : elle permet de distraire, elle donne du sens, et enfin elle révèle au personnage ses secrets. Écouter de la musique, c’est donc, pour le personnage, mieux se connaître. Mais nous l’avons vu, le langage même de l’écrivain, au-delà de ce que l’on nomme « la petite musique d’un écrivain », traque la musicalité, la sonorité d’un mot — souvent italien —, reproduit dans le rythme de sa prose une situation psychologique, un état d’âme. Cette écriture manifeste donc de très grandes capacités musicales, elle sait faire la place au silence, varier sa forme du staccato au legato, réveiller le lecteur par des attaques, mais cela sans gratuité ni concession aux modes.

Dominique Fernandez crée une esthétique romanesque originale qui opère une fusion idéale entre les grands courants esthétiques : baroque, romantique et classique. Baroque dans son inspiration, romantique dans son rapport à la mythologie et à l’histoire, et classique enfin dans son écriture. L’ange assume aussi le rôle de relier les unes aux autres ces trois dynamiques particulières.

Notes
117.

Éc. Sud, p. 255.

118.

Le Banquet des Anges, p. 239.

119.

Le Radeau de la Gorgone, p. 35.

120.

La Perle et le croissant, p. 547.

121.

Le Banquet des Anges, p. 305.

122.

Propos tenus lors de l’émission de Jacques Chancel « Radioscopie », en novembre 1982.

123.

Paria, pp. 245-6.

124.

Écorce, pp. 42-3.