Voyager et écrire. Dès Mère Méditerranée, le style du récit de voyage fernandezien est constitué : ce n’est ni la simple restitution d’un carnet de bord ou d’un extrait de journal intime écrit en voyage au sens gidien, ni la mise en forme de notes de voyage pour en faire un essai, mais la réécriture minutieuse d’instants de vie. Le récit de voyage n’est d’ailleurs pas le récit d’un seul voyage mais de plusieurs voyages et de plusieurs morceaux de vie en voyage. Il emprunte à tous les aspects du livre de réflexion et du livre de voyage : il se présente comme une réflexion vivante et personnelle sur une terre étrangère et repose tout à la fois sur la rigueur de l’argumentation, le sérieux de la documentation et la subjectivité de l’auteur. Un mouvement s’imprime dès ce premier livre : écrire pour le lecteur qui ne connaît pas le pays dont il est question, pour celui qui croit le connaître et pour celui-là même qui en serait déjà amoureux. Or, le travail qui sous-tend l’élaboration du récit de voyage permet de mieux saisir cette complexité et cette richesse.
Dominique Fernandez affirme partir d’abord en naïf pour une destination : sans avoir lu, sans documentation. Les notes prises alors ne peuvent être que des impressions mais celles-là sont justement capitales, non seulement dans le cheminement de l’oeuvre mais aussi pour comprendre la volonté de l’auteur. Inconsciemment peut-être, l’écrivain se remet ainsi dans l’état de son premier voyage italien, il se donne la possibilité d’être envahi par les sensations, émerveillé par la grâce du paysage, ravi par les bonheurs des rencontres inattendues. Le plaisir précède le récit.
Et c’est peut-être parce qu’il veut exprimer et prolonger l’instant de l’émotion ou de la découverte que des passages de notes de voyage sont retranscrits dans les récits, cela coïncidant avec l’utilisation du présent de l’indicatif et l’utilisation de verbes d’action. Le récit d’anecdotes prend alors la valeur d’un document, et, qu’il s’agisse d’une conversation sur une question politique ou littéraire ou de la description d’une scène de la vie quotidienne, on peut deviner la volonté de l’auteur : non seulement se souvenir de son voyage, en conserver une trace exacte, mais aussi montrer à quel point le voyage, le plaisir de voyager est constitué à partir d’expériences particulièrement personnelles et de rencontres privilégiées :
‘Nous restons une heure dans le bois de châtaigniers, à respirer l’odeur violente de la terre. La femme qui nous a vu partir nous attend sur la petite place en haut de son village. Devant ce couple qui a disparu une heure dans les bois, elle se redresse, prend un visage de circonstance. Elle vient de laver à grande eau deux jeunes cochons qui se poursuivent autour de la fontaine. Grave, majestueuse, avec le port incomparable des femmes habituées à tenir en équilibre sur leur tête des jarres ou des fagots, elle nous regarde sévèrement. « Voici l’église », nous dit-elle, en nous montrant la chapelle qui est au fond de la place. « L’église de la Madone. » Nous feignons de ne pas comprendre cette invitation à nous purifier d’une faute que nous aurions commise dans les bois. Nous la félicitons pour la bonne humeur et la peau bien rose de ses cochons. Ils folâtrent, tout lisses et tout nus. Alors : « Eux aussi, ils s’amusent », dit-elle, un sourire indulgent dans son visage irrité. Elle est contente de nous avoir comparés aux cochons, aux innocentes bêtes : elle a trouvé ce moyen pour nous absoudre de la faute supposée, nous en ôter le remords. Et nous sourions à notre tour, le coeur en paix, comme elle veut qu’il soit. À défaut de l’église, nous ne pouvons pas refuser les cochons. Nous ne pouvons pas refuser le sourire qui éclaire le visage de cette femme, gardienne de la moralité du village, mais point si intransigeante qu’elle ne soit tout heureuse de nous avoir disculpés.Plaisir d’une rencontre, bonheur de raconter une expérience personnelle, mais aussi d’interpréter le sens de cet instant, car rien n’est gratuit et si à première vue cette scène emmenée par l’enthousiasme et l’humour de son auteur peut sembler divertissante, elle vient en fait illustrer la réflexion menée sur les rapports entre hommes et femmes en Italie, sur le code amoureux de la société italienne. Et c’est là un des traits importants du récit de voyage. La valeur du document instantané n’ôte rien à la rigueur de l’argumentation, la subjectivité de l’auteur ne nuit pas à la clarté de son discours : le récit de voyage se veut aussi témoignage sur la terre étrangère et donc récit à part entière, dans le sens où présenter les richesses culturelles, disserter sur la situation économique ou politique d’un pays ne suffisent pas, mais où il faut aussi donner de soi au monde, prendre le temps de s’impliquer auprès des autres, qu’ils soient des écrivains, des intellectuels ou, comme ici, des paysans. Cherchant toujours à percer à jour le secret, le mystère d’un pays, l’auteur observe tout et choisit des moments révélateurs de l’art de vivre qu’il découvre, il les ressuscite à l’aide du présent de narration, comme un moyen d’inscrire une expérience dans un temps comme suspendu, de transformer ces hommes et ces femmes qu’il a croisés en personnages d’une histoire réelle, en héros porteurs d’un sens. L’art du romancier sert l’art du voyageur.
Et d’ailleurs, où l’art de la fiction commence-t-il ? Est-ce ici, dans ces mises en scène de la vie, ou seulement dans leur transposition romanesque ? La date de ces anecdotes révélatrices n’est que rarement précisée : ainsi, le lecteur de Mère Méditerranée ne peut savoir lequel des sept voyages en Italie du Sud, en Sardaigne et en Sicile a ménagé cette rencontre qui vient ponctuer sa réflexion sur les rapports entre hommes et femmes ; quinze ans séparent le premier voyage en Italie de la sortie en librairie du premier récit de voyage, et à cette distance on peut mesurer ce besoin de pénétration dans un monde, cette quête patiente et exigeante que s’impose l’auteur pour découvrir, aimer et vérifier. Il y a là matière à définir la méthode même inventée par le voyageur.
C’est sans doute le terme de relations de voyage qui convient le mieux pour définir les livres de voyage de Dominique Fernandez : témoignages personnels, rapports, mises en relation de différents univers et réflexions sur ces terres visitées. Le livre de voyage ainsi conçu est une somme, une totalité vivante. Il est tout à la fois précis, subjectif, méthodique et fruit d’une recomposition du voyage. Précis : sa vocation est d’entraîner le lecteur, de lui donner l’envie de visiter le pays dont il est question, sa forme peut alors prendre celle du guide indiquant les horaires ou jours d’ouverture d’une église, les lieux à ne pas manquer, ceux qu’il faut éviter, les auberges où loger et les habitudes propres à chaque pays. Subjectif : l’auteur se fonde d’abord sur ses goûts personnels et ses émotions, remet en question la valeur ou l’intérêt d’un site à partir de son expérience. Méthodique : il propose au lecteur un parcours, sa présentation est celle d’un parcours possible, d’un itinéraire que le lecteur peut suivre, une invitation organisée au voyage. Fruit d’une recomposition de voyages : il n’est qu’exceptionnellement présenté sous la forme d’un journal (cela seulement pour des raisons très précises) et se veut d’abord la présentation d’un bilan personnel établi à partir de plusieurs voyages effectués, — les dates de ces voyages ne sont que rarement indiquées parce que cette somme, par souci de créer un style plus fluide, un récit plus rapide et plus vif, se présente de façon linéaire. La relation de voyage devient donc, non pas le récit d’un explorateur (les terres que l’écrivain visite ne sont pas inconnues, il se propose seulement de les faire reconnaître sous un jour nouveau, à partir de son regard), mais celui d’une expérience de sympathie au sens propre : l’auteur, s’étant trouvé lui-même ou retrouvé dans ces lieux lors de sa première visite, revient ensuite après avoir approfondi sa connaissance, après avoir lu. On pourrait donc dire que le deuxième voyage est déjà le voyage de la vérification par l’esprit des découvertes du coeur, le livre en mains.
Les articles de critique que l’auteur donne à différents magazines deviennent à ce moment-là des « prétextes » au voyage. Ils montrent l’intérêt de l’auteur pour une culture, une littérature ou une école musicale, picturale ou architecturale. Des extraits de ces textes sont insérés dans la relation de voyage, et l’inverse étant également vrai, bien que plus rare, une critique de spectacle peut avoir été suscitée d’abord par l’expérience du voyage, un nouveau voyage au moment de la rédaction finale d’un livre coïncidant parfois avec un spectacle et fournissant l’occasion d’une rencontre avec un metteur en scène, un chanteur ou un créateur. Rien n’est le fruit du hasard mais d’une organisation précise et d’enquêtes patientes : la crainte de dire des sottises, le besoin de s’approcher de la vérité contraignant l’auteur non seulement à observer attentivement mais à vérifier sans cesse.
Enfin, la relation de voyage finie, les articles alimentant cette oeuvre (ou alimentés par elle), il reste encore la ramification de ces deux activités, c’est-à-dire le roman lui-même. Lettre à Dora est le premier roman qui s’inscrit dans la suite de voyages : le parcours de John, jeune Irlandais qui va étudier en Toscane, annonce la forme que prendra plus tard le voyage au coeur du roman. Il en va ainsi de Porporino où le voyage se double d’une exploration historique, et c’est là précisément l’autre ligne essentielle de la transposition du voyage dans l’oeuvre romanesque : elle repose sur la recréation historique d’un monde, elle ne se contente pas d’utiliser un personnage fictif qui voyagerait à son tour, mais crée l’art de vivre d’une époque mystérieuse et disparue. Ce que l’essayiste ne peut pas savoir avec certitude, le romancier-voyageur tente, lui, de le comprendre, de l’imaginer ; la rencontre avec un créateur disparu a lieu, non seulement à travers son oeuvre, ses documents intimes, mais aussi à partir des lieux qu’il a fréquentés : l’auteur s’ingénie alors à imaginer ce qui a pu être. Deux cas diamétralement opposés par leur situation respective viennent tout naturellement à l’esprit du lecteur, et sont révélateurs de cette importance accordée au lieu, de cette importance du voyage comme moyen de préhension de l’homme : L’Échec de Pavese et Le Dernier des Médicis. Le premier, ouvrage universitaire, montre que le voyage est un mode de connaissance du sujet étudié, tandis que le second vérifie l’invention du romancier, l’exactitude de ses vues par le voyage. Il peut sembler étonnant en fait de voir l’auteur d’une thèse consacrer tout un chapitre de son travail à un voyage qui n’apporte rien de « scientifique » (il n’y a pas de documents) mais des impressions personnelles, des points de vue subjectifs...
‘On rêve aux errances de Pavese, et comme la monotonie de Turin dut fasciner cet esprit envoûtable. Il se jeta à corps perdu dans ces rues longues et droites, il tourna chaque angle de rue vers une autre artère droite comme si ç’avait été chaque fois l’inconnu à découvrir, l’inconnu dans la lumière et l’éblouissement des percées rectilignes bien plus énigmatique que dans le plus retors des labyrinthes.’La ville m’a enseigné des peurs sans fin :
une foule, une rue m’ont fait trembler.
Chaque rue est grande ouverte on dirait une porte.
Ce passage qui oppose la monotonie des rues turinoises, la clarté et la limpidité d’une ville ordonnée, sans surprises, à l’obscurité de la chapelle du Saint-Suaire, montre la méthode même employée par l’auteur qui, pour résoudre l’énigme d’un homme et d’une oeuvre, explore le lieu, le cadre dans lesquels elle a été édifiée, dans lesquels il a vécu, se laisse envahir par des sensations pour mieux comprendre ce qui n’a pas été livré ou dit comme tel dans son oeuvre mais ce qui, secrètement, a commandé cette oeuvre et ce destin. Ici, la date le montre (« Mars 1967 »), le voyage a été une vérification ultime (le livre est sorti de presse en octobre 1967 et Dominique Fernandez a soutenu sa thèse le 10 février 1968) de ce que l’on pourrait appeler des hypothèses de lecture d’une vie, l’interprétation générale d’une oeuvre et de son auteur. Le besoin même de dater ce voyage, d’employer la première personne du singulier dans les trois quarts de ce court chapitre, révèle la subjectivité du commentaire, mais montre aussi la liberté prise avec le genre : style inattendu chez l’auteur d’une thèse, attitude qui peut sembler peu scientifique mais qui indique le parti pris fernandezien : il s’agit de rencontrer l’autre par tous les moyens, d’apprendre à le connaître sans négliger aucun indice. Ici, Turin révélée par deux artistes : Guarino Guarini et Pavese. Le voyage est justifié par le besoin de comprendre, par la passion d’enquêter, de reconstituer.
La méthode du romancier est la même : quand il s’agit de reconstituer la trajectoire qui pousse Pier Paolo à s’abandonner à la séduction sur une plage d’Ostie, il déclare avoir commencé par se promener dans les rues de Bologne. Il ne s’agit pas seulement de rassembler des éléments pour une description réaliste, on l’aura compris, il s’agit, comme nous venons de le voir avec Pavese, d’employer une méthode qui lui permette de s’identifier à son modèle, de répondre ainsi à des questions qui laissent muet le biographe classique.
‘— J’imagine un personnage et je le fais se promener dans des endroits qui me plaisent. En fait, je m’y promène à sa place en essayant de les voir par ses yeux.La technique du romancier se nourrit de l’expérience du voyageur. Savoir sentir et ressentir, imaginer à partir des yeux d’un autre ce qu’a pu être une vie, une existence, un destin, c’est une façon aussi pour l’auteur de revisiter un lieu, de l’investir et de l’enrichir. La ville, la région ou le paysage traversés ne sont pas simplement décrits, ce qu’ils ont été, ce qu’ils ont pu susciter d’émotions, de joie ou de frustrations à une époque précise pour un individu précis est restitué, inventé. Le romancier se laisse aller à une errance dans les lieux de son modèle, — du moins dans les lieux essentiels, dans ceux qui ont une signification pour Dominique Fernandez, là où il ressent ses propres émotions et où il peut donc concevoir celles de son héros ; les autres, plus marginaux, sont plus directement livrés à son imagination, à partir de ce qu’il sait de ces lieux, de ce qu’il sait par une correspondance ou des témoignages de la vie de son héros dans ces lieux. Le séjour de Pier Paolo au Kénya est narré dans un chapitre entier (Ange, pp. 313-21) : Dominique Fernandez n’est jamais allé en Afrique noire, — là, un voyage ne lui aurait sans doute rien apporté de plus, car ce territoire n’appartient pas au domaine susceptible de mettre en train son imagination ou sa réflexion —, et pourtant ce chapitre livre une clé essentielle sur le héros, sur ses rapports avec son père, sur le sens qu’il donne au plaisir ; partant, ce chapitre annonce aussi le sens de la destinée de Pier Paolo. Là où Dominique Fernandez sait ne rien pouvoir ressentir lui-même de ce qui a fait la vie de son modèle, il s’abstient donc d’aller : les documents qu’il glane, l’opinion qui s’est faite déjà par sa méthode d’identification lui suffisent pour reconstituer et pour imaginer. La description n’est pas précise, c’est le monologue intérieur du personnage qui constitue la matière du chapitre.
Ailleurs, la description, bien qu’imaginée, se fait plus précise et le voyage se charge ensuite de vérifier l’invention du romancier 164 : Gian Gastone, héros du Dernier des Médicis, a passé huit ans auprès de son épouse, Anna Maria von Sachsen-Lauenbourg, à Reichstadt. Commençons par reproduire les passages du roman qui décrivent le château et la campagne pour les comparer ensuite aux découvertes du voyageur. Pino Simonelli, le narrateur, résume dans le roman les lettres des gentilshommes qui forment la suite de Gian Gastone et livre au lecteur des témoignages sur la vie de Gian Gastone en Bohème, les conditions matérielles de cette expérience conjugale.
‘Tous [les vingt-cinq gentilshommes de la suite] s’accordaient pour vitupérer le village, le château, la campagne environnante. Au nord de Prague, qu’on se figure une vallée étroite, encaissée entre des montagnes hostiles, enveloppée de brouillards, rarement ensoleillée, même pendant la belle saison. Des forêts de sapins dévalent les pentes jusqu’aux portes du château. S’il y a un arbre que le tempérament italien ne peut souffrir, c’est bien le sapin, avec ses branches raides étagées comme les degrés de la justice. Le château lui-même, qu’on baptiserait à meilleur droit forteresse, consiste en un quadrilatère de murailles brunes, râpeuses, à peine dégrossies. Les ouvertures se réduisent à des fenêtres exiguës, des fentes, qui ne laissent passer qu’un filet de lumière ; absurdité flagrante, dans un pays où la lumière est plus rare que l’or.Rustique, brute, sans raffinement aucun, « inconfortable », c’est ainsi que le romancier a imaginé la vie de Gian Gastone auprès d’Anna Maria : une existence et un lieu qu’il semble avoir peints d’après le portrait de la maîtresse de maison, une femme autoritaire et laide. Le souci de la vraisemblance psychologique a visiblement guidé l’imagination du romancier, et c’est avec une grande surprise qu’il se rendra compte que la réalité est autre qu’il l’avait pensée. De ce lieu et de cette campagne qu’il a peints sans avoir pu les voir (ce n’est qu’au cours du voyage de 1994 qu’il apprend que Reichstadt, introuvable sur tous les atlas « s’appelle aujourd’hui Zakupi, et se trouve à huit kilomètres de Ceska Lipa ») ne demeurent finalement que les écuries : les austères sapins ont fui du champ d’horizon, — bien que de grands pins ceinturent en effet la bâtisse et le village —, et le château est loin de ressembler, finalement, à cette sinistre forteresse décrite plus haut.
Le denier des Médicis ! J’avais hâte de vérifier par l’examen des lieux, si les huit ans de séjour à Reichstadt avaient pu contribuer à ce qu’il est convenu d’appeler la déchéance de ce anti-héros. [...]
‘Je m’imaginais une forteresse du Moyen Âge, quelque bâtisse austère où le jeune homme avait consumé son printemps dans le regret des splendeurs florentines — et voici que, après le porche des communs, se montre à nous un château baroque, rouge et blanc, simple sans doute, mais nullement rébarbatif. Le comte Julius Franz von Sachsen-Lauenburg avait transformé l’ancien castel en une agréable résidence. Sa fille Anna Maria hérita du domaine en 1689 et le compléta par la construction d’un jardin de plaisance et de gigantesques écuries.L’imagination du romancier n’a pas reconstitué la forme de ce château, mais qu’importe, au fond, puisqu’elle a su deviner que ce lieu ne pouvait pas convenir au jeune homme, qu’il y avait été malheureux dans un exil loin de tout. Si cette demeure baroque a séduit le voyageur, le romancier, lui, ne se trouve pas pris en défaut par la vérité historique comme le montre la suite, sa découverte conforte au contraire le sens qu’il a donné à son personnage, son interprétation du mystère du dernier des Médicis :
‘Quel refuge restait-il à Gian Gastone, à part les fugues à Prague et la chasse aux vauriens ? Le jardin d’agrément, modeste par ses dimensions, précieux par ses parterres de buis, ses deux terrasses coupées par un escalier central, sa double rangée de niches en rocaille, aménagées en fontaines. Abandonné aujourd’hui, mais, au temps du prince, exquis spécimen de théâtre d’eau baroque. L’auteur de ce bijou ? L’architecte Octavio Broggio, actif à Duchcov et dans cette partie de la Bohême. Les niches alternent avec les cariatides, faunes barbus ou nymphes à queue de poisson, figures élancées et sinueuses, d’un érotisme signalé, mais dans un genre étranger aux inclinations de Gian Gastone. Faune et nymphe sont parfois accolés. Le satyre, d’une main avide, presse le sein nu de la naïade. Autres étaient les fantasmes du prince, condamné à se morfondre entre l’équitation et le jacquet, au milieu des pins sombres d’un paysage assez beau mais triste pour un Italien.Dans le roman, la description des lieux était presque entièrement fondée sur cette opposition de l’intérieur et de l’extérieur du château ; le mobilier découvert par le voyageur, nous le savons, n’est pas celui d’Anna Maria et de Gian Gastone ; en revanche, l’extérieur ne coïncide pas avec la description qui en était faite, une place importante avec le jardin d’agréments étant faite aux jeux, au plaisir et même à la sensualité. L’exagération du romancier, la recherche d’anecdotes et d’images propres à peindre un portrait en forme de caricature de la princesse, un portrait tout d’une pièce, comme c’est assez souvent le cas pour les femmes dans cette oeuvre, permettent en fait de mesurer la sympathie de l’auteur pour son personnage : à la place de Gian Gastone, même dans cette demeure baroque, seule la fuite eût été envisageable. Dominique Fernandez ne retiendra pas, pour excuser la laideur ou la passion équine de la princesse, sa sensibilité à l’art baroque, il ne s’arrêtera pas non plus à cette absence de goût pour cet art chez son héros. Sur eux, son idée est faite, et le château ne remet rien en question, puisqu’il existait déjà dans son imagination et dans son oeuvre, puisqu’il devait être le lieu de la réclusion et le domaine de l’ennui pour son héros.
La confirmation de ses allégations sur la princesse, il la trouve néanmoins au dehors avec les écuries. Celle qu’il a peinte comme un laideron passionné par l’équitation ne vivant que pour ses chevaux, il se plaît à la retrouver telle qu’il l’a imaginée :
‘Des bâtiments qui entouraient le château, un seul avait belle allure, au point de surclasser le château lui-même : les écuries, construites sans regarder à la dépense et entretenues sur un grand pied. Anna Maria Francesca ne s’intéressait qu’aux chevaux, passion commune aux habitants d’Europe centrale, mais qui avait pris chez elle une intensité effrayante. Bien que nos correspondants n’en dissent pas plus, il était facile de comprendre, derrière leurs réticences, que la princesse non seulement passait ses journées auprès de ses étalons et de ses juments, mais qu’elle ramenait avec elle au château, jusqu’à la table des repas et dans le lit conjugal, une odeur de litière et de crottin.La dernière phrase montre à elle seule comment le voyageur valide les révélations du romancier : Anna Maria, élevée au rang d’amazone, est ainsi transformée non seulement en créature de la mythologie mais aussi en une femme guerrière monstrueuse, incapable par sa nature et par sa volonté de s’attacher à un homme, n’ayant de goût que pour ses chevaux, n’affichant aucune féminité, incapable d’être une épouse et encore moins une amante. De là, on comprend l’impatience de Gian Gastone de quitter cette bourgade où aucune distraction, aucun plaisir ne pouvaient convenir à ses goûts. Ici encore, la réalité, même différente de celle qu’avait imaginée le romancier, permet, sinon de justifier l’invention descriptive du romancier, du moins de mesurer, — et c’est là le seul point vraiment essentiel pour le créateur —, le réalisme psychologique du roman.
*
Le voyage est au centre de cette oeuvre, il en est non seulement le moteur mais une source autant qu’une raison d’être. Non seulement Dominique Fernandez a trouvé dans le voyage cette force indispensable pour survivre à son angoisse mais il trouvé aussi le moyen d’en faire une oeuvre : c’est d’abord en apprenant à se connaître, à découvrir des parts cachées de soi, révélées par ses rencontres et par les lieux qu’il a visités qu’il a réussi a sortir de ce « frigidaire » de l’adolescence, puis c’est encore en voyageant qu’il a trouvé le moyen d’exprimer cette contradiction qui domine toute son oeuvre : ce besoin d’effort et cette tentation du plaisir. Le voyage lui-même, plaisir brut, est systématiquement dépassé pour être justifié et raisonné dans des relations de voyage, pour devenir un travail après avoir été un plaisir, pour approfondir cette quête obstinée de soi et cette quête du sens dans un dialogue incessant.
Or, comme nous le verrons bientôt, toutes les destinations n’entraînent pas avec autant de bonheur l’auteur vers la connaissance de soi, toutes ne portent pas le fruit d’un roman à venir ou même d’une relation de voyage. Le choix même des destinations, l’intensité de ces pays, la richesse artistique, culturelle et morale qu’elles représentent sont autant de questions essentielles auxquelles l’auteur ressent le besoin impérieux de répondre. Il y a dans le bilan biographique que nous avons tenté de dessiner plus haut un aspect primordial et constitutif de cette oeuvre et de cet auteur que nous ne devons pas perdre de vue : la magie de l’étranger, pour opérer, pour donner lieu à un besoin d’exploration plus systématique, doit d’adresser à Dominique Fernandez avec des codes qu’il est capable de déchiffrer, qu’il est en mesure d’employer pour se comprendre lui-même et pour créer, au-delà du simple plaisir de l’espace, il lui faut aussi ressentir le plaisir de se comprendre soi-même, d’alimenter sa mythologie personnelle et de mettre en train son imagination. Le voyage devient dès lors non seulement le précurseur mais le pendant de la création romanesque. Sa formule romanesque, qu’il expose comme un procédé d’identification et de mise à distance d’un héros dont il choisit d’élucider le mystère, suppose d’emblée l’expérience du voyage, voyage à travers autrui, dans une oeuvre, une culture, un pays et parfois une époque.
Enfin, comme le montrent les cartes qui suivent et qui indiquent non seulement les pays fréquentés par l’auteur avec des couleurs différentes selon le nombre (plus ou moins important) de voyages, mais les pays qui ont nourri la veine romanesque de l’auteur et déclenché l’écriture des relations de voyage, il est important d’identifier les raisons et les motifs qui poussent cet inlassable voyageur à continuer l’exploration, à prêter attention à l’autre. C’est à ce prix seulement que l’on peut comprendre l’unité de cette oeuvre et ses lignes de force.
Propos recueillis par Anne Lavaud, Dans la main de l’Ange, Paris : Cercle du Nouveau Livre, 1983.
Le Dernier des Médicis est paru en 1993 et le voyage qui a permis la découverte de Reichstadt n’a eu lieu qu’en juin 1994.