La pathétique recherche de Titus Athanazy dans Les Enfants de Gogol pour retrouver l’essence dionysiaque de la musique, c’est-à-dire une composition et un art naturels, improvisés, nés du déchaînement des forces de vie, liés à une spontanéité festive et mythique, est vaine. Mais le malheur de Titus n’est-il pas justement de se souvenir du dieu fondateur de sa discipline et d’en vivre l’insatisfaction et l’échec dans son incapacité humaine à pouvoir l’égaler ? Toutefois, les excès des musiciens prennent aussi d’autres formes, et s’ils semblent toujours liés à des questions intimes, à des obsessions personnelles, si l’image d’un dieu y est présente, il semble nécessaire de préciser le sens que leur donne Dominique Fernandez.
Ainsi, reprenons l’exemple de la fascinante figure de Beethoven qui a donné lieu à trois textes importants (dont un dans l’oeuvre romanesque) mais dont l’oeuvre musicale a reçu elle aussi son commentaire. La surdité de Beethoven retient en effet l’attention de Friedrich dans L’Amour, qui, au-delà d’un simple handicap, y voit une manifestation physiologique d’un trouble plus profond, irrémédiablement lié à la création du musicien :
‘La surdité était le seul moyen de nier que la musique eût une autre vie que dans le cerveau qui la concevait ; le seul moyen de s’égaler à Dieu dans son pouvoir de créer ex nihilo. La splendeur pure, immatérielle de la musique, qui étincelle en elle-même, sans compromission avec les instruments, seul pouvait y accéder un esprit fermé au monde extérieur des sons.Bien plus qu’une surdité, c’est une forme d’autisme que décrit ici Friedrich dans son analyse, et Dominique Fernandez permet à son personnage d’adopter une analyse psychologique facilitée par la situation même de la rencontre (au moment où la surdité du compositeur s’aggrave) et de pouvoir interpréter avec lucidité ces manifestations psychosomatiques. C’est également un goût particulier pour la déduction et l’interprétation qui se révèle ici : Friedrich comme son créateur (ce dernier, d’une façon moins systématique aujourd’hui) relie les faits les uns aux autres selon les lois de la logique qui lui permettent de tirer des conclusions rigoureuses sur les oeuvres d’art :
‘En se faisant sourd, il rayait d’un seul coup toute la musique précédente, il devenait, non pas le successeur de Mozart et de Haydn, mais le créateur en soi. Son importance cessait d’être relative, il niait qu’on n’eût jamais composé avant lui, il échappait à l’histoire de la musique pour occuper à lui seul, sans concurrent ni rival, l’essence de la musique. Comme le Dieu de la Genèse avait créé le monde à partir du zéro d’existence, il tirait son immense production du néant. Dans le vide des sons, dans le désert d’un espace sans durée, il engendrait une musique dont il était la cause unique et totale. Chacune des notes tombées de sa main était l’acte autonome et parfait d’une invention absolue.Si la présence du narrateur maintient une part d’ambiguïté et de doute dans ces considérations, qualifiant même la fin de la réflexion de Friedrich d’« intransigeante » et de « systématique », le portrait du compositeur n’en est pas moins celui d’un homme qui ne rêve pas la musique comme un art divin mais se rêve lui-même comme un dieu et se voit comme le centre de l’univers. Au-delà de son refus de rien devoir aux compositeurs qui l’ont précédé, c’est le refus de la comparaison et du lien qui est mis en valeur, Beethoven est décrit comme un homme qui élève sa propension à la solitude jusque dans son art et fait de son isolement volontaire une règle. Mais cet idéalisme est dangereux, et c’est là l’enseignement que tire le jeune personnage de sa rencontre. Non seulement cette conduite entraîne le malheur et la déchéance, mais elle reste elle-même insatisfaisante car imparfaite : malgré cet autisme volontaire, le compositeur ne peut pas ignorer le monde, nier un certain degré de dépendance, ni se passer de la présence d’autrui. Ce portrait est donc celui d’une double douleur, puisque l’idéal reste inaccessible.
Cependant, si cette idée semble convaincante, le reste de la « conception » de Friedrich paraît bien excessif, résultat, en fait, de sa volonté de régler rapidement certains problèmes qui le concernent aussi. Démontrant à partir de l’exemple de Friedrich la subjectivité et les limites de toute analyse psychologique, le romancier souligne le choix opéré par son héros : choix de certaines oeuvres seulement, qui apportent autant de confirmations à sa théorie, et refus délibéré de tenir compte d’autres oeuvres qui pourraient nuancer ses conclusions. Une seule exception est prise en compte : La Pastorale, mais le commentaire qui en est donné n’a valeur que de contre-exemple pour confirmer une règle, moyen d’éluder une question centrale, de repousser un véritable motif d’angoisse. Friedrich évite de cette façon de considérer un aspect autrement inquiétant de la vie du créateur : la qualité cyclothymique et ambivalente de sa conduite, son inconstance et son errance entre joie et désespoir, entre le besoin de se sentir le seul homme au monde et le désir de la possession jalouse d’autrui.
Mais n’oublions pas que nous sommes ici dans un roman et que les erreurs du jeune personnage, ses propres excès ont une fonction dans son projet initiatique, et qu’à ce titre ils mettent à jour sa personnalité. On pourrait d’ailleurs se demander si le trajet parcouru par Friedrich n’est pas un moyen pour Dominique Fernandez de juger ses propres excès passés, d’avoir ainsi, en faisant évoluer son héros sur un terrain qu’il a lui-même déjà emprunté, une certaine ironie face à ses propres productions (articles et essais) : un moyen astucieux de mise en perspective dans le roman des débats sur l’analyse esthétique à partir de la biographie et de dépasser ce qui a été écrit sans le renier.
Au reste, l’article, l’essai ou le récit de voyage sont des sources essentielles pour comprendre la nature excessive des compositeurs ou musiciens et la limite à laquelle ils sont confrontés. Ainsi, deux figures centrales se dégagent par l’attachement que leur manifeste l’auteur et le nombre important de textes qu’il leur a consacrés : Rossini et Bellini.
Réunis dans le premier chapitre de La Rose des Tudors, Bellini et Rossini font par ailleurs l’objet de très nombreux articles. Au-delà d’une passion pour l’opéra italien, ce sont une sensibilité et un intérêt motivés par des raisons précises qui se révèlent dans ces choix. L’énigme, servant comme souvent d’introduction ou d’aiguillon, annonce par avance le sujet véritable du questionnement : « Il [Rossini] était l’auteur d’une quarantaine d’opéras, qui faisaient de lui le premier compositeur de son temps. Pourquoi cette retraite aussi subite qu’inexplicable ? Le mystère est demeuré entier. » (Tudors, p. 7). Dès lors, l’essayiste s’attache à comprendre la raison du silence de cet homme « gagné pour la cuisine, mais perdu pour l’art ». Ici, il ne s’agit plus d’un excès comme dans le cas de Beethoven, mais d’une infranchissable limite de la musique :
‘La raison d’une telle volte-face n’est pourtant pas si difficile à comprendre, si on songe que pendant vingt ans de sa carrière musicale, de 1810 à 1829, Rossini fut le témoin impuissant de la plus grande involution de l’histoire de l’art vocal : le passage presque sans transition d’une époque où les castrats chantaient les premiers rôles sur toutes les scènes lyriques du monde, à une époque où ils disparurent complètement [...].L’interprétation de cet abandon de la musique est donc liée à ce drame sans précédent, à ce bouleversement artistique : le cas personnel de Rossini, se heurtant à une limite imposée par « le respect de la liberté et la dignité individuelles » et les « nouveaux dogmes capitalistes », met donc en lumière une limitation de la création artistique imposée par des décisions politiques et philosophiques : cette « involution » constitue une frontière insurmontable pour le compositeur, qui recherche d’autres formes de plaisirs et exploite désormais ses talents créatifs au fond de sa cuisine. Dans les deux pages suivantes, nous découvrons un rapide mais important rappel biographique du compositeur : le choix de l’instant critique est capital pour la démonstration de l’écrivain, toute l’analyse est fondée sur l’obstacle (« après 1820, il était devenu presque impossible d’employer les sopranistes »), laquelle révèle non seulement la personnalité du compositeur mais aussi l’enjeu de toute création artistique.
‘Il n’a pas livré ses réflexions sur ce sujet, mais, qu’il se soit efforcé pendant un certain temps, avant de choisir le silence, de remplacer les castrats disparus par un succédané de castrats, on peut le déduire de la place considérable qu’il fit dans ses opéras à un nouveau type de voix féminines. Avant lui, toutes les voix de prima donna étaient des voix aiguës, des voix de sopranos. Rossini n’inventa pas la voix de contralto, mais il inventa la prima donna à voix grave.C’est une fois encore de la qualité androgynique exaltée par l’art vocal qu’il est question et, au-delà, Dominique Fernandez en profite pour dresser un constat plus sévère. La disparition des castrats n’entraîne pas seulement l’extinction d’un mythe mais aussi le silence d’un compositeur, tout compromis se révèle inefficace car insatisfaisant pour Rossini. En effet, le « succédané de castrats » n’est qu’un arrangement avec les circonstances qui ne répond pas aux exigences du compositeur ni à celles de l’essayiste.
‘Hélas ! la substitution des hommes-femmes par des femmes-hommes ne fut pas assez radicale pour sauver l’art du chant. Les contraltos féminins restaient malgré tout des voix féminines, alors que les castrats mâles ne portaient la marque d’aucun sexe. Et voilà pourquoi, en 1833, nous trouvons Rossini converti par désespoir à l’art de farcir des macaronis avec une seringue de son invention.Ni les contraltos féminins ni les hautes-contre ne sont capables de fournir une solution de remplacement : nous trouvons donc dans La Rose des Tudors l’expression de cette frustration indignée face à ce plaisir supprimé par des idéaux humanistes et de progrès. La nature de la musique est désormais bornée, subordonnée comme les chanteurs aux lois biologiques les plus strictes : on ne peut plus rêver au sexe des anges ou à celui des castrats, le monde musical à partir de cette révolution est inscrit dans le déterminisme des sexes, l’ambiguïté ne peut plus passer par le chanteur, une nouvelle ère commence, laquelle selon Dominique Fernandez ne peut convenir à Rossini. Cependant, il faut remarquer que cette interprétation, aussi convaincante qu’elle soit, ne s’appuie sur aucun document du musicien, et que cette unique cause, aussi déterminante qu’elle ait pu être, ne se fonde sur aucun autre indice. L’auteur présente donc ses hypothèses sur la raison de la fin de Rossini compositeur comme des certitudes, le ton est affirmatif et même intransigeant (phrases exclamatives, pronom impersonnel ou de modestie : un style qui assène une vérité), il semble qu’au-delà du cas de Rossini une question personnelle soit le véritable enjeu de cette réflexion. Dominique Fernandez expose sa théorie de l’histoire de la musique à partir de l’exemple de Rossini, présentation qu’il poursuit d’ailleurs dans Le voyageur enchanté en faisant parler le compositeur.
‘Rossini. — Comment ? Vous ne le reconnaissez pas ? Farinelli, le grand Farinelli, le sublime Farinelli ! Le plus grand castrat, et qui fut presque le dernier ! Il n’y a pas de jour que je ne vienne vénérer son image, et maudire la Révolution française qui a tué l’art du chant en interdisant de châtrer les enfants, même ceux doués d’une voix prometteuse. On ne sait plus chanter en Italie, on ne saura jamais plus chanter ! Malheur à moi ! Je suis né trop tard ! La musique est finie, finie...D’une façon éclatante, inattaquable puisque usant des ressources de la fiction, apparaît Rossini pleurant la perte des castrats et, par sa voix, obligeant ses interlocuteurs et le lecteur à admettre que l’art du chant est privé d’autres grands opéras du compositeur, qui, au lieu de se consacrer aux plaisirs du palais, aurait pu, sinon, servir les plaisirs de l’art vocal. On peut bien aimer la musique baroque, apprécier les voluptés des oeuvres lyriques de Rossini, on ne saura jamais plus à quel point cette beauté était forte et grande : le sens de cette musique a disparu avec les castrats, et plus encore une tradition, une société et une école artistique. L’abandon de Rossini est donc une réaction d’honnête homme (continuer à créer serait se mentir à soi-même) mais aussi le refus de s’adapter à de nouvelles règles. L’attachement à une esthétique révolue coïncide avec un passéisme forcené, la préférence donnée à la nostalgie, sorte de suicide symbolique du créateur (« Malheur à moi ! »). Faut-il ici saluer la fidélité aux principes premiers et à l’émotion originelle ou critiquer au contraire cet abandon définitif ? Il serait bien périlleux de trancher, car l’autre exemple de créateur sacrifié (Bellini) par sa passion pour les voix de dessus nous donne une illustration inverse mais éloquente, elle aussi, de l’épreuve de la limite.
Un chapitre entier est consacré au compositeur dans Le Radeau de la Gorgone, en raison de sa « sicilitude » mais aussi parce qu’il est l’« auteur d’opéras préféré » de Dominique Fernandez. Les nombreuses tentatives qu’il a faites afin de « remplacer les castrats » montrent à quel point ceux-ci semblaient indispensables à l’art lyrique :
‘En 1833, l’autre génie lyrique, Vincenzo Bellini, n’a plus que deux ans à vivre. Venu de sa lointaine Sicile, lui aussi a cherché comment remplacer les castrats. Le rôle de Roméo, dans son opéra I Capuletti e Montecchi, il l’a écrit pour Giuditta Grisi, un mezzo-soprano féminin. Il tenta une autre voie également : faire chanter les ténors dans un registre très aigu, en faisant appel à leur voix de tête.Toutefois, c’est une autre direction qui se dessine à partir de l’exemple du compositeur sicilien, l’homosexualité de celui-ci semblant justifier, non seulement sa mort mystérieuse, mais ses goûts musicaux selon la ligne déjà dessinée ici, du mythe de l’androgynie au « refus de la virilité canonique ». Dans Le Radeau de la Gorgone, soit douze ans après la parution de ce petit essai, l’auteur fait de cette interrogation un sujet un peu plus marginal puisqu’une seule phrase entre parenthèses en évoque le problème 130, mais son avis ne semble pas avoir changé. Au-delà des « moeurs du compositeur », c’est en fait une autre limite de la musique, et plus particulièrement de l’opéra, qui apparaît dans le portrait de Bellini. Dominique Fernandez attache en effet beaucoup d’importance à l’étude de la répartition des voix, et l’on peut lire déjà dans La Rose des Tudors : « Roméo et Juliette chantés par deux femmes, on devine ce qui se cache sous une telle transposition. » (p. 11). Cette phrase sous-entend en fait que Bellini dans sa recherche artistique a tenté de donner un reflet à ses propres préoccupations sentimentales ; une fois encore le fait est discutable, faute de sources précises et de documents, et l’auteur fonde son jugement sur sa conviction et sur ses intuitions, mais cette réflexion nous semble assez importante pour mériter d’être soulignée puisqu’elle annonce la longue argumentation plus affirmative, plus intransigeante cette fois, que l’on trouve dans Le Rapt de Ganymède.
Il semble que cette limite (imposée par la morale et la société) de la musique causée par la perte des castrats ait engendré d’autres bornes qui ont elles aussi pour conséquence de réduire les possibilités musicales. Le sujet est périlleux, puisque la musique instrumentale semble destinée à échapper à toute détermination (morale, physique, sexuelle ou politique), mais Dominique Fernandez ne renonce pas à affronter le problème et souligne même cette difficulté en ouverture de chapitre :
‘C’est une opinion largement répandue que la musique n’a rien à voir avec le sexe. [...] on estime que celui qui tisse avec la substance immatérielle des sons un réseau impalpable de pures harmonies se trouve affranchi des lois qui gouvernent le commun des mortels. Une pieuse hagiographie gomme les détails jugés triviaux de l’existence des grands musiciens.Outre cette limite que la musique et ses admirateurs imposent aux compositeurs, c’est-à-dire une vie idéale et détachée de toute autre sensibilité aux plaisirs qu’à ceux des harmonies, Dominique Fernandez, un chapitre plus loin, à propos de l’opéra, et cela après avoir rétabli le visage pleinement humain de Beethoven, de Tchaïkovski ou encore de Schubert, dégage une autre difficulté, celle qui est liée à la capacité de représenter l’homosexualité : faisant un long voyage à travers le temps, il mène une enquête patiente et minutieuse de Mozart à Britten.
Il ne s’agit plus des compositeurs eux-mêmes ou de la disparition des castrats, mais de la liberté de choisir un sujet d’opéra. Une question délicate se pose donc après avoir montré que les compositeurs, comme tous les autres artistes, étaient concernés par l’homosexualité, après avoir souligné l’interdépendance de leur vie et de leurs oeuvres : comment ont-ils pu mettre en scène et donc exprimer leurs désirs, leurs fantasmes ? Force nous est de constater que toutes les réponses de l’auteur ne nous semblent pas également satisfaisantes. Mais cette réflexion est déterminante, par sa hardiesse, dans le projet d’écriture de Dominique Fernandez. Un constat tout d’abord ouvre le chapitre consacré aux sujets des livrets d’opéra :
Qu’il n’y ait aucun opéra à sujet ouvertement homosexuel est une surprise pour quiconque fréquente les salles d’opéra et remarque dans le public une proportion élevée de gays.
Gan., p. 197.
S’interrogeant ensuite sur les raisons de cette réalité, Dominique Fernandez nous présente plusieurs raisons, dont deux sont propres à la nature des goûts du public gay qu’il vient d’évoquer :
‘[...] la femme d’autant plus fascinante pour eux qu’elle chante de l’autre côté de la rampe est un de leurs mythes, par lequel ils compensent la nostalgie de la femme réelle hors de leur portée. [...]Le problème soulevé ici paraît plus complexe que ne le laisse paraître l’auteur, car comment comprendre que l’amour hétérosexuel supporte mieux la caricature que l’amour homosexuel, comment comprendre aussi que le fervent défenseur de la culture et de l’identité homosexuelles131 puisse admettre aussi facilement une simple justification liée au public : « L’autre partie du public, en tout cas, supporterait mal d’entendre exalter une passion homosexuelle. » (p. 197) ? Nous nous trouvons ici devant une suite de paradoxes issus peut-être de la volonté de répondre à une question qui touche l’un des domaines les plus chers à Dominique Fernandez : l’opéra. Ces réponses semblent contradictoires, paradoxales, par exemple quand celui qui se bat pour la reconnaissance et l’égalité des droits des homosexuels n’imagine pas qu’un compositeur puisse un jour représenter sans dissimulation aucune l’amour homosexuel ; mais, devant cette crainte de la caricature, il faut peut-être envisager un autre versant du problème. La représentation de l’homosexuel (au théâtre surtout) a longtemps subi le masque obligatoire de personnages efféminés et ridicules, traités uniquement sur le mode de la dérision, et ce pourrait être là une autre raison du refus ou de la crainte de voir cette image sur les scènes d’opéra.
Mais si les motifs d’esthétique générale nous semblent fragiles, il n’en est pas de même pour les arguments musicaux, qui sont au contraire bien plus convaincants :
‘[...] à l’opéra, pour une raison d’équilibre musical, il faut toujours deux protagonistes, dont les voix s’opposent et se mêlent. [...] Les deux protagonistes doivent être de sexe opposé, afin que leurs voix soient complémentaires : ténor et soprano le plus souvent, quelquefois baryton et mezzo. Cette loi est absolue dans l’opéra occidental, dont la trame est le plus souvent une histoire d’amour entre le ténor et la soprano.Cette limite proprement musicale à l’exploitation du thème de l’amour homosexuel semble donc la plus réelle et la plus définitive, puisque, comme le conclut un peu plus loin l’auteur :
‘Prendre pour héros deux hommes, par exemple un ténor et une basse, aurait le double résultat de contrevenir à la loi musicale de la complémentarité entre timbre clair et timbre grave, et de choquer la majorité des spectateurs.Toutefois, ici encore, deux points suscitent l’étonnement, les hautes-contre semblent oubliés une fois de plus dans ce bilan : ne seraient-ils pas les plus à même de lever cette règle ? D’autre part, la suite du chapitre a précisément pour objet de montrer dans quelle mesure l’amour entre deux hommes ou entre deux femmes peut être représenté à l’opéra. Est-ce là une nouvelle contradiction, ou plus justement une ambiguïté déjà contenue dans la musique elle-même ?
En fait, selon Dominique Fernandez, c’est au prix de différents stratagèmes que l’opéra parvient malgré tout à mettre en scène des liaisons amoureuses entre partenaires de même sexe. La violence, l’affrontement, les rencontres de jeunes adolescents, bref, les duels au lieu des duos en sont les principaux moyens. Mais là, c’est une autre interrogation qui se pose aux yeux du lecteur : l’opéra, défini par Dominique Fernandez comme un genre ne supportant pas la subtilité, n’use-t-il pas précisément de procédés plus littéraires que musicaux en comptant sur la culture du spectateur et sur sa faculté d’interpréter finement une situation simple et des personnages faits d’une pièce qui peuvent cacher une autre intrigue ? Les exemples choisis semblent confirmer cette tendance au non respect de la règle de la simplicité du livret ou de la psychologie sommaire du personnage de l’art lyrique. Reprenons donc, à travers trois exemples qui nous semblent les plus représentatifs de cette réflexion, les termes de ce délicat problème. Apollon et Hyacinthe, d’abord, opéra de jeunesse de Mozart, qui montre à quel point, malgré des impératifs moraux et des contraintes quant au nombre et à la qualité des personnages, la musique et le génie d’un enfant de onze ans peuvent parvenir à exprimer, en détournant les règles et les limites du genre, une préoccupation sentimentale. Dominique Fernandez conclut d’ailleurs très clairement son interprétation :
‘Les amours d’Apollon et de Melia, l’amour de Zéphir pour Melia, la déploration de Melia sur la mort d’Hyacinthe se trouvaient ainsi reconduits à un échange de désirs homosexuels auquel la musique du jeune compositeur apposait le sceau troublant d’une tendresse élégiaque et diffuse.C’est donc une fois encore la distribution des voix qui mène l’auteur à cette conclusion, fort de la lecture du livret, de la connaissance du mythe grec et des conditions de composition de l’oeuvre. Mais tous les opéras n’utilisent pas les mêmes astuces pour parvenir à ce résultat : ainsi l’exemple du compositeur polonais Szymanowski 132, grâce à son Roi Roger nous, ouvre une nouvelle voie de réflexion.
‘L’opéra raconte la conversion, difficile et réticente de Roger au culte de Dionysos, sous l’influence d’un jeune berger venu d’Orient. Le roi n’accepte pas sans remords de se rendre à la religion du plaisir, et toute l’oeuvre évoque le combat qui déchire le coeur du monarque.Après ce rappel de l’intrigue, nous pouvons lire :
‘Le jeune pâtre métamorphosé cette fois en Dionysos, l’invite à le suivre au royaume des délices éternelles et s’éloigne en chantant. Roger resté seul, se tourne vers l’aurore et adresse à la lumière un hymne bouleversant, première étape de la vraie vie. Oeuvre magnifique aux sonorités mystérieuses, à la fois oratorio, messe et drame, cet opéra est le seul qui ait exalté l’homosexualité en-dehors de son contexte social et psychologique, comme une évasion hors des limites humaines, une aspiration à se fondre dans l’immensité du cosmos.Nous pouvons en fait tirer de très nombreux enseignements de cette citation et de l’admiration que Dominique Fernandez porte à cet opéra, au-delà même d’ailleurs de motifs strictement musicaux. Ici, le détour par la mythologie, au moyen de l’ambigu dieu Dionysos. Présenté comme un séducteur aux multiples visages, capable de se métamorphoser, et qui ensorcelle les esprits grâce à son chant, celui-ci évoque la figure d’Orphée. La mythologie serait-elle un moyen de rendre intouchables, de garder au-dessus de tout soupçon, des désirs frappés par l’interdit ? Mais cette description de Dionysos est aussi pour l’oeuvre fernandezienne une importante source d’interrogations. Souvenons-nous en effet du rôle du masque de Dionysos dans Les Enfants de Gogol, de son influence déterminante et représentative pour Titus Athanazy, et demandons-nous si, comme le roi Roger, le pianiste de ce roman encore inscrit dans le cycle du ressassement, ou plus justement ici, de l’esquive et de la suggestion du thème de l’homosexualité, n’est pas déchiré entre la « religion du plaisir » et de la « sensualité » et celle de la raison, de la règle ordinaire ? Ainsi, le parallèle ébauché entre Szymanowski et Schubert133 par Dominique Fernandez pourrait être prolongé pour mener aux deux figures fictives de Roger et de Titus. On ne peut s’empêcher de penser que ni le sens de cette interprétation, ni le choix du développement de cet exemple, sont fortuits : la figure de Dionysos court à travers l’oeuvre, riante et menaçante tout à la fois, invitant à une débauche et avertissant de son danger. Le plaisir musical est ici un plaisir ambigu : le recours à la mythologie est un moyen d’exprimer de façon détournée cette volupté condamnée.
Enfin, le dernier exemple, celui de Britten, montre comment un compositeur peut préférer une voie d’expression différente, celle de l’angélisme dans Billy Budd. Cet opéra donne lieu à trois pages de commentaires dans cet essai mais a aussi suscité deux articles de Dominique Fernandez 134 ; le ton change pour aborder la question, et l’on peut lire en préambule :
‘Benjamin Britten, autre compositeur homosexuel dont plusieurs opéras évoquent avec le minimum de déguisement l’amour entre hommes, est beaucoup plus concret. Ce qui intéresse ce musicien, c’est de montrer le trouble apporté dans un monde de préjugés et de contraintesLes motifs de l’exclu et du paria sont exploités musicalement par Britten, et c’est cette « lecture » que Dominique Fernandez choisit de mettre en valeur en donnant pour titre à son article « La Gloire de Britten ». À l’appui de cette analyse, est soigneusement commentée la distribution des voix dans l’opéra, laquelle constitue précisément une remise en question, sinon une transgression, des règles annoncées au début de ce chapitre sur l’opposition conventionnelle et traditionnelle entre « timbre clair » et « timbre grave » :
‘Au capitaine, contrairement à la tradition du XIXe siècle qui prêtait aux détenteurs de l’autorité ou du pouvoir une voix de basse ou de baryton, Britten attribue une voix de ténor clair : signe musical de ses tendances féminines. Quand on sait que le rôle a été écrit pour Peter Pears, l’ami de Britten, on ne s’étonne plus que ce commandant d’un navire de guerre fasse ses délices des auteurs grecs.Le commentaire 135 dense et riche de Dominique Fernandez à propos de cette oeuvre met en rapport le texte de Melville, que Forster a adapté pour l’opéra, mais analyse aussi les références littéraires que le lecteur ou le spectateur doivent être en mesure d’identifier et de comprendre. Ainsi, outre la liberté prise sur les conventions musicales, si le librettiste a simplifié la caractéristique de Billy Budd : « L’opéra ne retient que le motif de la beauté, et le fait éclater avec véhémence » (p. 212), le livret a gagné en subtilités : la situation amoureuse n’est pas évidente, les amants ne sont pas enlacés mais le thème de l’amour interdit et refusé est traité sur le mode de la violence, c’est-à-dire en empruntant un détour, une ruse pour éluder un obstacle apparent et pour déjouer une limite de l’art lyrique.
Toutefois, d’autres limites de la musique, qui dépendent, elles, des musiciens, et plus précisément des interprètes, sont aussi illustrées dans les romans et dans les essais de Dominique Fernandez.
Gorgone, p. 160.
L’Étoile rose, Le Rapt de Ganymède, sa collaboration à Masques et enfin Le Loup et le chien.
L’admiration que voue Dominique Fernandez à ce compositeur s’est manifestée, outre ces deux pages du Rapt de Ganymède, à très nombreuses reprises lors de l’émission « Domaine privé » qu’il a animée de sa passion sur France Musique tout au long de l’année 1992.
Gan., p. 209. Il faut aussi préciser à propos de Titus que Schubert est son musicien préféré.
L’oeuvre a été créée en 1993 à l’Opéra de Nancy, v. Dominique Fernandez : « Un opéra sans femme » (Le Monde, 25 mars 1993) et « La gloire de Britten » (Le Nouvel Observateur, 8 avril 1993).
Le Rapt de Ganymède, pp. 211-4.