2) La fatalité de la voix ou l’épreuve de la démesure

Porfirio rêvant de devenir ténor ou Friedrich goûtant au prestigieux plaisir de communiquer avec Dieu nous éclairent sur le sens de la limite à laquelle se confrontent les apprentis musiciens. Cependant, si l’on a rapproché leurs expériences, il faut aussi en noter les incontestables différences.

Friedrich commence son apprentissage musical dans la maîtrise de la Marienkirche, la mue interrompt ses rêves d’infini et le place face à une limite biologique qui semble révéler une limite psychologique, trahir l’esprit véritable du personnage. Le timbre de la voix en s’acheminant vers l’aigu est censé se rapprocher de Dieu et du domaine spirituel, de la pureté, comme le montre cette belle description :

‘Après le choeur d’entrée, où les vingt-huit chanteurs unissaient leurs efforts, c’était le tour des solistes. Le basso commençait, de sa voix grave et profonde. Un peu de jour entrait avec les vocalises du ténor, l’alto garçon apportait un rayon de soleil, et, au sommet de cette pyramide de lumière, le soprano lançait vers le ciel ses notes flûtées. Plus sa tessiture était haute, plus nettement se découpait le contour de chaque voix. Comme Raphaël avec les couleurs, Bach dessinait avec les sons. De toutes les cantates qui retentissaient sous les voûtes fleuries de l’église, Friedrich préférait celles où l’âme dialogue avec Dieu. Dieu chantait par la voix d’un homme corpulent, sanguin et barbu, pourvu d’un organe caverneux, l’âme par la voix cristalline d’un des seize petits sopranos.
Am., p. 66.’

Mais si « un jour » Friedrich a effectivement été « désigné pour plaider sa cause auprès de Dieu », le sort lui a ravi à jamais cette joie en limitant ses capacités vocales. Toutefois, la réaction du jeune héros au contact d’un art qui côtoie le divin montre le besoin qu’il a de se rassurer en tenant quelque chose de solide, de réel ou de concret. La réflexion et non pas l’aventure mystique, l’analyse et non pas l’expérience de la transcendance semblent lui convenir. Il est le représentant d’une humanité ordinaire, il n’est pas fait, comme Franz, pour jouer des rôles d’ange ou de messie. D’ailleurs on peut justement citer encore les conditions dans lesquelles il représente l’âme, conditions qui montrent combien, malgré le bonheur qu’il éprouve à remplir cette tâche héroïque, il paraît fragile dans cette situation extraordinaire :

‘Dans les stalles au pied de l’orgue, pendant qu’il déployait d’une voix tremblante, les notes serrées de la partition, il continua à dessiner mentalement, avec les sons qu’il entendait jaillir de sa gorge, le profil limpide des personnages de la fresque. De pouvoir asseoir, s’il pouvait s’exprimer ainsi, la ligne musicale sur un support plastique lui donna l’assurance nécessaire pour achever le duo.
Am., p. 66.’

Ce n’est pas un manque de confiance en soi ou un défaut d’assurance, mais c’est bien la manifestation d’une limite individuelle qui se manifeste : Friedrich peut bien rêver d’entretenir un dialogue avec Dieu et d’atteindre la pureté de l’infini, sa voie est déjà tracée et le prive par avance de réaliser ces idéaux. Ici, les limites musicales correspondent non seulement à des limites physiologiques mais aussi à une réalité psychologique, premier signe du destin pour lui interdire le chant « mais surtout [pour le] condamn[er] au sort de la plus grande partie de l’humanité » (p. 67), cette expression dépassant la seule pratique chorale et annonçant le cheminement amoureux, artistique et humain de Friedrich.

Certes, cette limite est celle du musicien, mais derrière le problème particulier de Friedrich et derrière cette description du chant comme mode de communication avec l’au-delà, comme dialogue privilégié avec Dieu, qui use de la métaphore de la lumière, on peut aussi reconnaître le sort des petits chanteurs du King’s College et conclure que ces deux limites ne sont pas si éloignées car, au fond, c’est toujours l’abandon à l’indistinct et à l’ambiguïté sexuelle de l’enfance qui est mis en valeur par l’apparition de la maturité et de la mue, blessure individuelle, castration symbolique, ravivant la Chute originelle et la perte d’un paradis dont la musique est à la fois l’exaltation nostalgique et la répétition tragique.

Autre rêve brisé, d’une façon plus profonde encore et plus éloquente peut-être : celui de Porfirio. Passionné d’opéra, nous avons vu déjà à quel point l’art lyrique est important pour lui tant dans sa formation culturelle et littéraire que dans son éducation. Déterminant, mais menaçant aussi car Porfirio voit le monde comme un opéra, transformant sa mère, possessive et autoritaire, en héroïne dans une scène savoureuse de Porfirio et Constance, lui prêtant la stature de Lady Macbeth 136. Exutoire et moyen de tourner en dérision, ce subterfuge musical est un moyen d’introduire une pause amusante dans le roman, mais aussi de révéler l’emprise maternelle et l’assujettissement de Porfirio. D’ailleurs, avant cette apparition de l’art lyrique dans L’École du Sud, les leçons que Porfirio prend auprès d’un vieux maître constituent de véritables avertissements du destin pour le personnage.

Porfirio ne rêve pas de devenir seulement ténor et d’incarner n’importe quel héros d’opéra : seuls les rôles brillants, des emplois de héros qui mettent en valeur le courage ou la virilité séductrice l’intéressent. Des rôles de ténor, et particulièrement des rôles de ténors héroïques.

‘— Caruso, grogna-t-il, il est en train de nous ruiner du beau chant. Il lance sa voix comme s’il avait pris une décharge électrique ! A-t-il oublié qu’il faut glisser les notes en les vocalisant, pour les lier entre elles, comme ceci (il imita une gamme ascendante, mo-mo-mo-mo, plutôt un mugissement à mon avis) ou inversement les traîner de l’aigu au grave, avec suavité (on aurait dit l’orage qui approche), afin d’obtenir une belle échelle chromatique ? Où sont ses ornements, ses appoggiatures, ses rubamenti di tempo ? Sait-il seulement distinguer entre style pathétique et style expressif ? Dans la nouvelle école de chant [...] ce ne sont plus que brutalités vulgaires, coups de glotte intempestifs, spasmes, hoquets, sanglots.
Éc. Sud, pp. 208-9.’

Porfirio ne pouvait sans doute pas trouver de maître aussi éloigné de ses intentions lyriques, de ses objets d’admiration. Au-delà de deux écoles qui s’affrontent à propos de l’interprétation, c’est la conception du personnage qui est remise en cause et le respect de la musique elle-même, à travers celui des volontés du compositeur, comme le montre l’exemple137 choisi par le vieux maître. Porfirio, en dépit de ses déboires politiques, ne semble pas avoir modifié ses goûts ni ses penchants en matière musicale. Ses mots pour décrire les illustrations de Platania138 le prouvent : « un mugissement », « l’orage qui approche », « le bourdonnement d’un moustique », expressions péjoratives qui sont autant de signes de ce lien inextricable entre l’héroïsme et l’exploit, la virtuosité et la puissance.

Mais le vieux maître ne donne pas seulement une leçon d’histoire musicale à son élève, il lui révèle sa personnalité véritable en lui annonçant qu’il ne sera « que baryton ». Cruelle déception pour Porfirio, qui ne peut plus désormais rêver de devenir sur scène un être admirable, désirable, ni d’endosser des costumes prestigieux, qui ne pourra donc pas assouvir par le chant le besoin de s’affranchir d’une tutelle trop exclusivement féminine et de devenir un homme.

‘Dans tous les opéras, les prime donne sont amoureuses de ténors et acceptent de mourir pour eux. Jamais un baryton ne remportera une telle victoire. Quand ils ne sont pas de franches canailles, ils se tiennent du côté de l’ordre, du pouvoir, de la morale ; ils ne font jamais rêver ; ils n’entraînent jamais l’imagination sur les cimes. Leur voix terne correspond à des emplois ennuyeux : et moi je voulais devenir chanteur d’opéra pour tenir dans mes bras une femme capable de me sacrifier sa vie par amour.
Éc. Sud, p. 212.’

La confusion entre les désirs et la réalité compromet l’avenir de Porfirio qui, paradoxalement, rêvait de se libérer du pouvoir féminin en exigeant le sacrifice de la femme, qui rêvait de devenir ténor non tant par amour de la musique que par appétit de gloire. Les révélations de Platania offrent à Porfirio une leçon de philosophie et de politique plus encore qu’une leçon de chant, elles auraient pu, si Porfirio avait accepté de les entendre, le mettre en garde contre lui-même et contre cette psychologie sommaire du héros à laquelle il veut à tout prix s’identifier. La discussion entre le jeune élève et son maître est très révélatrice de l’obstination orgueilleuse de Porfirio qui refuse de ne pas lier la beauté et la jeunesse au pouvoir et à l’héroïsme.

‘Quel est le plus beau rôle jamais écrit par Verdi ?
— Manrico, Otello, Alfredo... hoquetai-je.
— Non, c’est Rigoletto, bouffon de la cour de Mantoue.
— Un bouffon ! Un bossu !
— Oui, mais la seule âme qui ait gardé de la noblesse dans cette cour dépravée, la seule qui ne soit pas vendue au duc... Rigoletto, continua-t-il d’un ton sévère, est l’unique opéra où Verdi ait osé, en donnant un rôle antipathique au ténor, blâmer ses compatriotes de leur goût effréné pour les voix aiguës, les bonds héroïques et autres frivoles acrobaties... Tu ne vas pas me dire que le duc de Mantoue n’est pas la dernière des crapules ?
Je ratifiai d’un signe de tête ce jugement ; à contrecoeur, car c’était admettre que je ne lui demanderais jamais d’étudier La donna è mobile. Adieu l’espoir de posséder la recette infaillible pour faire crouler les théâtres sous les applaudissements.
Éc. Sud, p. 212.’

Déchiré par ce constat, mais surtout écartelé entre ce qu’il sait être la raison (le principe de réalité : il n’est que baryton, il s’est abusé sur le sens de l’opéra) et ce qu’il désire (le principe de plaisir : monter sur scène, devenir un séducteur), la justesse des analyses de Platania et sa propre avidité de gloire, Porfirio décide de renoncer au chant plutôt que de renoncer à s’illustrer dans des actions éclatantes, montrant ainsi quelle est la limite de sa passion pour la musique. Désormais en quête d’une autre voie pour conquérir le monde et sa liberté, de nombreuses questions se posent à lui. Est-ce la sentence du maestro qui limite Porfirio, et le contraint inconsciemment à devenir un baryton politique, ou ne joue-t-il pas d’aveuglements successifs, demeurant incapable de trancher entre le prestige et le bien, la pensée et les actes ?

‘Au fond de moi, cependant, je continuais à obéir au maestro renié. Il m’avait jeté un sort, j’étais comme ensorcelé par sa prédiction. Le programme des fascistes, leurs prises de position dans la guerre d’Espagne, leur acharnement contre toute illusion romantique, leur religion de l’ordre, de la discipline, leur volonté hargneuse de voir les trains « partir à l’heure » : aucun doute, ce n’était pas un programme de ténors soulevés par une fièvre généreuse, c’était un programme de barytons.
Éc. Sud, p. 216.’

À vrai dire, le problème est plus complexe qu’il n’y paraît parce que, si sa voix « psychologique » est celle du ténor, comme il le pense et le désire, il demeure malgré tout incapable de profiter des exceptions offertes par le répertoire, de s’attacher aux détails des personnages, et, même en cet instant de réflexion et de bilan, il ne semble pas se souvenir que le maestro lui montrait combien les choses étaient plus compliquées qu’il n’y paraissait : il persiste à ne manifester, au détriment des nuances, qu’un intérêt pour les apparences, les effets et les instants qui relèvent de l’exploit, en oubliant d’attacher de l’intérêt à l’argument du livret ou au dessin musical d’une oeuvre.

Au reste, cette passion pour l’exploit vocal, cette virtuosité était déjà dénoncée par Adeline elle-même, qui, assistant à Guillaume Tell de Rossini, s’indignait de la qualité et du comportement du public : « vous vous intéressez aux prouesses des chanteurs, mais la musique elle-même, vous l’écoutez à peine » (Éc. Sud, p. 173). Les deux pages qui suivent cette critique de l’attitude sicilienne devant la musique montrent de quelle manière le public est en effet tenu en haleine par l’obstacle que constitue la partition : « prendre d’assaut le contre-ut de la strette » (Ibid., p. 176). Ce vocabulaire militaire définit la valeur de l’héroïsme du ténor mais indique aussi à quel point la Sicile est présentée comme une terre de paradoxes par Dominique Fernandez, composée d’analphabètes avertis des difficultés d’une partition, se rendant en quelque sorte à l’opéra comme à une compétition sportive pour mesurer des performances. Or, l’auteur ménage si bien le suspense quant à la capacité du chanteur de dominer l’obstacle, comme le montre le beau dénouement du spectacle (et du chapitre), que l’on ne peut s’empêcher de penser que lui-même ne reste pas insensible à ce genre d’exploit, qu’il prend plaisir à ce jeu désinvolte de la musique vivante.

‘[...] le ténor gonfla ses poumons, dans un ultime effort, saisit le do supérieur, le remplit de chaleur, l’inonda de lumière et le projeta dans la salle où il éclata comme un feu de Bengale, s’épanouit de toute la majesté d’une ronde opulemment distendue, puis retomba en pluie chatoyante sur le public extasié.
« Bravo ! Bravissimo ! hurlèrent d’une seule voix les douze cents spectateurs du théâtre Margherita. Sei grande veramente ! »
Éc. Sud,
pp. 176-7.’

À la lumière de cette scène, qui offre mieux que toute discussion une illustration de l’opéra au Sud de l’Italie et montre l’art de la virtuosité, admettons que le point de vue du romancier ne semble pas toujours très clair. Il ne s’agit pas de remettre en cause une passion pour le bel canto mais plutôt d’en discuter le sens pour voir à quoi il correspond dans l’esprit de l’auteur. Il faut rappeler en effet que cet art de l’exploit est aussi l’un des dangers de l’opéra, qu’il est un signe intérieur de la menace qui pèse sur ce genre musical, les propos de l’auteur sur les vocalises de la Reine de la Nuit le montrent bien :

‘Les deux airs que chante la Reine participent de cette même ambiguïté. Airs de bravoure, airs à vocalises, qui rappellent la tradition de pure virtuosité de l’opéra italien et tranchent avec la volonté musicale de Mozart de faire de La Flûte le point de départ d’un art nouveau, authentiquement allemand. On peut dire de ces deux airs de la Reine qu’ils rendent un son factice et contribuent ainsi à renforcer le caractère négatif du personnage ; mais on peut aussi dire qu’ils sont bien beaux et représentent un dernier hommage à la musique italienne, vaincue par la musique allemande comme la Reine par Sarastro, mais toujours digne d’être aimée, comme la mère par le fils.
Arbre, p. 281.’

Cette hésitation entre deux interprétations, d’abord parce qu’elle est un rare exemple dans cet essai et ensuite parce qu’elle concerne un sujet très précis (la musique dans un instant de transition), doit être soulignée. À elle seule, elle introduit en fait le problème apparu avec les castrats et leurs excès, leurs caprices, ces libertés, grandes ou petites, qui ont contribué à causer leur perte et celle de l’opéra napolitain. Ici, il faut en effet rester avec Mozart tout en passant de l’essai au roman et se reporter à Porporino où le jeune compositeur fait le récit de sa rencontre avec Farinelli :

‘— Alors, ne pus-je m’empêcher de m’écrier, stupéfait par ce que je venais d’entendre, c’est donc vrai ce qu’on dit sur...?
— Sur nous ? Sur nos caprices ? Sur notre vanité ? Sur notre arrogance ? Oui, c’est vrai que la décadence du grand opéra italien, c’est nous qui en portons la faute. Oui, c’est vrai que toutes ces règles minutieuses et ridicules, c’est nous qui les avons imposées aux compositeurs. Sachez qu’il m’est arrivé à moi-même de refuser de chanter un opéra dont l’auteur m’avait fourni que deux fois, au lieu des quatre prévues, l’occasion de produire une certaine note de tête que j’étais le seul à pouvoir atteindre.
Porp., p. 182.’

Farinelli dresse un bilan amer et sévère sur son attitude passée, mais, outre ce regret personnel exprimé sur le mode de la confidence, c’est aussi l’esprit et les moeurs d’une époque qu’il décrit. La menace qui pesait sur l’opéra napolitain n’était pas seulement celle de l’Europe des Lumières et de la morale, mais celle d’une mentalité et d’un comportement d’hommes du Sud face à la beauté, cette irrésistible tentation de détruire, de provoquer la perte de ce qui est trop beau, de réduire à néant ce qui est admirable, ce complexe d’échec qui nie la morale utilitaire de l’effort :

‘Je puis vous le dire en vérité : nos voix, à nous autres dessus, ma voix, oui, peut-être plus encore que celle des autres, personne n’a jamais entendu rien de si beau, personne n’entendra jamais rien de pareil. Savez-vous ce que les Italiens font devant quelque chose de trop beau, qui les transporte hors d’eux-mêmes et les oblige à reconnaître l’existence d’une force qui les dépasse ? Il cherche à le détruire. Nous avons commencé nous-mêmes, par nos caprices et par nos prétentions, à détruire cette beauté que nous portons en nous. Les Italiens ne supportent pas de croire à quelque chose qu’ils admirent. Ils n’auraient pas supporté de se laisser ravir et subjuguer par nos voix, si nous ne leur avions fourni, en même temps, le moyen de se moquer de nos personnes.
Porp., pp. 182-3.’

Tirant ici la leçon de tous ses excès passés et de leurs conséquences, Farinelli se proclame coupable, responsable de la fin de l’opéra de celle des castrats. Ceux-là n’ont pu résister à la tentation de profiter et d’abuser des privilèges que leur situation de pourvoyeurs d’extase leur offrait, ils sont donc coupables d’avoir exploité la pâmoison des spectateurs comme un moyen d’obtenir ce qu’ils désiraient, d’avoir exigé ces compensations par « caprice », pour leur gloire personnelle et non pour servir la musique. Farinelli, avant de livrer sa prophétie, a donc dressé le portrait des castrats comme quintessence de l’esprit napolitain, lequel est défini par sa soumission au destin autant que par son inexorable penchant pour l’abandon, pour le refus de lutter contre le temps, la gloire de l’instant (celui du plaisir ou celui d’une note) préférée au culte de la permanence.

‘Retenez bien mes paroles : le siècle ne prendra pas fin que nous n’ayons peu à peu découragé notre public et fait naître chez ceux qui étaient prêts à mourir de plaisir en nous écoutant une sorte d’horreur pour nous-mêmes. Oui, le dégoût et l’horreur d’une telle beauté.
Porp., p. 183.’

Au moment même où Mozart exprimait sa volonté de composer un opéra pour les castrats, où il lui soumettait avec enthousiasme le projet d’Idomeneo, Farinelli lui annonça la perte de l’opéra napolitain, la fin du règne musical des castrats. Mais le jeune compositeur, charmé par l’art des dessus, investi dans sa passion, se trouve dans la même situation que Dominique Fernandez : sa raison se rend à l’évidence, il comprend que Farinelli a raison, mais son coeur, lui, reste séduit par cette volupté extrême, par cet art du bel canto. Le débat intérieur du compositeur est grand car pour lui, Allemand, Farinelli a exagéré, Mozart veut voir toutes les qualités du chant des castrats, il veut convaincre son interlocuteur et se convaincre aussi que cette ère n’est pas révolue :

‘J’espérais lui prouver qu’il s’était noirci à dessein, lui et les autres castrats ; les règles imposées aux compositeurs n’étaient pas aussi féroces qu’il s’était plus à me le faire croire ; en écoutant un opéra où il avait chanté, et dont il avait fait la gloire, j’étais bien plus sensible à la douceur ou à la violence des émotions exprimées, qu’à la virtuosité requise pour arriver au contre ut ou au sol supérieur.
Porp., p. 183.’

Mais les louables tentatives de Mozart restent vaines, comme le sont les essais de Rossini pour effacer les fameux excès des castrats : l’opéra italien, comme l’annonce Farinelli, va irrémédiablement vers sa perte, sans lutter contre la raison des philosophes des Lumières, sans lutter contre sa nature, sans se battre pour sa survie. Dans le roman, Feliciano est sans doute à travers sa reddition, dans sa mise en scène personnelle et dans son audace, la meilleure représentation de cette décadence. Il incarne tous les excès de cette civilisation :

Quand il eut fini de chanter, il s’avança vers le milieu de la scène, salua en direction des loges, puis, d’un pas nonchalant qui mettait admirablement en valeur la souplesse juvénile de ses membres, il gagna le coin des tamaris, prit des mains du duc sans lui en demander la permission le petit chien qu’il apporta à la prima donna toujours assise sur son pliant. Il lui mit le chien sur les genoux et resta à côté d’elle, appuyé négligemment à une colonne.
Porp., p. 297.

Tandis que le spectacle continue sur scène, à quelques pas de Feliciano, celui-ci profite de sa position en vue pour se montrer, non pas en Ulysse (rôle qu’il est alors censé d’interpréter), mais en vedette désireuse de se distinguer, de se faire remarquer, et cela aux dépens même du spectacle. D’ailleurs l’autre castrat, interprète du rôle-titre (Achille), ne montre pas moins de désinvolture :

‘Pachiarotti, castrat du genre hyperadipeux, porte une robe à panier, des escarpins dorés, il s’est fait une coiffure à la grecque tenue par un bandeau sur lequel brillent des pierres multicolores. Le page qui le suit pas à pas agite au-dessus de sa tête un bouquet de plumes hautes de trois pieds, le fameux panache sans lequel le chanteur refuse d’entrer en scène.
Porp., p. 296.’

Libertés et excès sur scène s’ajoutent aux exigences concernant les costumes qui ne dépendent que des choix des interprètes, bien loin de tout souci de réalisme historique ou de réalisme psychologique, et si à cela on ajoute les « caprices » proprement musicaux des airs de bravoure, il faut bien convenir que les castrats n’étaient vraisemblablement pas les chanteurs les plus faciles à contenter pour un compositeur. On peut donc, comme le fait d’ailleurs Dominique Fernandez en montrant en détail ces lubies, se ranger à l’avis de Farinelli quant aux raisons profondes de la décadence de l’école lyrique italienne.

Par conséquent, ce n’est pas seulement une limite imposée par la société gagnée par les idées du progrès mais une limite intérieure, propre à la musique elle-même et à ses serviteurs, qui nous est décrite et analysée. L’illustration d’une mésentente fatale et de la confusion du prestige personnel et du sens du dévouement pour une oeuvre d’art dont le sens se trouve nié. Mais au-delà, c’est aussi une dépendance vis-à-vis de l’interprète qui sous-tend ce débat : il est question, au fond, de cet équilibre toujours difficile à obtenir entre le chanteur et le respect de l’oeuvre musicale, afin que l’appétit de gloire du premier ne soit pas une menace pour la seconde.

Ce problème ne rappelle-t-il pas dans une certaine mesure la controverse entre la notion de « beau chant » de Platania et le désir de dépassement de soi, de prestige par l’exploit de Porfirio dans L’École du Sud ? Une fois encore, nous pouvons, au terme de cette réflexion qui souligne l’étroitesse des liens entre la musique et ses interprètes, qui met en valeur la grande fragilité d’un art qui dépend directement de la vie (des castrats mais aussi de leur comportement), nous reporter au Voyageur enchanté où Verdi se demande avec tristesse :

‘À force de faire chanter des sorcières ! Oui, le ténor Baucardé a injecté à l’air du bûcher du Trouvère le fameux do de poitrine qui vous plaît tant, et cette fois c’est avec mon consentement... Oui, en tant qu’Italien et en tant que patriote, je me suis réjoui de mourir dans une Italie une et prospère, et réjoui de l’avoir dotée d’un art qui nous fasse respecter sur les scènes internationales. Mais en tant qu’artiste, je me suis toujours senti seul. Je reste seul, avec mes doutes, avec mes secrets. Le do de poitrine, non, ce n’est pas là ce que j’avais de plus précieux à léguer au monde...
Voyageur, p. 126.’

Verdi se trouve précisément à mi-chemin entre les castrats, leurs excès passés et fatals à leur art, et les exploits dont rêve Porfirio en s’imaginant ténor sur scène. Le compositeur ne partage la nostalgie des dessus de Rossini ou de Bellini, mais il reconnaît avoir fait des concessions, avoir offert, par ses oeuvres, la possibilité de la prouesse aux chanteurs, en inventant une sorte de substitut des vocalises et des cadences. Toutefois, là encore, la position de l’auteur quant au problème est intéressante, car s’il est le premier à se proclamer séduit par la douleur des héroïnes verdiennes, il se démarque toutefois de l’admiration de Porfirio pour La donna è mobile 139 , et se range à l’avis de Raf : « Une des rares choses franchement vulgaires de Verdi » (p. 104) ; nous retrouvons exactement ces propos dans un des articles consacrés à Verdi 140, ce qui montre qu’il faut être prudent et que la distance est évidente entre l’auteur et ses héros.

Notes
136.

Porfirio et Constance, p. 225.

137.

L’École du Sud, p. 209.

138.

Le choix même du nom du vieux maître de chant n’indique-t-il pas ce regard critique porté vers une école supplantée par les exploits de l’opéra vériste, « Platania » pouvant évoquer la platitude d’un chant qui semble terne à des oreilles habituées à des démonstrations valeureuses ?

139.

L’École du Sud, p. 212 et Porfirio et Constance, p. 69.

140.

« Non, Rigoletto, malgré sa popularité, et malgré l’air “Comme une plume au vent”, la seule tache de la partition, n’a rien de vulgaire ; c’est même une des oeuvres les plus graves et les plus inspirées de Verdi. » (« La Chasse au fantôme : Rigoletto à l’Opéra de Paris », Le Nouvel Observateur, n° 1246 , 23 septembre 1988, p. 20). Ces propos, qui luttent contre les préjugés tenaces des Français qui veulent voir en Verdi un musicien « vulgaire », seront nuancés par Dominique Fernandez qui, à propos du même opéra, justifie la raison même de la vulgarité de cet air : « Quant au dernier acte, dans une auberge désolée au bord du fleuve, c’est une pièce d’anthologie, un grand nocturne traversé d’angoisse et d’horreur. L’air du duc (“La donna è mobile”), volontairement vulgaire, le quatuor sublime entre le duc, Gilda, Rigoletto et la tenancière de l’auberge (on y entend chaque voix séparée, par un prodige d’architecture musicale), la mort de Gilda, tout cela est empreint d’une atmosphère lugubre et d’une émotion merveilleuse. » (« La stratégie du bouffon » [Verdi, Rigoletto], TéléObs, 8 septembre 1994, à propos de la diffusion sur Arte de Rigoletto, mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, avec Ingvar Wixell, Luciano Pavarotti, Edita Gruberova...). — L’admiration de Porfirio pour un personnage « falot », son désir d’interpréter un air vulgaire, sont donc des motifs d’analyse importants pour le lecteur qui ne doit pas voir dans ce héros un double de l’auteur mais bien au contraire son antithèse, point sur lequel nous reviendrons en quatrième partie.