2) Les castrats : bonheur, mythe et morale

Les castrats sont, pour Dominique Fernandez, la source d’une intense fascination et la cause d’un profond sentiment de frustration lié à leur disparition. Mais il faut se demander ici quel lien unit, en dehors de celui de la tradition lyrique, la diva au castrat. La nature désespérée du bilan dressé par la cantatrice, qui, malgré son dévouement exclusif, ses sacrifices personnels et sa gloire, renvoie une image désolée, sous le sceau de l’échec et de la solitude, n’est pas sans évoquer le double rapport au monde des castrats. Mais au-delà, nous l’avons déjà noté, Dominique Fernandez considère la gloire des « divas », l’admiration qu’elles suscitent comme une solution à la disparition des castrats, le signe d’une évolution historique de la musique. L’auteur de Porporino et de Dans la main de l’ange insiste dans le cas de Maria Callas comme dans celui des castrats sur le sacrifice personnel, tribu à payer à la gloire, et sur le constat d’échec, sur le sentiment de ratage également ressenti et qui, en dépit des privilèges acquis, de la notoriété et de la reconnaissance, semble tout recouvrir. Mais il y a plus : le projet du romancier dépasse ces similitudes, pour atteindre une définition esthétique et musicale plus vaste ; pour cela il met en valeur la signification culturelle de l’interprétation des castrats et de la diva.

De même que la diva représente dans La Traviata, grâce à une transposition, une situation réelle et sublimée par le chant, les castrats incarnent des rôles apparemment en contradiction avec le timbre de leur voix et leur apparence. Pourquoi ne pas mettre en scène directement ce que l’on veut représenter ? Telle est la question que l’on pourrait se poser si l’on ne craignait de sembler trop naïf. Or, si l’on veut bien admettre avec Dominique Fernandez que la représentation directe de l’homosexualité est difficile sinon impossible pour des raisons à la fois musicales et sociales, il reste encore à résoudre l’énigme napolitaine (pourquoi les castrats incarnent-ils des héros guerriers, des rois ?), de telle sorte que ces deux problèmes, pour l’auteur, touchent ensemble à une définition particulière de la musique. Complexe, mystérieuse, intrigante, la question est considérée comme gênante, et les faux arguments pour justifier l’invention des castrats sont rejetés avec véhémence par l’auteur comme par ses personnages :

‘— Il faudrait nous expliquer, dit le prince de Sansevero, pourquoi ce ne sont pas les États du Pape, mais le Royaume de Naples, où cette prohibition [des femmes sur scène] n’existe pas, qui a le monopole du recrutement et de la formation des sopranistes.
Porp., p. 175.’

Naples, « ville hermaphrodite », comme le démontre par ailleurs Dominique Fernandez dans un chapitre147 du Volcan sous la ville, a été le berceau de l’opéra, le lieu de formation des castrats. L’auteur, insatisfait comme l’est le prince de Sansevero des raisons habituellement avancées pour expliquer l’existence des castrats, se doit donc de trouver la véritable raison et, du même coup, de définir le sens de la société napolitaine. Quel rôle social remplit le castrat admiré et moqué tout à la fois ? La question du mythe de l’androgynie est liée à celle de la morale : comment et pourquoi cette civilisation a-t-elle créé le surgeon de ce mythe, et pourquoi ensuite a-t-elle eu besoin de rompre avec lui, de sacrifier cette tradition unique ?

‘— Écoutez. Vous souvenez-vous de ce que le petit Mozart nous dit le soir de l’académie chez la comtesse Kaunitz ? Il s’étonnait d’avoir entendu des castrats chanter Alexandre, César, Artaxerxès. Quoi ? disait-il. Toujours des rôles de rois, d’empereurs, de capitaines, de guerriers ? Pourquoi recourt-on à ce type de chanteurs, et à eux seulement, chaque fois qu’il s’agit de personnifier les qualités les plus étrangères au tempérament féminin, la force, le courage, le désir de la gloire ? Pourquoi choisit-on ce qu’il y a de moins masculin dans la voix pour exprimer ce qu’il y a de plus masculin dans le caractère ?
Porp., p. 304.’

Le paradoxe soulevé par don Raimondo est la source d’une autre révélation que nous réserve l’opéra italien. Au-delà d’une simple habitude ou même d’une tradition, ce sont l’esprit et le comportement d’un peuple vis-à-vis de ses héros mythologiques (Achille et Hercule étant eux aussi cités un peu plus loin), les mystères d’une civilisation, qui sont au centre de l’interrogation. Confier à des castrats les rôles des hommes les plus virils et les plus courageux, en un mot les plus masculins, ne relève pas d’une « absurdité » comme le pense le duc de San Demetrio, mais d’une fidélité à l’égard des mythes, comme le souligne don Raimondo, qui défend ici le point de vue de l’auteur :

‘— En vérité, mon cher duc, il n’y a pas de quoi tellement s’étonner. L’épisode du travestissement d’Achille n’est pas une invention de notre époque. Il fait partie du fonds légendaire de la mythologie grecque. Pourquoi les Grecs eurent-ils besoin d’imaginer que Thétis avait déguisé son fils sous des vêtements féminins ? Pourquoi eurent-ils besoin de se représenter ce champion de la guerre bafoué et humilié dans son principe mâle ?
Porp., pp. 304-5. ’

C’est par des questions rhétoriques que don Raimondo mène sa démonstration pour imposer sa lecture des mythes, l’importance de l’androgynie et du travestissement (montrées comme des rites fondateurs de l’humanité), questions qui visent à déstabiliser l’interlocuteur, à dénoncer, avant même d’être parvenu à la fin de son argumentation, l’inanité du jugement. Selon don Raimondo, la fonction sociale du castrat est indispensable à l’humanité, elle relie la société napolitaine aux rites les plus anciens et aux mythes les plus fondateurs. Loin de n’être que des cas particuliers, ils sont les messagers nécessaires d’un sens ancestral comme le montre l’exemple d’Achille, qu’il prend pour percer à jour ce que son interlocuteur considère comme une énigme littéraire, mythologique et musicale :

‘— Ulysse félicite le héros : c’est ainsi, dit-il, que, revigoré sous les rayons du soleil, le serpent jaillit de ses vieilles dépouilles. [...] cette mue, comme pour les rites de travestissement notés par Plutarque et Oppien, eut lieu pour Achille à une époque précise de sa vie : la fin de l’adolescence. Les coutumes de la société, les besoins de la guerre, la réputation de sa famille et toutes les contraintes de l’âge adulte l’obligent alors à choisir. Mais comment faire ce choix sans se mutiler ? Comment opter pour le principe masculin de sa nature, tout en restant solidaire de la moitié opposée ? Un seul moyen : s’habiller en femme, se vivre en femme, juste avant d’être envoyé sous les murs de Troie.
Porp., p. 307.’

Sur scène, les castrats ne sont pas seulement chargés d’incarner des personnages mythologiques, ils sont en fait les représentants d’un mythe et révèlent le rêve de l’androgynie, de l’ambiguïté absolue, féminins et masculins tout à la fois, ce qu’aucun autre individu, homme ou femme, ne pouvait faire. La situation géographique de leur naissance et de leur formation, Naples, s’explique par la définition elle-même ambiguë du lieu : une ville liée aux mythes, une cité où les rites ancestraux (celui de la couvade à San Donato par exemple) sont toujours vivants, où le principe de plaisir, la valeur de l’instant sont plus forts que le principe de réalité et le besoin de récolter le bénéfice de ses efforts.  Mais comment, alors, expliquer la disparition de ces chanteurs dont les charmes et les talents étaient assez puissants pour provoquer l’évanouissement des femmes et pour permettre à l’homme d’oublier sa « mutilation » ? Des raisons humanistes sont avancées, mais, avant d’en venir là, citons encore don Raimondo qui semble pressentir le sort réservé à cette tradition du chant napolitain :

‘Le rêve d’une humanité indivise, promise à une jeunesse et à une beauté éternelle, prend toujours plus de force aux époques où on sait qu’il n’est plus possible d’y croire. Achille revêtit des habits féminins à la veille d’une guerre qui allait obliger les hommes à se conduire exclusivement en guerriers.
Porp., p. 308.’

En effet toutes les justifications de ce mythe vivant que sont les castrats appartiennent au passé, elles relient l’époque de Porporino à des temps reculés, à des vestiges ou à des mythes, et les seules survivances véritables de cette tentation de l’androgynie restent circonscrites dans le temps et dans l’espace (San Donato, le temps d’une naissance). Il faudra bientôt abandonner cette forme de rêve pour en trouver une autre, comme Achille ou Hercule ont dû abandonner leurs vêtements de femme pour aller combattre : don Raimondo anticipe à son insu sur la vision des jeunes gens d’Heidelberg que Porporino décrit dans son épilogue comme la nouvelle apparition du rêve de l’indistinct, et annonce aussi la faillite de toute tentative (baroque ou romantique) pour renouer avec le mythe.

Mais quelles sont les raisons précises de cette disparition ? Comment comprendre l’acharnement de Dominique Fernandez à défendre une forme musicale à jamais disparue ? Sa fougue ne dissimule-t-elle pas quelques faiblesses dans l’argumentation ? Il faut donc aborder le problème par le biais de la morale car, au-delà des arguments musicaux et culturels avancés en faveur de l’opéra (le livret, la musique, la signification profonde...), reste toutefois la question de la castration et de ses implications individuelles et sociales.

C’est l’impasse dans laquelle se trouvait Jean-Jacques Rousseau et que l’on retrouve dans L’Opéra italien, psychodrame de la société italienne 148 qui éclaire sur le fond du problème. Dans Porporino le conflit qui éclate entre Perocades et don Raimondo au sujet de Porporino montre l’ambiguïté et la définition morales de la polémique :

‘— Quelle honte pour notre patrie ! s’écrie Perocades. Savez-vous ce que Jean-Jacques Rousseau a écrit dans son Dictionnaire de musique ? « Il se trouve en Italie des pères barbares qui, sacrifiant la nature à la fortune, livrent leurs enfants à cette opération, pour le plaisir des gens voluptueux et cruels qui osent rechercher le chant de ces malheureux. »
— Il faudrait savoir, rétorque son Raimondo, quel jour votre Jean-Jacques Rousseau a menti. Quand il rédige les articles de son Dictionnaire de musique, il songe à plaire à ses lecteurs parisiens. Lorsqu’il se trouvait à Venise, il n’avait pour guide que son propre plaisir. Or, ne l’a-t-il pas écrit également ? C’est à Venise, rencogné dans sa loge du théâtre San Crisostomo, en écoutant le castrat Giovanni Carestini se produire dans la Sémiramis de Jommelli, qu’il revint sur tous ses préjugés contre l’opéra italien, éprouva des ravissements inconnus de lui à ce jour et comprit qu’il n’avait pas ouï chanter jusqu’alors.
Porp., p. 172.’

Ici, le romancier utilise les notes et les lectures faites pour son essai sur l’opéra italien, la documentation historique lui permet d’alimenter une argumentation personnelle sur la question des castrats, et il fait de don Raimondo son porte-parole. La double et contradictoire citation de Jean-Jacques Rousseau ne témoigne pas seulement de l’importance que l’auteur attache au philosophe des Lumières 149, elle montre au-delà comment tout honnête homme, tout défenseur des droits de l’Homme, se trouve embarrassé devant la question des castrats, contraint de reconnaître la fulgurance et l’intensité du plaisir provoqué en lui par leur chant mais bouleversé aussi par le sacrifice que ce plaisir sous-entend, voire moralement indigné par cette contrainte imposée à de jeunes garçons pauvres pour satisfaire le plaisir de quelques-uns. Il s’agit donc de se demander si le plaisir peut justifier la mutilation et s’il n’est pas intolérable de décider arbitrairement du sort et de la vie d’un jeune enfant. Certes, don Raimondo se place, quant à lui, sur un tout autre terrain, montrant que la castration n’est rien en rapport avec la mutilation de l’humanité, et oppose donc la volonté de renouer avec un mythe à l’idée de progrès social, la fonction de l’art à la philosophie.

À l’origine de cette fascination pour une volupté perdue, des lectures, une fois encore : Dominique Fernandez se fonde sur le témoignage des voyageurs du XVIIIe siècle pour montrer l’importance de cette perte. Son admiration et, partant, sa nostalgie pour les castrats est à la mesure de l’enthousiasme de ces écrivains. Cependant, manquaient à ce tableau pour justifier l’utilité artistique des castrats, les témoignages des castrats eux-mêmes 150, c’est-à-dire le point de vue de ceux qui sont supposés avoir souffert de l’opération qu’on leur infligeait et aussi en avoir profité, échappant à la misère, connaissant la gloire par la ferveur d’un public en pâmoison.

Porporino s’inscrit précisément dans ce projet de réflexion et de réhabilitation, et c’est précisément peut-être la raison pour laquelle le romancier a préféré le roman à l’essai : l’art romanesque permettant, grâce au génie de l’imagination, de combler les lacunes de l’histoire. Le romancier se fait donc historien au gré des besoins de l’argumentation et présente la castration comme un moyen, non seulement de retrouver le sens d’une civilisation, mais aussi de sauver quelques enfants, comme dans cette lettre adressée à « l’Académie des Sciences » :

‘Au demeurant, j’espère que vous serez plus indulgent pour un procédé que vos philosophes jugent barbare, en songeant que, dans une ville où tant et tant d’enfants, comme je vous l’ai déjà observé, perdent la vie dans les pestes qui ravagent plusieurs fois par siècle le royaume, perdre seulement une petite partie du corps ne représente, en regard, qu’un dommage léger.
Porp., p. 115. ’

Ici des raisons scientifiques et humanistes sont mises en avant pour légitimer la mutilation infligée à Porporino. Mais c’est peut-être, des armes que nous réserve la création romanesque, celle qui convainc le plus. En effet, ce roman est introduit par l’avertissement d’un éditeur qui prend le parti du romancier et plonge déjà par ce jeu le lecteur dans la tradition du XVIIIe siècle ; il lui montre que tout n’est pas seulement vraisemblable mais que cette recréation d’un monde mystérieux et obscur réclame son adhésion totale, son engagement même dans cette controverse :

‘Quant au soin de décider si c ‘était un crime que de sacrifier l’intégrité de jeunes enfants sur l’autel du bel canto, on conviendra, après avoir lu ces cahiers, qu’il faudrait être d’un esprit bien sectaire pour condamner en bloc une pratique qui fit au moins un heureux.
Porp., p. 14.’

Face à l’absence de témoignage de la part des castrats eux-mêmes, l’essayiste n’avait en fait que peu de choix : soit se confondre en hypothèses, soit donner la parole au romancier et inventer un castrat. Or, Dominique Fernandez n’a pas choisi n’importe quel castrat, il n’a pas pris Farinelli, il a décidé au contraire de créer de toute pièces son personnage, de le faire suffisamment intelligent et sensible pour être au centre de tous les débats, témoin de toutes les questions, et il a même préféré l’instant même du déclin de la tradition pour montrer les forces en jeu dans ce problème. La solution choisie permet sans doute, mieux que tout raisonnement moral ou politique, de défendre la tradition des dessus masculins, de montrer au lecteur à quel point cette perte est un dommage irréparable pour la culture, pour l’art et pour le plaisir. Et c’est tout un monde qu’a ressuscité l’auteur, monde sur lequel Porporino, en témoin attentif, peut jeter un regard lucide pour conclure lui-même sur le sens de sa destinée :

‘Il m’a fallu du temps pour m’accepter. [...] Au soir de ma vie, je devrais me dire le plus infortuné des humains, n’ayant pas goûté aux plaisirs dont ils font un cas si extraordinaire. Ils m’apparaissent si petits, au contraire, si misérables, tous ces amants tourmentés par l’impatience d’atteindre leur but — et moi, si prodigieusement enrichi d’avoir échappé à l’obligation d’être un homme !
Porp., p. 392.’

Que dire de plus ? La question morale résiste-t-elle à ce constat personnel, à ce témoignage exemplaire, qui s’appuie sur nombre de « petits faits vrais » ? C’est là une grâce du roman contre laquelle on ne peut lutter, les armes de la raison étant mises en échec par cette fusion esthétique qui aboutit à la pérennité du mythe de l’indistinct. Plus délicate semble la situation de l’opéra italien à la fin de ce roman historique, mais c’est là, il est vrai, l’histoire d’un autre combat et d’autres luttes. Et ce ne sera pas avec les armes de la fiction mais avec celles de l’essayiste passionné que Dominique Fernandez luttera pour réhabiliter l’opéra italien de toutes les époques, multipliant les articles de critique de spectacles et de disques, toujours soucieux dans ses récits de voyage de réserver une grande place à la musique, non seulement comme référence mais comme pôle artistique, comparant le roman à l’opéra à de nombreuses reprises dans des entretiens ou dans d’importants articles comme celui qu’il a donné à La Règle du jeu 151 . Au reste, cet admirateur fervent de l’opéra devient non seulement un grand mélomane, mais est capable de dresser une carte des meilleures salles (tout, théâtre, musique, et mise en scène ayant une importance pour lui) et une liste des spectacles les plus réussis...

Notes
147.

Le Volcan sous la ville, pp. 136-60.

148.

  Opéra, p. 107 (chapitre « Parenthèse sur les castrats »).

149.

  Dominique Fernandez montre une véritable tendresse pour l’auteur des Confessions, qu’il appelle « Jean-Jacques » et qu’il cite fréquemment comme une référence.

150.

  Dans le Volcan sous la ville, on peut en effet lire : « Aucun musée d’art lyrique. Celui du Conservatoire, à San Pietro a Maiella, est fermé depuis des années : in restauro. Il contient des documents inestimables sur la vie musicale à Naples au XVIIème siècle et au XVIIIème siècle. Pourquoi cette incurie ? » (p. 102).

151.

V. supra, p. 269.