3) Une volupté à deux visages ?

Comme Rossini dans Le Voyageur enchanté à propos de la Malibran, c’est-à-dire avec le même enthousiasme et la même frustration, Dominique Fernandez pourrait s’écrier : « Une diva, oui une divine, le mot m’a échappé malgré moi. [...] Le castrat est mort, vive la diva ! » (p. 120). Admirant donc l’art de la diva, il en écoute aussi les souffrances et se délecte, non sans une certaine ambiguïté, d’un plaisir qui naît d’un sentiment douloureux. C’est en fait un double sens qu’il faut voir dans le plaisir ressenti devant le spectacle de la Traviata chantant sa mort, ou de la Norma montant sur le bûcher pour disparaître. Étrange et paradoxale source de volupté, pourrait-on dire, à condition de s’interroger sur le sens de ce plaisir lié à une douleur magnifiée et amplifiée par le chant, qui rappelle les équivoques extases de saints ou de saintes saisis dans la grâce troublante de cette reddition aux supplices et au destin.

La mort et le plaisir, lien on ne peut plus baroque, exaltée dans Le Banquet des anges, La Perle et le croissant, L’Or des tropiques mais aussi dans Une fleur de jasmin à l’oreille où Roman expose son admiration pour La Traviata. C’est une tradition lyrique que de conduire l’héroïne d’un opéra à la mort, les femmes sacrifiées et bafouées y abondent et offrent dans un ultime souffle les derniers et plus beaux mots de l’oeuvre. De son côté, le sculpteur choisit l’agonie comme instant propice à l’exaltation des sentiments les plus forts, paroxysme de la volupté et abandon de la vie, intensité de la force vitale et angoisse de la mort. Or, il s’agit ici de savoir si ce plaisir correspond à un désir de délivrance, si ces saints ne remplissent pas au fond une fonction cathartique et si, au-delà de leur histoire, ils ne révèlent pas un aspect plus fondamental de l’histoire de l’humanité.

‘Rares sont les héros d’opéra qui meurent, encore plus rares ceux qui meurent en douceur et en beauté. Les grandes agonies sont réservées aux femmes, qu’elles s’appellent Didon, Violetta, Lucia ou Médée. Rodolfo ou Alfredo font pâle figure auprès de leurs amantes : s’ils restent en vie, c’est qu’ils ne sont pas dignes de partager l’apothéose flamboyante qui les emporte, elles, dans la gloire du tombeau. La routine quotidienne de l’existence sera leur piteux destin.
Banquet, pp. 34-5. ’

Suprématie des femmes dans des rôles tragiques qui soulèvent le public et déchaînent les enthousiasmes les plus vifs mais aussi privilège de cette situation extrême, c’est ce que l’on est en mesure de comprendre dans cette citation. Aux antipodes donc de Catherine Clément 141 qui voit dans le destin des héroïnes d’opéra la défaite des femmes parce que celles-ci sont immanquablement conduites à la mort, preuve pour elle de la misogynie de l’art lyrique, Dominique Fernandez estime qu’une gloire sublime est conférée à la diva qui a le privilège de mourir sur scène.

Il faut aussi préciser que ces lignes sont inspirées par un saint Sébastien découvert à Rome, représentation pour l’auteur de « l’alliance de la souffrance et de la volupté ». Il faut en fait reconnaître ici la valeur d’un avertissement : le plaisir a un prix, il n’est autre que la souffrance elle-même. Et pour Roman, héros d’Une fleur de jasmin à l’oreille, l’opéra s’offre comme le reflet de son existence : à travers le destin de Violetta il reconnaît son propre destin, il donc puiser dans cette évocation musicale de son sort l’énergie nécessaire pour poursuivre sa quête de volupté, non sans être averti en même temps du danger qu’il court et des obstacles qui le guettent. L’opéra est à la fois un aiguillon au désir, une promesse de plaisir et l’avertissement d’un péril.

La Traviata est aussi le rappel des conditions de la découverte du plaisir, dans l’infamie et la transgression, l’héroïne d’opéra incarnant cette ambiguïté mythique et baroque où le rêve du bonheur reste inconciliable avec la réalité, où une prostituée, une femme proscrite, ne peut être aimée au grand jour.

Un danger, plutôt qu’une limite, apparaît dans cette adoration de « la flamboyante apothéose » qui exerce une telle séduction sur les créateurs qu’elle inspire musiciens, sculpteurs et écrivains. En effet, comment ne pas reconnaître dans cette perfection esthétique l’un des thèmes fondateurs de l’oeuvre de Dominique Fernandez : « le prestige et l’infamie » (titre d’un des chapitres de Porporino) ou « la Gloire du paria » (titre d’un roman) ? N’y a-t-il pas dans le regard de l’écrivain la même fascination pour ces héros magnifiquement foudroyés au comble du plaisir et de la gloire et laissant planer derrière eux l’ombre troublante des proscrits ? N’y a-t-il pas un danger enfin : celui d’être tenté de suivre ces exemples parfaits et de ne plus se contenter de les admirer ? Qui serait devenu Dominique Fernandez s’il n’avait pas été enlevé à ses doutes et à ses angoisses par la magie de l’Italie et par la beauté de l’opéra napolitain ? Et, du même coup, on peut se demander quel peut être l’autre effet du charme lyrique : restera-t-il toujours, comme pour Roman, une source d’énergie, un moyen paradoxal de reprendre goût à la vie, ou deviendra-t-il, au contraire, comme pour Bernard et Marc dans La Gloire du paria, une tentation d’en finir en beauté avec la vie, de reproduire le miracle baroque de la fusion de l’extase et de la mort ?

L’opéra restitue pour Dominique Fernandez la complexité du monde et de la vie. Cet art complet — il est source d’émerveillement et de plaisir autant que de connaissance et de reconnaissance — lui offre une émotion musicale. Et pour lui, cette expression a tout son sens puis qu’elle modifie profondément le spectateur et l’auditeur, qu’elle le met en mouvement, tant réellement (point de départ de la découverte d’un terre étrangère par le voyage) que métaphoriquement (début d’une réflexion, d’une interrogation).

Notes
141.

Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes, Grasset, 1979. [Cet ouvrage a fait l’objet d’un article critique de Dominique Fernandez : « Les divas, reines ou martyres ? », L’Express, 9 juin 1979.]