CHAPITRE VII : ENJEUX ET SENS DE L’OPÉRA

1) La controverse de l’opéra

La passion de Dominique Fernandez pour l’opéra a peu à peu investi tous les champs de sa création. Ses nombreux articles de critique de disques, de spectacles viennent enrichir naturellement son oeuvre romanesque, et le rôle qu’a joué l’opéra italien dans sa formation intellectuelle a été déterminant dans la mesure où il a profondément modifié son rapport à la musique et à la culture. La musique est donc pour lui un moyen privilégié de connaissance d’un nouveau pays : il ne voyage pas sans aller au concert, ne conçoit pas un récit de voyage sans consacrer plusieurs sections de son ouvrage à la musique et à la vie musicale des pays qu’il visite.

Et pourtant il n’a écrit qu’un seul essai sur l’opéra, L’Opéra italien, dont le projet était de pourfendre les critiques méprisantes des intellectuels français visant cette tradition. Il a pourtant laissé inachevé ce travail de musicologue et d’historien, préférant inclure ses réflexions et ses découvertes dans son roman Porporino. À l’origine de cette passion pour l’opéra, un voyage à Naples qui a radicalement modifié son rapport à la musique, qui, par le charme de La Force du Destin, l’a conduit à découvrir l’opéra italien, revenant donc sur ses préjugés :

Barbier de Séville et Norma, Rigoletto et Bohème ? Oeuvres privées de toute dignité artistique, buffonate bonnes à divertir les Arlequins et les Polichinelles de la péninsule, mais qu’une personne chérissant quelque idéal devait rejeter sans appel. Nous les condamnions en bloc — sans les connaître, bien entendu. Les seuls opéras que nous consentions à entendre et que nous apprenions à aimer, c’étaient ceux que nous jugions appartenir à la « grande musique », et que nous mettions sur le même plan que les passions de Bach ou les quatuors de Beethoven : soit l’Orfeo de Monteverdi, seul rescapé du cirque transalpin, les opéras de Mozart, Fidelio, Boris Godounov, Pelléas, Wozzeck. Tel fut, longtemps, tout mon bagage en matière de théâtre lyrique.
« Roman et opéra », La Règle du jeu, mai 1994, p. 48.

Toutefois, Dominique Fernandez ne se contentera pas désormais de goûter au plaisir de l’opéra italien, il s’en fera le défenseur en particulier dans ses articles, il lui rendra vie dans ses romans et exposera les polémiques liées à l’opéra dans ses romans afin de mieux montrer quels sont les enjeux véritables du problème. Au centre de cette polémique se trouve Pier Paolo (Dans la main de l’ange) qui dans une sentence donne un point de vue sans appel : « Genre grossier et caricatural me paraissait l’opéra. » (p. 104). La musique est pour lui essentiellement intime et féminine : d’abord liée au chant maternel puis à la voix de l’exclusion, le violon de Wilma.

Dans ses articles comme dans ses récits de voyage, il fait de son expérience précédant sa découverte de l’opéra italien un exemple de l’attitude française à l’égard de l’art lyrique, ses analyses s’attachent à démonter peu à peu tous les reproches adressés à l’opéra afin de donner une définition précise de cet art, d’en préciser le sens et la valeur. La démarche de l’admirateur et du mélomane se double donc d’une démarche intellectuelle d’essayiste, le plaisir conduisant toujours à la réflexion et au questionnement. Ainsi, dans Le Voyage d’Italie 142, Dominique Fernandez offre sans doute la réflexion la plus dense et la plus précise de l’opéra italien, analysant un à un tous les points critiqués par ses détracteurs.

‘D’une manière plus générale, il faudrait montrer que certaines conventions propres à l’opéra, au lieu de nuire à l’intérêt psychologique du drame représenté, permettent à l’auteur de projeter et au spectateur de reconnaître certaines de ses obsessions les plus profondes. La première et la plus importante de ces conventions est la lenteur. La musique, inévitablement, ralentit l’action. Ce qui pourrait être dit en trois minutes demande un bon quart d’heure pour être chanté. La deuxième de ces conventions est le grossissement. La musique élimine les nuances et ne présente d’un caractère que la ligne de force. Un traître d’opéra est plus traître qu’un traître de Shakespeare.
Italie, p. 324.’

Nous trouvons ici le prolongement de notre réflexion sur l’opposition entre le théâtre et l’opéra que nous avions esquissée à partir de l’exemple de Constance et de Porfirio, mettant en lumière ce qui sépare les héros de Corneille de leurs doubles lyriques. L’art ici décrit par Dominique Fernandez est celui qui touche le plus profondément l’homme, celui qui a recours à des rapports apparemment antagonistes : une rapidité psychologique et une lenteur formelle ou, plus justement, un ralentissement. Et, après ces remarques générales, nous trouvons la réponse à l’adjectif très péjoratif (« grossier ») de Pier Paolo :

‘Le théâtre est le royaume du moi, l’opéra le royaume du ça. Le personnage de théâtre est un homme déjà organisé psychiquement, le personnage d’opéra une force nue, brute, élémentaire. L’analyse, les nuances, les subtilités psychologiques conviennent donc au théâtre autant qu’elles conviennent peu à l’opéra. Mais il serait inexact de dire que le théâtre reflète la vérité psychologique, alors que l’opéra ne la reflète pas. Ces deux genres correspondent à deux sortes de psychologie, à deux stades de l’évolution psychologique. Encore faut-il corriger cette phrase qui laisse à penser qu’un stade serait supérieur à l’autre, que le théâtre s’occuperait de la partie la plus élevée, la plus noble, et l’opéra de la partie la plus basse. Du point de vue psychologique, le ça et le moi présentent la même dignité, le même intérêt. Bien mieux, ils cohabitent dans le même homme, dans chaque homme, tout au long de sa vie. [...] L’opéra révèle une dimension de l’homme ignorée par le théâtre. Il la révèle grâce à ce ralentissement et à ce grossissement qui lui sont propres ; et à leur tour ce ralentissement et ce grossissement sont merveilleusement appropriés à ce qu’ils signifient : car si le moi, la partie organisée de l’homme, se caractérise par la variété, la mobilité, le renouvellement incessant, le ça, la partie élémentaire et primordiale de l’homme, se caractérise par une certaine monotonie, un certain ressassement obsessionnel. Le ça étant donné une fois pour toutes, il serait psychologiquement faux que le personnage d’opéra présente une trop grande richesse psychologique : les opéras prétendument « subtils » sont de mauvais opéras, de même que les pièces de théâtre trop « grosses » sont de mauvaises pièces. L’opéra est peut-être le seul genre esthétique qui soit capable d’exprimer dans toute leur puissance, sauvage et compulsionnelle, les conflits, les fantasmes qui composent notre structure psychique.
Italie, pp. 324-5. ’

Dominique Fernandez n’a pas modifié ses analyses inspirées de la psychanalyse comme il a pu le faire dans l’édition 1992 de L’Arbre jusqu’aux racines, ajoutant à la fin de chaque partie des commentaires plus nuancés, moins définitifs, parce qu’au fond, cette comparaison des conventions théâtrales et des conventions de l’art lyrique semble bien déterminée par un point de vue psychologique. Tout réside ici dans la mise à jour de la construction psychologique du personnage d’opéra dont il ne s’agit pas de dévoiler les subtilités mais au contraire l’énergie fondamentale. L’opéra s’offre donc comme une espèce de loupe pour examiner les tensions primordiales de l’humanité, de sorte que, d’une définition de l’opéra, on en vient tout naturellement à une définition du public : « Pour aimer l’opéra, il faudrait se faire une âme d’enfant 143 ». Selon Dominique Fernandez, il ne s’agit pas d’interpréter cette condition dans un sens péjoratif mais au contraire comme la nécessité de retrouver une expression première des sentiments et des forces en jeu dans les rapports humains, une mise à nu des tensions qui structurent chaque être, d’où le recours de la comparaison avec le monde de l’enfance et avec l’analyse des dessins d’enfants : une expression schématique et simplifiée n’est pas exempte d’ambiguïtés et donc de richesses psychologiques. Vouloir comprendre l’enfant, représenter le monde intérieur de l’enfant, fait de luttes et de désirs, est pleinement « positif » et « flatteur » pour l’auteur, une raison de plus pour s’intéresser aux livrets d’opéra, une raison de plus pour aimer l’opéra.

Or, cet enjeu est essentiel dans le cas de Pier Paolo car il nous permet de déceler une raison inexprimée de sa désaffection pour l’opéra. Souvenons-nous de la deuxième raison qu’il avance pour expliquer son mépris (la première étant l’accusation de grossièreté) : « Une femme ne devrait chanter que pour son fils. » (Ange, p. 381). Pour lui, la musique est liée à la berceuse, à un rapport intime noué avec la mère : c’est donc la fonction publique et sociale de l’opéra qu’il critique, un égocentrisme et une sorte de stagnation au stade de l’enfance l’empêchant de faire partie d’un public adulte. Pier Paolo est d’ailleurs montré en enfant et en fils éternels, en musique comme dans la société, puisqu’il refuse d’habiter sans sa mère, puisqu’il refuse d’autre couche que celle d’un lit étroit, même à Rome, s’empêchant du même coup de vivre avec un compagnon, d’accéder à une stabilité affective. Et si Pier Paolo n’exprime pas à Maria Callas cette pensée d’un chant uniquement dédié par la mère à son enfant, il l’utilisera pourtant à l’écran où la cantatrice ne chantera pas mais sera la mère. Enfin, la dernière raison de mépriser l’opéra est donnée à la diva :

‘— Il y a une autre raison pour laquelle je n’aime pas l’opéra. Avez-vous regardé la salle ? Peu vous importait sans doute de savoir qui vous applaudissait ! Le public d’une salle d’opéra est composé aux trois quarts de... C’est un peu difficile à dire, Maria, aidez-moi.
Ange, p. 381.’

En fait, Pier Paolo a des raisons très personnelles et très subjectives pour justifier son insensibilité à l’opéra. Ici, avec la musique Pier Paolo cesse d’être un intellectuel qui peut parler d’art comme un élève de Roberto Longhi, la sphère affective paralyse sa sensibilité artistique, et c’est donc là qu’il se révèle. Ses motifs sont tous en relation avec les personnes qu’il aime et dont il attend des marques d’affection. Le chant reste celui de sa « maman », celui qui n’a que lui comme destinataire, celui qui n’est produit que pour lui seul, des « berceuses » ou encore des « complaintes », c’est-à-dire des chansons populaires dont la simplicité évoque les origines frioulanes, le paradis mythique de l’enfance et maintient son lien privilégié et exclusif à la mère, fait de douceur, de tendresse et de souffrances. Ce chant maternel est d’autant plus admirable pour Pier Paolo qu’il sacralise cet attachement à l’unique femme de sa vie, à la « maman ». Refuser d’adorer d’autres femmes à l’opéra est une façon de préserver ce lien, de ne pas en trahir l’authenticité, mais aussi de rester le seul enfant et le premier fils. Le mépris de l’opéra s’explique donc par le refus de comprendre l’opéra, de l’analyser pour ne pas s’expliquer soi-même : Pier Paolo, homme-enfant, rejette l’art de représenter les tensions du monde de l’enfant pour repousser le moment de l’analyse. L’autre raison, concernant le public de l’opéra, semble plus difficilement explicable, mais, en rappelant les propos de Pier Paolo et la réaction de Maria Callas, peut-être trouverons-nous une réponse satisfaisante.

‘Le public d’une salle d’opéra est composé aux trois quarts de... [...]
J’hésitai avant de choisir mon mot, qu’entre tous ceux que le vocabulaire mettait à ma disposition, je retins pour sa nuance odieuse.
— Aux trois quarts de pédés, dis-je à voix basse, non sans souligner par une intonation méprisante l’insulte contenue dans ce terme.
Je n’oublierai jamais son geste, que je range dans le vrai trésor de mes souvenirs, à côté de la lointaine initiative de Wilma Kalz, lorsque la jeune violoniste slovène s’offrit à me servir d’écran contre les rumeurs malveillantes de Casarsa. Cessant de jouer avec son clip, Maria me prit les deux mains dans les siennes.
Ange, p. 381.’

C’est un complexe, une difficulté à assumer son homosexualité qui explique la réaction de Pier Paolo. Malgré la tentative de Maria Callas pour lui montrer combien elle estime son public et se trouve influencée par sa qualité, les forces en jeu sont trop fortes pour que la cantatrice puisse convaincre Pier Paolo : il veut rester seul au monde dans sa situation, demeurer le paria unique. À quoi bon aller à l’opéra dans ces conditions ? Puisque seuls des partenaires d’une condition sociale inférieure l’attirent et que de telles rencontres dans des lieux aussi sélectifs semblent impossibles, s’y rendre serait insensé, ce serait s’exposer à la reconnaissance et perdre cette identité construite dans la lutte contre le monde, dans le refus de trouver un double de soi-même. Et si l’on ajoute son désintérêt pour cette forme musicale, il faut se rendre à l’évidence : Pier Paolo, pour des raisons sentimentales, ne peut pas prendre goût à l’opéra. Son intérêt pour Maria Callas est motivé par d’autres raisons que l’opéra, c’est la femme bafouée et seule qui l’attire en elle, non la cantatrice. L’occasion manquée d’écouter La Traviata n’aura pas pu faire changer sa position.

Cependant l’arrivée de Maria Callas dans le roman est annoncée de façon triomphale, et cela nous amène à nous interroger sur les rapports qu’entretient Dominique Fernandez avec son personnage. Dominique Fernandez qui a déclaré « Je n’ai jamais pleuré dans ma vie, sauf une fois, à Venise, quand j’ai appris la mort de la Callas144 », se sert en fait de l’art romanesque pour, reconstituant la rencontre du cinéaste et de la cantatrice, rendre vie à deux destinées brisées, confrontées à des forces tragiques :

‘Et maintenant, Gennariello, prépare-toi à l’entrée d’un personnage extraordinaire, unique et irremplaçable, à qui par cet exorde naïf je veux rendre l’hommage dû seulement aux très grandes héroïnes, aux déesses et aux fées : Maria Callas, oui la Divina comme on l’appelait, avec qui j’étais en pourparlers pour un autre film, et qui vint à l’aéroport de Venise signer le contrat entre deux avions.
Ange, p. 376.’

On ne comprend cette fascination pour une cantatrice chez un homme qui n’aime pas l’opéra que si l’on devine chez elle une force plus puissante que la voix. La discussion des deux personnages située un peu plus tard dans le roman145, après l’épisode du baiser146, nous révèle des détails déterminants sur le destin de la diva, sur l’importance qu’elle attache à son public et sur les rapports de la vie publique et de la vie privée. Mais c’est aussi parce que la voix de Dominique Fernandez semble se mêler aux voix de Pier Paolo et de Maria Callas, que cette rencontre est capitale : l’auteur saisit en fait cette occasion pour exprimer son admiration pour la diva et, le temps d’un chapitre, il devient tout à la fois l’admirateur de la Callas et la Callas elle-même, instant de la grâce romanesque où le charme et l’intensité ne portent pas atteinte au sens ni à la crédibilité des personnages... Dominique Fernandez anime la discussion de ses propres points de vue sur l’interprétation dramatique et sur les rapports qu’entretient un acteur avec le personnage qu’il incarne :

‘[...] votre génie, Maria, c’est de vous laisser traverser par de grandes forces obscures sur lesquelles n’a que peu de prise l’art des retouches et des nuances. Ne soutenez plus que vous avez choisi vos rôles selon les ressources de votre gosier, ou alors reconnaissez que la nature vous a dotée de l’organe apte à... oh ! quel jargon, Maria... apte à exprimer votre vérité la plus profonde.
[...] Et quels ont été vos autres grands rôles, ceux qui porteront votre marque à jamais ? Médée, repoussée par Jason, Lucia di Lamermoor, abandonnée par son fiancé, Norma, rejetée par Pollion, Ann Boleyn, répudiée par Henri VIII. Toujours des maîtresses trahies, des épouses bafouées. En elles seules, Maria vous pouviez vous reconnaître, à elles seules vous identifier. Leur tragédie, c’était déjà la vôtre, même si vous étiez loin de soupçonner en chantant ces opéras que l’expérience personnelle coïnciderait un jour avec la simulation théâtrale.
Ange, p. 380.’

C’est un déterminisme complexe qui commande les choix esthétiques d’un grand interprète, comme les choix d’un grand créateur, selon Dominique Fernandez, la liberté du créateur, de l’artiste, n’est qu’apparente, le destin est là, même dans des oeuvres qui semblent de circonstance, dans des spectacles qui semblent être les fruits d’une organisation complexe. L’auteur rappelle ici, en ayant gommé toute la charge psychanalytique de la réflexion, comment l’artiste qui se croit libre de créer ne propose finalement que l’éternelle version de soi-même, toujours creusée dans le sens d’une vérité psychologique, d’une recherche de soi et de son destin, même si cela semble inconscient comme dans le cas de Maria Callas. Paradoxalement, Pier Paolo se livre à partir de l’expérience lyrique de la diva à une analyse psychologique très fine, niant du même coup la première critique qu’il adressait à l’opéra (« genre grossier »), mais ce n’est là qu’une première étrangeté du personnage, une autre se déduit de ce discours : jusqu’à quel point un personnage qui « déteste l’opéra », qui se déclare « analphabète en musique », peut-il montrer une connaissance musicale aussi fine ? Dominique Fernandez a pris le pas sur son personnage, il n’a pu s’empêcher de saisir l’occasion romanesque de discuter avec son idole, il a cédé au plaisir de l’instant au risque d’attenter à la vraisemblance psychologique. Rare moment où le plaisir d’écrire et de créer apparaît aussi fortement, rare moment où la rigueur de l’écrivain s’efface pour laisser place à la voluptueuse fantaisie créatrice.

Pier Paolo lit donc la destinée de Maria Callas comme une continuité très cohérente qui répond à une seule et même force. Et ce n’est pas tant la « Divina » que la tragédienne qu’il voit en Maria Callas : une femme dont la vie et la personnalité semblent taillées à la mesure de ses rôles, dont l’interaction entre ses vies de scènes et sa vie personnelle reste continue et totale. Respectant la chronologie des personnages réels, Dominique Fernandez a d’ailleurs soin de profiter de la période dans laquelle s’inscrit cette rencontre (Maria Callas vient de subir la trahison d’Onassis), cela pour justifier les analyses de son personnage, pour rendre non seulement plus crédibles mais plus pathétiques ces confidences et donner plus de profondeur au portrait. Mais l’opéra, par cette rencontre, ne constitue pas seulement pour Maria Callas une révélation, les deux personnages s’éclairent mutuellement, se dévoilent l’un à l’autre des actes ou des choix qui pouvaient leur sembler jusque-là dénués de sens ou mystérieux.

C’est le culte que Pier Paolo vouait depuis l’adolescence aux « stars de Hollywood » qui est expliqué et analysé par la cantatrice à partir de la description des différentes parties du public d’opéra :

‘N’étant plus tout à fait une femme, je les libère de leurs inhibitions. À celle qui les fascine dans son costume de reine ou de prêtresse, ceinte d’une couronne flamboyante, auréolée d’une lumière irréelle, séparée d’eux par la fosse de l’orchestre et par le prestige attaché à la diva, ils donnent l’adhésion totale de leur être dont ils se garderaient d’accorder la plus petite partie à leur voisine assise sur un fauteuil semblable au leur.
Ange, p. 383.’

Ces idées exprimées par la cantatrice confirment les analyses que l’auteur a développées dans Le Rapt de Ganymède et dans Le Voyage d’Italie sur le sens, le rôle et la fonction de l’art lyrique auprès du public homosexuel. Ici est décrite de façon exemplaire la mission mythique que remplit toute femme rendue inaccessible par son talent ou ses dons : hors de portée des désirs de l’homme, inoffensive pour l’objet de son désir ou de son amour, elle est une emblème, elle représente un double idéal paré du plus grand prestige et porteur des plus violentes souffrances. En outre, l’explication qu’elle fournit de l’engouement du public homosexuel pour La Traviata met en relief une nouvelle valeur de l’opéra, une nouvelle force du livret, qui, loin d’être décrit comme une oeuvre « simple » ou « grossière » est montré au contraire comme un texte qui ruse avec les apparences :

‘Faites un effort de transposition. À la place de la courtisane, mettez un homme, un autre jeune homme. Et vous verrez aussitôt, contre l’amour de deux êtres en marge de la normalité, de dresser la formidable machine de répression sociale : les pères qui ne sont plus en redingote noire et ne menacent plus de déshériter mais font le chantage bien pire de l’hôpital psychiatrique, les vivres coupés, la porte condamnée, le spectre des soeurs vouées au célibat... Je suis sûre en tout cas que mes admirateurs revivaient, lors de ma grande scène avec M. Germont, le drame qu’ils avaient dû affronter au sein de leur propre famille après la découverte de leur secret.
Ange, p. 385.’

Le rôle de la diva est de transporter des forces cachées, de restituer des puissances en jeu dans un conflit conté dans un texte dont les accents sensibles, la part émouvante, sont confiés à la musique qui magnifie le drame. La diva atteint, selon cette réflexion, une double ambiguïté, puisque par la « transposition » elle est présentée comme le double de l’homosexuel, et que comme cantatrice elle reste l’idole, la femme mythique. Elle permet à ce public de conserver un idéal, une part de rêve et un fantasme, garante et complice de leur secret, elle est non seulement une femme, mais la femme qui fait oublier en la sublimant par la tragédie et le chant la nature féminine, la réalité de la féminité.

On le comprend bien, c’est à nouveau, d’une façon plus discrète toutefois, les thèmes de l’androgynie, du culte voué à un chant doublement érotisé et d’une véritable résurrection du mythe orphique porté à la vie par les castrats, qui sont dessinés et exprimés ici. Mais constatons aussi qu’au moment où Maria Callas exprime avec une admirable précision et un sens très aigu de l’analyse cette idée, elle s’est elle-même « retirée de la scène depuis plus de trois ans », et qu’elle dresse un bilan assez amer de sa vie privée et publique, son « automne » correspondant à une douloureuse remise en question :

‘— Jamais un jour de vacances, jamais un moment de répit [...]. Trilles, vocalises, arpèges, vibrato, descentes et remontées d’octaves, bourdons, appoggiatures. Les professeurs me faisaient répéter dix fois, vingt fois le même air, sans se soucier si je mettais un sens derrière mes mots. [...] Une seule chose intéressait mes imprésarios, mes répétiteurs, les directeurs de théâtres, les critiques musicaux, ma mère, mon public, une seule chose : ma voix. Il en a été ainsi tout au long de ma carrière. [...] Les autres comptent les années de leur vie d’après les naissances, les maladies, les succès de leurs enfants, conclut-elle mélancolique. Moi d’après les notes que j’ai réussi à atteindre ou qui se sont détachées de ma voix.
Ange, p. 379.’

Or Médée, ce film où Maria Callas ne chante pas, ne remporte qu’un succès très limité, et si la tragédienne y reste une reine mythique mais silencieuse, cette oeuvre ne peut constituer une consolation ni pour Pier Paolo ni pour la cantatrice : « Mon oeuvre la plus belle et la plus originale tomba dans un prompt oubli. » De sorte que les révélations de l’opéra prennent la forme de véritables avertissements, d’annonces de la destinée à laquelle ces victimes ne peuvent pas échapper. La controverse de l’opéra se referme sur une leçon dont la portée est considérable, comportant non seulement des éléments essentiels pour comprendre la nature et le sens du plaisir musical, mais aussi les raisons et les causes esthétiques et morales de cette forme de jouissance. Toutefois, la controverse ne s’arrête pas là : les castrats n’ont pas encore livré tous leurs secrets et la polémique est liée à leur existence mérite un examen minutieux.

Notes
142.

Cet essai sous-titré Dictionnaire amoureux offre la reprise et la réécriture des articles que Dominique Fernandez a consacrés à l’Italie au cours de ces quarante années passées à la parcourir. En outre, l’ouvrage est enrichi de textes inédits et de reprises augmentées ou révisées du Promeneur amoureux, du Volcan sous la ville et de L’Opéra, psychodrame de la société italienne.

143.

Le Voyage d’Italie, pp. 323, 325.

144.

Propos tenus lors de l’émission radiophonique de Jacques Chancel, « Radioscopie », 22 novembre 1982.

145.

Dans la main de l’ange, pp. 377-86.

146.

Ibid., p. 376.