Troisième partie : Itinéraire du plaisir

CHAPITRE I : VOYAGER, VIVRE, ÉCRIRE

1) Un bilan biographique...

Si le premier voyage à l’étranger de Dominique Fernandez a été, à l’âge de dix-neuf ans, pour l’Angleterre (Londres et Cambridge en 1948), le choc véritable, la révélation de soi-même par le voyage n’ont lieu que deux ans plus tard, par un heureux concours de circonstances, avec la découverte de l’Italie lors du voyage à Rome organisé à l’occasion de l’« Anno Santo » par l’abbé Brien, aumônier de l’École Normale Supérieure où il vient tout juste d’être reçu. Il renonce alors à la préparation de la licence et de l’Agrégation d’allemand auxquelles il se préparait, décide d’apprendre l’italien et d’en faire son métier. Rebuté par les habitudes de ses condisciples de l’École, — « ils étaient en charentaises » —, il décide alors de partir pour l’Italie et décroche une bourse de l’Université catholique de Milan qui lui permettra de visiter le nord de l’Italie puis passe l’année universitaire 1951-52 à l’École Normale de Pise et sillonne le nord et le centre de l’Italie. Après l’obtention en Sorbonne de sa licence, il part pour Rome où il souhaite préparer son diplôme d’études supérieures. Ce sont donc trois années universitaires consécutives qu’il passe en Italie, durée d’une initiation non seulement à la langue mais aussi à la vie.

Quelle est la raison profonde de ce coup de coeur, de cet amour ? Ce n’est pas tant la littérature italienne elle-même que l’art de vivre des Italiens qui le séduit, et, s’il consacre de nombreux articles à la littérature italienne, devenant le spécialiste de Pavese, le traducteur de Goldoni, faisant découvrir ou redécouvrir au public français Elsa Morante et Alberto Moravia, Italo Svevo et Sciascia, Gadda et Sandro Penna, l’Italie est d’abord la révélation d’une sensualité, la découverte profondément troublante de la liberté du plaisir, de la libération du corps, de sa propre sensibilité à la beauté naturelle 158. Comme Michel de L’Immoraliste Dominique Fernandez découvre son corps et sa santé par la sensualité : terra incognita, l’Italie joue pour lui le rôle qu’elle a longtemps déjà joué pour des intellectuels, des artistes, venus d’abord en quête de soleil et de culture et bientôt repartis riches d’expériences puissamment voluptueuses et libératrices.

‘Pour moi, c’était la découverte tout simplement de la vie d’abord, du souffle vital, et ma découverte de l’Italie a été une sorte d’antithèse du savoir : j’ai d’abord aimé en Italie la plage, les odeurs ; ma découverte de l’Italie, je me le rappelle très bien, c’était une plage près de Gênes. Je n’avais jamais vu la Méditerranée avant. C’était pendant la guerre, nous habitions trop loin. Je connaissais l’océan, la Manche qui est sinistre, je trouve. Donc, j’ai découvert en même temps les bruits du ressac, les odeurs, la gentillesse, des valeurs très simples, c’était au mois d’août. Pour moi, c’était un grand souffle qui m’a revivifié, j’aurais pu être desséché par ces études vraiment très dures, et tout d’un coup, c’était la joie de vivre, le bonheur de vivre. Chose curieuse, car l’Italie est quand même une terre de grande culture. Et ce que j’ai aimé d’abord en Italie pendant de très longues années, c’était la non-culture, c’était justement l’état sauvage, si vous voulez.
Mais est-ce qu’on peut qualifier votre expérience de non-culture ?
Non, parce qu’elle est là quand même. Mais ce que j’ai préféré, c’est la mer, les oliviers, le soleil, les gens, les sourires des gens ; tout ce qui était anti-livresque disons : ce qui n’était pas « les livres ». Peu à peu, au bout de trente ans, ou dix ans, j’ai récupéré, mais enfin ce que je préfère en Italie, quand même, ce ne sont pas tellement les livres, c’est la musique, c’est la peinture, ce sont des choses qui passent par les sens plus que par l’intellect. Pour moi, c’est cela l’âme. J’identifie l’âme à... Ce n’est pas quelque chose de vague, c’est le souffle vivifiant qui a des relais culturels évidemment, ... je ne suis pas un sauvage... c’est chargé d’effluves mais d’abord il y a ce contact physique, si vous voulez, de la beauté, de la gentillesse, de la bonne grâce aussi. Ce qui est très important pour moi 159. ’

Comme Gide, Dominique Fernandez découvre en Italie la beauté absolue, immédiate, une beauté qui opère sur lui un véritable rapt : « C’est, je crois, par la route des Alpes que l’entrée en Italie est la plus saisissante. Lorsque Goethe, descendant du mont Saint-Gothard, s’écrie : “Enfin je suis né 160”, c’est à ce cri que je m’associe de tout mon coeur. » Et comme lui, il peut décrire son arrivée en Italie comme une naissance, à la fois l’arrachement à la terre de la mère, — de rigueur et d’austérité, pour l’un comme pour l’autre —, et l’éblouissement par la découverte physique et charnelle de l’émouvante beauté italienne.

Quand il est question d’Italie, il est donc toujours question d’amour : une relation particulière et subjective, l’attrait du peuple et du paysage, le plaisir de la découverte d’un monde radicalement opposé à celui dans lequel il a baigné jusque-là, monde de l’effort et du travail, de l’ascèse et du contrôle de soi. Or l’Italie ne constitue pas seulement une récompense voluptueuse après ces longues années passées à fournir des efforts : elle offre, au-delà, une réconciliation avec soi-même, rompant avec les habitudes de contrôle de soi, elle est la terre de la spontanéité. Ce « frigidaire » dans lequel il a vécu toute son adolescence, « complètement neurasthénique et suicidaire, pendant des années au bord de la névrose », s’ouvre enfin, et la joie de vivre, de rencontrer les autres qu’il n’a pas pu connaître en Angleterre ni en Allemagne, il la découvre en Italie. Dans ses oeuvres de fiction, en particulier dans Lettre à Dora, Signor Giovanni ou L’Amour, on retrouve les lignes de force de cet enchantement italien, un ravissement de tous les sens : la vue par les paysages et la peinture, l’odorat par la mer et les plantes, le goût par la cuisine et la pâtisserie italiennes, le toucher enfin, maître sens, peut-être, de ce bouleversement.

‘En effet le Sud (j’appelle le Sud mettons l’Italie du Sud, mettons Naples, mettons la Sicile), c’est une civilisation du toucher. On touche énormément. On meurt si on ne touche pas. On touche, vous savez que les mamans tripotent sans arrêt les bébés, que les bébés jusqu’à quarante ans, sont objet de manipulations fébriles, érotiques aussi, affectueuses. Enfin, dès que deux Italiens du Sud se rencontrent, c’est pour s’étreindre, se palper et ça, c’est merveilleux ! On veut avoir des preuves qu’on existe, soi et les autres. Et on les donne par cette appréhension, non seulement des mains, mais là, leurs bras comptent aussi. On touche, on sent partout, les épaules, la poitrine, tout.
C’est donc un moyen de garantir qu’on est aimé, qu’on aime. Le toucher sert aussi comme défense contre le danger, contre la mort.
« Le Toucher de l’écrivain », 1993, Lectures V, p. 195.’

Vertu naturelle d’une civilisation du contact, qui a soin de ne pas intellectualiser les rapports entre les individus : l’Italie est définie par Dominique Fernandez comme le royaume du principe de plaisir. Or, le toucher nous mène tout naturellement à nous interroger sur un autre aspect de la libération provoquée par l’Italie, celle non seulement de la sensualité mais aussi de l’érotisme : l’écrivain se sait différent, se devine homosexuel depuis longtemps déjà quand il arrive en Italie ; on ne sait rien des liaisons ni des expériences amoureuses qu’il a pu avoir alors pendant ses trois premiers séjours, mais tout laisse penser que la libération morale s’est accompagnée d’une libération amoureuse et physique, et en particulier ce passage du Rapt de Ganymède :

‘« Le charme de l’Italie est parent de celui d’aimer », disait déjà Stendhal. Célébrer l’Italie, ses rivages, ses collines, sa musique, ses opéras, ses statues d’anges et de saintes, c’était pour moi évoquer l’indicible à travers des objets de désir socialement admis.
Gan., p. 298.’

La libération fut-elle complète ? Sorti de son frigidaire, séduit par l’art de vivre des Italiens, Dominique Fernandez a-t-il été, pour autant, capable de vivre à l’italienne ? Le parcours étonne parfois par ses apparents paradoxes, car concurremment à cette découverte libératrice qui aurait pu le mener à vivre selon la nature de ses désirs, il fait en 1952 la connaissance à Rome de Diane de Margerie (alors mariée à un Italien et mère d’un enfant, Fabrizio) qui deviendra sa femme en 1961. C’est avec elle qu’il fait la plupart des voyages qui formeront le récit de Mère Méditerranée, où elle est nommée Pili Brunda. Ils divorcent en 1971 après la parution des Enfants de Gogol, et en 1972, l’écrivain fait la rencontre de Christian Frappier, coiffeur, peintre de vocation, avec qui il vivra pendant huit ans et auprès duquel il apprendra la gaieté et la joie de vivre. Mais comme si ce paradoxe d’une libération suivie d’un mariage ne suffisait pas, une autre expérience marque la période de la préparation de l’agrégation d’italien : la rencontre en 1953 du fils d’un prince russe en exil, Igor Demidoff (qui est, sous les initiales I. D., le dédicataire de L’Écorce des pierres), avec qui il est très lié — platoniquement amoureux — pendant quatre ou cinq ans, avec lui il apprend assez de russe pour pouvoir lire Tchékhov dans le texte. Il ne le reverra plus jamais ensuite.

Cet amour pour la culture et la littérature russes peut se vérifier dans le choix des articles de critique qu’il donne à La Nouvelle Revue française en 1955 et 1956 : plus du quart est consacré à la littérature russe... Ces deux attirances que représentent l’Italie et la littérature russe ne sont pas antagonistes mais complémentaires : tandis que la première apporte la vie, la seconde repaît l’âme et l’esprit, cette distinction, cette dualité est essentielle et permet de comprendre pourquoi Dominique Fernandez reviendra plus tard, en juin 1993, à la Russie, voyagera en Russie où il tombera amoureux de Saint-Pétersbourg, la ville idéale ; à partir de cette date, il multipliera les voyages en Russie : dix voyages à Saint-Pétersbourg entre 1993 et 1999. Complémentarité entre le Sud et le Nord, équilibre acquis entre la sensualité italienne et la rigueur (climatique et morale) russe. Mais n’anticipons pas, et revenons plutôt à un autre motif de questionnement : les relations de Dominique Fernandez avec la littérature italienne.

Ce n’est pas, on l’a déjà dit, la littérature italienne qui a compté d’abord dans cette relation amoureuse, mais les hommes et les femmes, les villes, la campagne, bref l’Italie vivante. Or, vouloir enseigner l’italien, faire de sa passion un métier signifie forcément s’intéresser à la littérature italienne. Le choix même du sujet de son diplôme d’études supérieures montre quelle ambivalence habitait encore le jeune homme séduit par la vitalité italienne. C’est d’abord sur Savonarole qu’il travaille, ayant même obtenu de son professeur une lettre d’introduction pour travailler sur les dossiers de la Bibliothèque Vaticane, mais comment s’enfermer devant des manuscrits poussiéreux quand on n’aime pas les bibliothèques et que l’on a décidé de faire de l’Italie sa terre d’élection pour la force de vie qu’elle représente ? Et pourquoi, d’ailleurs, choisir Savonarole, ce réformateur condamné au bûcher, cet ascète qui a combattu la volupté et la licence, qui aimait la liberté et le repos, c’est-à-dire le célibat et la religion ? Son professeur lui avait proposé le sujet. Toujours est-il qu’il comparera souvent le parcours de ce fanatique luttant contre la décadence et les corruptions romaines et florentines à celui de Dante ou de Pasolini, destin d’hommes qui se battent seuls contre tous, et c’est peut-être là qu’il faudrait chercher le motif de ce choix : « De Dante à Savonarole, de Leopardi à Pasolini, les exemples ne manquent pas, de ces grands contempteurs de la pourriture italienne 161 »... Il abandonne cependant Savonarole pour Cesare Pavese dont il rencontre l’oeuvre un peu par hasard.

C’est dans une librairie à Rome qu’il trouve un recueil de poèmes de l’écrivain turinois qui s’est suicidé au faîte de sa gloire en 1950, « le jour même où [Dominique Fernandez a] posé son pied en Italie ». Séduit par un vers, il décide que Pavese est « son homme » et il lui consacrera désormais ses travaux universitaires. Mais le choix même de Cesare Pavese et l’Italie qu’il représente méritent un examen approfondi. On ne sait pas quel fut en 1953 le sujet exact de son mémoire mais on connaît les directions qu’a prises sa thèse de Doctorat, soutenue en Sorbonne en 1968 et commencée en 1955 : L’Échec de Pavese. Sa thèse est essentiellement fondée sur la psychobiographie, Dominique Fernandez s’est attaché à y comprendre le mystère de cet homme dont l’oeuvre est dominée par l’angoisse. Paradoxalement, ce n’est donc pas la vitalité italienne, qui l’a attiré et retenu en Italie, qui constitue la base de ses travaux mais bien son inverse qu’il choisit d’étudier.  L’échec, la genèse d’une mélancolie, l’inaptitude à la vie, le refus de croire en l’amitié, ce sont autant de thèmes qu’il développe. Et lui, qui a choisi l’Italie par amour qui ne cessera plus dès lors de voyager, jette son dévolu sur Pavese qui n’a pour ainsi dire jamais voyagé, qui s’est contenté de se déplacer en Italie, et qui, bien que traducteur de maints romanciers américains, n’est jamais allé aux Etats-Unis.

À travers Pavese, c’est en fait une vertu primordiale du voyage qui apparaît, sinon la raison première : comprendre et se comprendre à l’occasion d’une rencontre, d’un dialogue avec autrui.

‘La personnalité et l’oeuvre de Pavese rejoignaient mon expérience personnelle. En effet, dans un certain sens, Pavese est très peu italien : c’est un puritain. Et, comme moi, il a eu une enfance très dure, marquée par la mort de son père. Inconsciemment, j’ai senti que Pavese était le pont entre ce que j’avais moi-même connu et l’Italie. D’ailleurs, bien avant de rien savoir sur lui, j’ai deviné, en le lisant, qu’il était asthmatique, comme moi 162. ’

Le destin de Pavese permet au psychobiographe de se comprendre soi-même, de mettre au jour, sinon d’exorciser, les lignes de force de ce complexe d’échec qui domine les quatre premiers romans de son oeuvre romanesque et qu’il choisit justement d’étudier chez Pavese. C’est donc d’abord parce qu’il se reconnaît un peu lui-même en Pavese qu’il le choisit justement ; l’auteur du Métier de Vivre permet à Dominique Fernandez de tenter de concilier ces deux parts antagonistes qui cohabitent en lui : le puritanisme et la volonté de découvrir le plaisir, sa fascination de l’échec et son besoin de vivre.

Au cours de ces cinquante dernières années, Dominique Fernandez fait plus de trente-six voyages en Italie, parcourant du nord au sud le pays auquel il doit sa libération et ne cessant d’essayer d’adopter ce pays, d’en connaître non seulement la culture mais les moeurs. À ce titre, Mère Méditerranée, que l’on peut considérer comme son premier récit de voyage, bien que ce livre ait aussi des allures d’essai, témoigne de cette volonté de pénétration et de compréhension, et, plus profondément, il inaugure une direction essentielle de l’oeuvre de l’écrivain : le besoin de transcrire, de partager ce qu’il a découvert. Il est ici question, déjà, de la définition du voyage comme expérience de vie et d’écriture...

Notes
158.

Toujours sur cette déterminante expérience « physique » que constitue l’Italie, Dominique Fernandez déclare encore à Éliane Allo, dans un entretien  (« Les colorations de l’âme », 1989) : « Dominique Fernandez, comment avez-vous découvert la Méditerranée ? — À vingt ans, j’ai fait mon premier voyage en Italie. J’ai campé près de Gênes, à Pegli — un ravissant petit village devenu aujourd’hui un affreux amas de béton. C’est là que j’ai eu la sensation physique de la Méditerranée, sa lumière, ses odeurs, ses bruits. Ce fut un véritable choc. J’ai appris l’italien, et fait de l’enseignement de la littérature italienne mon métier. Par la suite, j’ai découvert Naples et la Sicile qui sont la vraie Méditerranée. Si la “culture méditerranéenne” a un sens, c’est dans les pays du grand Sud : Mezzogiorno, Andalousie, Maghreb, Grèce... »

159.

« Ma Méditerranée », Entretien avec François Dufay, L’Histoire n°157, juillet-août 1992, pp. 16-7.

160.

Il s’agit en fait d’un contre-sens fait sur un vers des Élégies romaines que Gide commente lui-même un peu plus loin : « J’avais lu : Nun bin ich endlich geboren. Or c’est geborgen qu’il fallait lire ; c’est geborgen que Goethe avait écrit. C’est-à-dire : je suis enfin délivré, rescapé... de quoi ? de la cour de Weimar, des multiples liens et occupations et obligations mondaines et officielles qui paralysaient son développement spirituel. » (André Gide, À Naples, Fata morgana, 1993, pp. 15-6).

161.

« Stratégie de la Résistance » [Leonardo Sciascia, Noir sur noir], L’Express, 18 novembre 1981, pp. 70-1. V. aussi Porfirio et Constance, pp. 214-5.

162.

Propos recueillis par Daniel Desmarquest, « Voir Naples et écrire » dans Porporino, Paris : Cercle du Nouveau Livre, 1975.