CHAPITRE V : LA MUSIQUE DES ANGES

1) Anges et musiciens

La fascination de Dominique Fernandez pour les anges apparaît de façon évidente, attendue dans un livre comme Ailes de lumières, mais aussi, et de façon plus surprenante peut-être, dans son oeuvre romanesque, à travers des personnages principaux comme Feliciano et Franz. Ces deux-là sont des anges et des musiciens, ils méritent donc à ce double titre que l’on s’intéresse à eux ici. De plus, quel plus magnifique contraste espérer que celui qui distingue ces deux personnages, représentants complémentaires de la classe séraphique des musiciens ?

Feliciano, l’ange de chair et de plaisir, semble s’opposer à Franz, l’ange insaisissable par nature, qui reste hors de portée de l’homme. Mais s’opposent-ils ou se complètent-ils ? Qui les nomment « anges » et pourquoi ? Le cas de Feliciano peut sembler plus simple, à première vue ; pourtant, comment a-t-il mérité sa place dans l’escadron des anges ? Ici, le narrateur (Porporino) qui rédige ses mémoires a une importance considérable : ami et voisin de chambre de Feliciano, il a suivi toute la jeunesse de son camarade, depuis son entrée au Conservatoire jusqu’à sa mort. D’emblée, c’est l’indépendance du jeune castrat qui retient l’attention : indépendance à l’égard du souvenir de son père, vis-à-vis de ses amants et même de ses amis.

‘Ta défense était d’être sans défense. Tu manquais les cours, tu étais toujours en retard dans les exercices, tu passais bien plus de temps à te choisir des bonbons chez Startuffo qu’à étudier tes vocalises, avec cela tu ne te cachais nullement, et quand le maestro croyait de son devoir de t’adresser une réprimande, tu le regardais avec un si joli sourire ! « Mettez-moi à la porte, si je n’ai pas le bonheur de vous plaire ! »
Porp., 125.’

La liberté et la séduction sont les deux lignes fortes de Feliciano. Libre, puisqu’il ne veut ni ne doit s’attacher à rien ni à personne, restant dégagé de toute contrainte, de toute obligation. Séducteur, puisqu’il exerce une sorte de magnétisme sur tous les êtres, sans accepter toutefois de se sentir lié à celui qu’il a ainsi ravi. Toutefois, Feliciano dépend de sa faculté à séduire, car seul le regard sur lui semble capable d’animer sa grâce et même le maintenir en vie, selon l’avis de Porporino. Le regard, avec Feliciano, est totalement investi de son pouvoir magique, il est à la fois le signe de la reconnaissance et celui de la captation, la puissance de l’amour et celle de la mort.

‘Tu essayais le clavecin, la flûte, le hautbois. Doué pour tout. Le violoniste te regardait jouer de la flûte, en se disant avec chagrin que tu étais entré dans sa vie par miracle, qu’il t’avait déjà perdu. Personne ne put te garder plus d’un mois dans la même occupation avec lui. Tes ennemis affirmaient que tu manquais de caractère. Tu avais peur, selon eux, de persévérer dans une étude où les résultats pour finir ne seraient sans doute pas si brillants. On aurait pu dire avec plus de vérité peut-être, que tu fuyais tes camarades par délicatesse. Tu ne voulais pas les faire souffrir en leur accordant une préférence qui les eût trompés sur la place qu’ils tenaient dans ton coeur.
Porp., p. 124.’

Excessif, insaisissable, il l’est, telle une créature dotée d’un corps mais échappant à tout pouvoir ou à toute loi ordinaire, qu’il s’agisse de la possession amoureuse ou de l’obligation tout humaine à faire un choix. Il reste miraculeusement et mystérieusement disponible à tout. Dépassant les limites communes de l’entendement, il semble divin et tout disposé à incarner ou plutôt à représenter la musique dans son état primitif, à mi-chemin entre son origine dionysiaque et son origine orphique. Créature de l’instant, il possède également le génie de l’improvisation, cherchant son plaisir dans la pleine capacité de sa séduction, ne tarissant jamais d’imagination pour subjuguer son public, pour se distinguer, et ce, dans n’importe quelle occasion.

‘On nous habillait en angelots, pour veiller autour des cadavres d’enfants. Nous formions deux équipes de quatre, qui se relayaient chaque demi-heure. Il fallait rester à genoux près du cercueil ouvert et prier dans cette position pendant toute la nuit qui précédait la cérémonie funèbre à l’église. Des ailes en vraies plumes pendaient à nos épaules. Un bandeau pailleté brillait dans nos cheveux.
Porp., p. 99.’

Une obligation, un devoir commun à tous les jeunes castrats du Conservatoire se transforme pour Feliciano en des possibilités de montrer sa personnalité, de se faire remarquer comme un être hors du commun, grâce à des intuitions et à des improvisations dont les moyens restent mystérieux pour Porporino lui-même. Il semble partout et toujours de hisser au-dessus des contraintes et montrer à quel point il est nécessaire, indispensable et éblouissant par une beauté qu’il sait mettre en valeur, et semblant ainsi prouver qu’il n’est pas seulement désigné pour exécuter une tâche mais élu pour accomplir une action extraordinaire.

‘Feliciano, une fois, fut désigné pour cet office. Il sut, je ne sais comment, qu’à la lumière des cierges on avait l’air pâle comme la cire et lugubre. Il s’arrangea pour se colorer délicatement les lèvres et les joues d’une couche de fard rose, ni trop ni trop peu. Dieu seul pourrait dire par quel subterfuge il se l’était procuré et qui lui avait appris à se maquiller avec ce goût.
Porp., p. 99. ’

Incapable d’expliquer cette scène dont Feliciano sait merveilleusement tirer parti, Porporino invoque Dieu dans cet extrait, ce qui d’une certaine façon nous montre déjà la part mystérieuse de cet être. D’autre part, cet épisode annonce le destin du jeune castrat et fait la preuve de son essence hors du commun, de l’ordre du divin, de l’extraordinaire (il n’est désigné qu’une seule fois pour cette obligation) et du surnaturel, mais aussi des privilèges qu’il sait obtenir d’autrui et de l’inoubliable souvenir de sa grâce qu’il sait laisser en échange.

‘Il [Le duc de Stigilano] fut tellement frappé par la beauté, par la tournure et le toupet de ce garçon de douze ans, qu’il décida de le prendre sous sa protection. Les cheveux blonds de Feliciano, de chaque côté du bandeau pailleté, s’échappaient en boucles folles. Son visage resplendissait à la flamme des bougies. Le lendemain, il était installé dans une des deux chambres indépendantes, payée très cher par le duc.
Porp., pp. 99-100.’

Ce costume d’ange et les inventions qu’il a le génie de savoir y ajouter lui valent donc cette prestigieuse promotion qui le rapproche d’ailleurs de Porporino. Mais au-delà, lors de cette veillée qui ne réclamait pas ses dons de chanteur mais qui a souligné ses qualités de metteur en scène et d’acteur, c’est une qualité ou plus justement une nature qui se dégage de sa présence au monde et fait de lui un être qui retient l’attention du monde, comme celle du lecteur dans le roman.

D’ailleurs plus éloquents encore sont son adresse chez Startuffo ou ses débuts sur scène : le monde se transforme en un théâtre aux possibilités illimitées et à la mesure de son imagination et de ses désirs. Chanteur et acteur, il ne déçoit pas et sait jouer de sa nature, de son ambiguïté et de son rôle, étonnant et merveilleux comme à son habitude :

‘Je craignais que pour supplanter Pacchiarotti il n’apparût dans quelque accoutrement ridicule. La salle put à peine retenir un cri d’admiration. Il s’avançait entre les galets de porphyre, jeune, beau, habillé tout en blanc moulé sur le corps, un soleil de velours pourpre brodé au milieu de la poitrine. Ses cheveux longs tombaient en boucles naturelles sur son cou nu.
Il eut la suprême habileté de s’arrêter derrière une colonne du portique et de chanter son premier air, là, à demi caché, en sorte que les spectateurs, tout occupés à deviner les grâces qu’ils ne pouvaient pas détailler à loisir , fussent empêchés de prêter l’oreille aux faiblesses de son trille.
Porp., p. 297.’

Mise en scène du mystère et de l’ineffable, cette scène montre comment Feliciano dissimule ses faiblesses vocales par son jeu, sa capacité à surprendre, sans avoir laissé soupçonner ses intentions. Les soins apportés au détail révèle toutefois une préparation minutieuse de la part du jeune castrat qui nous amène à nuancer ce que nous avons défini comme un sens de l’improvisation, car c’est « habillé tout en blanc moulé sur le corps » et « à demi caché » qu’il débute sur scène dans le rôle d’Ulysse. Tel un dieu ou un héros d’opéra, il exploite toutes les mesures du personnage « aux mille ruses », sachant aussi sans aucun complexe tirer profit de sa nature d’androgyne qui s’accorde ici à merveille avec le rôle qui lui est confié : homme et femme, homme déguisé en femme, ni homme ni femme mais simplement ange, refusant de renoncer à une double nature.

Le refus de Feliciano est aussi celui de la dépendance. Libre, il ne se laisse pas retenir, dût-il faire souffrir don Manuel ou Porporino. Dans cette faculté, ne peut-on pas voir une incarnation de la musique : un être que l’on retrouve dans un spectacle perpétuel sans pouvoir jamais le garder en entier avec soi, dont on se souvient comme d’un plaisir ou d’une sensation heureuse et ineffable (le baiser), une créature qui reste insaisissable et ne prend sa totale dimension que lorsqu’elle joue, est jouée ou se joue, devenant ainsi insaisissable et merveilleuse ? Incarnation aussi de la volupté procurée par la statuaire baroque qui, comme la musique, ne se révèle que dans l’instant, attendant le miracle de la lumière (lumière des cierges ou de la scène pour Feliciano) pour montrer ses facettes les unes après les autres...

La mort étrange et fantastique de Feliciano, quoique différente de celle de Franz, semble aussi fournir de nouveaux points de comparaison et de nouveaux éléments de réflexion. Ici encore, Porporino, témoin de la scène, nous en donne le récit :

‘Alors, d’un seul mouvement, ils [les domestiques] se retournèrent vers Feliciano. De tous les côtés à la fois les lames s’abattirent sur le malheureux. Ils se renvoyaient son corps qui rebondissait de pointe en pointe sans tomber. Il mourut sans une plainte, sans un cri. Dieu me pardonne, mais il eut le temps de regarder don Manuel qui s’était réfugié dans un coin. Lorsque les valets s’écartèrent, il s’écroula sur le tapis, les bras en croix, un sourire aux lèvres.
Porp., p. 386.’

Feliciano pouvait-il espérer une si belle mort, aussi parfaite ? Dans cette scène encore, sa personnalité dépasse le commun, tel un héros d’opéra, un saint ou un tragédien, il semble jouer sa mort, l’interpréter avec une déconcertante et merveilleuse perfection, ne se départissant pas de son « sourire », c’est-à-dire de sa grâce, de son charme et mourant « sans une plainte, sans un cri », comme si la mort ne représentait aucune frayeur pour lui, sans douleur ni souffrance : semblant montrer définitivement sa nature angélique. Au reste, ce personnage qui tombe « les bras en croix » évoque à la fois l’image du martyre réservé aux élus et le consentement du saint devant le châtiment infligé. Feliciano rejoint ainsi le martyrologe fernandezien, précédé par John 125 qui rêve d’une telle mort et suivi par Pier Paolo 126 qui racontera cette mort-là, ce moment de reddition, où se livrant aux mains du bourreau, la victime connaît l’extase. Or, le sacrifice de Feliciano évoque aussi saint Sébastien : comment ne pas rapprocher le corps du soldat romain transpercé de flèches avec celui du jeune castrat poignardé de toutes parts ?

Pour son sacrifice, don Raimondo avait besoin d’un castrat, mais il s’est bien gardé de choisir Porporino, et a préféré demander à don Manuele « de lui prêter Feliciano ». Plus qu’un prêt, il s’agit d’un don. Et la fin du chapitre ne déçoit pas le lecteur auquel on avait promis une « cérémonie nocturne » : lyrique et grave, oscillant entre une ironie libératrice et un trouble ému, elle parachève le portrait de Feliciano, celui d’un être qui plane hors de portée humaine.

‘Les flambeaux abandonnés par terre achevaient de se consumer. [...] Les petites flammes, une à une, se couchaient pour rendre l’âme. Tel fut le seul hommage rendu à Feliciano. Je joignis les mains. Il ne restait plus de sa forme terrestre que de vagues débris éparpillés dans le sang, comme si ç’avait été un boeuf offert un jour de cocagne par la libéralité du Roi pour l’amusement de ses sujets.
Porp., p. 387.’

Sacrifié et célébré, Feliciano meurt comme il a vécu, sans unité, ne laissant derrière lui que de vagues « débris éparpillés », rappelant par cette dernière image de son corps son comportement avec autrui, conservant entier son secret, respecté et même idolâtré par don Raimondo qui place son coeur à part, hors de portée des hommes ordinaires, dans la sphère inaccessible du souterrain. Un coeur intouchable, donc, tout comme les sentiments de Feliciano restaient impénétrables...

Auprès de ce personnage gourmand et inventeur de tous les plaisirs, vivant dans un bonheur charnel sa double nature de castrat, en profitant pour en jouer vraiment sur scène, pour étendre le jeu et le plaisir à une pratique esthétique, auprès de ce personnage qui sert la musique en hédoniste et la pratique comme un dilettante, refusant ou ignorant l’effort et la contrainte, revendiquant le plaisir, le génie et le talent qu’il semble avoir hérités d’un dieu, en contrepoint parfait apparaît l’image de Franz. Personnage principal de L’Amour, guide et initiateur dans une certaine mesure de Friedrich, son portrait, comme la musique, semble se dérober aux mots. Son passé, tout d’abord, est marqué par le mystère : Franz semble se déplacer dans un monde sans mémoire. Mais cette amnésie n’est pas celle qui permet à Feliciano d’enchaîner les aventures amoureuses sans se sentir dans l’obligation d’appartenir à quelqu’un, cette amnésie paraît plus absolue encore :

‘Des siennes [origines], il [Franz] prétendait n’avoir rien à dire : à croire qu’il n’était pas né d’un père et d’une mère, mais de l’accouplement des vents en plein ciel. Pour Friedrich, marqué de façon si profonde par son éducation derrière la façade au pignon en cloche de la Mengstrasse, la liberté de son ami était un sujet perpétuel d’émerveillement. [...]
Seul Franz échappait à toutes les déterminations, comme s’il n’était pas venu au monde dans un lieu particulier, n’avait pas suivi chaque jour un certain chemin jusqu’à l’école, n’était pas rentré tous les soirs prendre sa place autour de la table familiale et avait atteint la fin de l’adolescence sans porter le poids des années écoulées.
Am., p. 122.’

Ce personnage sans histoire, sans passé, sans mémoire de son passé, retient l’attention des gens qu’il rencontre comme s’il possédait une sorte de magnétisme, une aura, un charme indéfinissable susceptible d’attirer tous les regards, mais, loin d’exploiter ce pouvoir de séduction à la façon de Feliciano, Franz ne semble pas conscient de cette faculté et ne cherche pas à en jouer : comme indifférent à sa propre personne, il évolue dans une intrigante béatitude.

‘Il (Friedrich) retrouva les grands yeux clairs, le nez droit, les lèvres minces et bien dessinées, les cheveux divisés par une raie, les mèches retombant droit de chaque côté des tempes, l’air grave et réservé. Un visage sans beauté particulière peut-être, mais imprégné de cette lumière intérieure qui attire les regards dans la rue et faisait se retourner les femmes, bien qu’il n’y eût aucune place dans son coeur pour la coquetterie ou la vanité.
Am., p. 88.’

Le charme mystérieux de Franz réside dans « cette lumière intérieure », expression bien vague pour désigner quelque qualité indicible et la nature simplement angélique de cet être. Toutefois, si, comme Feliciano, Franz s’avance dans le monde avec un sourire qui séduit et lui épargne de fournir la moindre explication à ses comportements, il ne joue pas, quant à lui, de son corps ni de sa beauté. Loin d’être attiré par les bijoux ou par le luxe, il semble plutôt ascétique, ne manifestant ni désirs ni gourmandise, presque étranger aux plaisirs humains, comme le montre la scène chez Demel127. À mesure que l’on avance dans le roman, Franz semble s’éloigner du monde terrestre, devenir de plus en plus indifférent aux considérations ordinaires et aux préoccupations communes, la musique tissant autour de lui une atmosphère privilégiée et le dispensant de vivre pour une autre fin que celle de l’orgue ou celle d’une harmonie invisible qui passe par les règles musicales tout en les dépassant.

‘De ces explications arides, Franz s’éleva à des considérations poétiques sur les lois de l’harmonie et sur la structure musicale de l’univers. La division par douze du système du système duodécimal correspond, nous dit-il, aux douze demi-tons de la gamme, non moins qu’aux douze heures du jour et de la nuit, aux douze apparitions de la lune, aux douze réincarnations de Bouddha et aux douze apôtres du Christ.
Am., p. 287.’

Mêlant ici les domaines artistiques, religieux et temporels dans une sorte de cosmogonie merveilleuse, la parole de Franz semble irréprochable, hors d’atteinte et de toute controverse, inattaquable dans sa parfaite beauté. Ainsi, une page plus loin, l’exemple est justifié par cette phrase aussi inquiétante que fabuleuse : « Comme ceux que possède la vérité, il allait droit son chemin, sans se soucier d’être compris. » (p. 286). À l’égal d’un fou ou d’un saint, car il y a bien un processus de sanctification chez Franz : dans son renoncement progressif aux affaires du monde, sa vocation mystique pour un dialogue avec l’absolu, et enfin dans son identification avec saint François. Comme un ange qui passe au-dessus du monde, Franz n’a cure des questions rationnelles, il poursuit sa voie et ne maintient un dialogue avec Friedrich que par amitié et amour dans une certaine mesure, n’ayant pour seul souci que celui de terminer cette quête spirituelle dont la musique est une des étapes. Sa discipline artistique, loin de n’être qu’une source de plaisir, le plonge dans une abstraction rigoureuse dont il respecte les lois sans avoir l’air de les vivre comme des contraintes. Cette ascèse lui permet d’accéder à d’autres mondes inaccessibles aux autres humains. Visant la perfection, il s’exclut du monde sans en ressentir ni tristesse ni souffrance, et ne se souvient qu’il possède un corps que pour s’en servir comme d’un élément de médiation et pour tenter une mythique réunion avec la nature, comme l’annonçait déjà « le pacte dans le jardin » dont il garde d’ailleurs un souvenir très précis, et comme le montrera plus tard son plongeon dans le lac de Nemi.

Franz, sans être un paria, se sent élu et différent. La béatitude et l’extase, vocabulaire du mysticisme et de la sainteté, sont ses deux caractéristiques :  il n’a pas besoin de s’expliquer et l’on ne peut pas davantage chercher à l’expliquer ; aussi l’auteur lui prête-t-il un langage poétique, allusif et imagé, qui seul peut traduire ou simplement montrer ce qu’est l’existence de cet être extraordinaire. Enfin, peut-être est-il encore nécessaire de rappeler les ultimes mots de Franz, prononcés, non pas pour justifier son acte, mais pour livrer un dernier message à Friedrich, après ce geste suicidaire, seule tentation à laquelle il cède :

‘Je voulais me baigner dans le lac... L’envie est devenue brusquement irrésistible... Je devais accourir... Tout de suite, tu comprends ? Descendre à travers le bois de châtaigniers. Oh ! Friedrich ! Comme je me sens heureux soudain ! Nous voilà liés à nouveau comme dans le jardin de la maison de ton père... Sans mensonge ni fausseté... Pour la vie et pour la mort... Car maintenant tu sais. Mes yeux se ferment tous seuls... Je crois que je m’endors... En paix, car maintenant tout est clair entre nous... Tu sais pourquoi j’ai voulu venir à Nemi et pourquoi je me suis jeté dans le lac... L’envie, l’irrésistible envie... Ce n’est pas une méduse ni une Gorgone qui est au fond... C’est... je ne le dis qu’à toi... C’est un ange, Friedrich... Un ange !
Am., p. 399. ’

Preuve d’amour et mise en garde, ces ultimes paroles de Franz auraient pu nous fournir un bel exemple pour illustrer la qualité musicale de l’écriture de Dominique Fernandez. Ici, un rythme plutôt lent, fait de groupes de mots de longueur égale, interrompus par des points de suspension qui, au-delà du signe de ponctuation, deviennent des pauses de respiration et des signes qui augmentent l’intensité dramatique de la scène. Ce sommeil heureux, cet apaisement obtenu par la révélation d’un double secret (« un ange »), ce départ progressif de la vie évoquent le finale d’un opéra où le héros perd peu à peu sa voix, forçant jusque dans les derniers instants le public à l’écouter, à tendre son attention vers lui pour ne rien manquer des ultimes mots.

« L’ange » qu’a vu Franz est donc celui qui donne la mort, celui qui détient les secrets de la vie et réunit les trois éléments, mais il est aussi la révélation du personnage lui-même, une image de sa propre nature qui lui permet de dire : « maintenant tout est clair entre nous », et contraint Friedrich à admettre ce qu’il n’avait pas pu ou pas voulu comprendre jusque-là : « Un séraphin du ciel, trop doux pour être humain. » (p. 404). Cette épitaphe, si elle « résume le mieux [le] caractère » de Franz, montre aussi combien son ami a échappé à Friedrich, ne saisissant ou plutôt n’acceptant de ne pouvoir saisir qu’au terme de son voyage, au moment de l’irrémédiable séparation, sa personnalité. Un peu plus loin, dans la lettre à Élisa, Friedrich montre encore à quel point la pratique de la musique était intrinsèquement liée à Franz, faisait partie de sa nature, était même une évocation de son esprit, présent et absent tout à la fois comme elle :

‘Il s’était dépouillé de presque tout ce qui est terrestre, vouant si totalement son esprit à la musique que dans les derniers temps de sa vie nous devions, ses camarades et moi, étouffer le bruit de nos pas dans les couloirs de Sant’Isidoro et renoncer à agiter la cloche suspendue à l’entrée de l’église. Toute impression sensible venue du dehors n’était plus pour lui qu’une dissonance interrompant les pures harmonies qui emplissaient son oreille intérieure. Je crois que s’il n’a pas terminé la restauration de son orgue avant de nous quitter, c’est volontairement, pour ne pas être distrait par un son matériel ni retarder pour un plaisir subalterne l’essor de son âme vers le monde de la clarté. Plus qu’aucun de nous, il se souvenait du royaume dont elle avait été dépossédée en devenant captive d’une enveloppe mortelle.
Am., pp. 404-5.’

Le dépouillement évoque tout à la fois l’expérience de cet ange et celle d’un saint : or, Franz est bien souvent comparé et même identifié à saint François, lequel offre une image du dépouillement. La parenté même du mystique, de l’ange et du héros de L’Amour est soulignée par le narrateur lors de la scène du baptême italien, où le nom italianisé provoque une révélation de la sainteté et de l’angélisme du héros, de son étrangeté foncière au monde ordinaire des humains :

‘[...] il fut clair à tous que, augmenté des deux syllabes qui l’identifiaient au mystique d’Assise, il avait achevé sa métamorphose. À quelle distance de la terre planait-il maintenant ? Il regardait dans le vague et souriait sans les voir, trébucha, étendit les mains à tâtons devant lui comme si, ne se reconnaissant plus au milieu de ses camarades, il revenait à eux d’un séjour dans un autre monde.
Am., p. 326.’

Ange, mais en opposition totale au modèle offert par Feliciano, qui représente l’ange déchu, se livrant à tous les plaisirs, Franz, « né pour se brûler » (p. 408), semble encore se dérober à notre tentative de représentation ou de définition. Car, de quel modèle le rapprocher ? Rappelle-t-il un des nombreux séraphins, putti ou adolescents ailés que Dominique Fernandez nous montre et nous décrit dans ses récits de voyage ? Peut-être, au fond, le romancier a-t-il voulu créer un nouveau modèle, celui d’un ange qui, non seulement musicien, est la musique, un ange dont on peut décrire les sentiments et les émotions qu’il suggère, mais qui jamais ne se laisse saisir...

Notes
125.

Lettre à Dora.

126.

Dans la main de l’ange.

127.

L’Amour, pp. 163-5.