CHAPITRE II : L’ITALIE

1) Où tout commence à Naples ?

Naples est un tournant : dans la vie de l’auteur et du voyageur. Une fois encore, le hasard des circonstances a été capital. D’abord parce que, jeune professeur mis à la disposition des Affaires étrangères, Dominique Fernandez a été envoyé à Naples au lieu de Milan comme cela était initialement prévu165 et ensuite parce qu’il a été sauvé de l’Institut Français par sa première conférence en février 1958 : invité à donner une des conférences hebdomadaires de l’Institut, il parle de Roger Vailland (La Loi, prix Goncourt trois mois plus tôt, est déjà célèbre en Italie). À peine a-t-il évoqué le communisme et l’érotisme du romancier que le directeur, M. Pasquier, « se dresse comme un ressort, s’écrie que la conférence est suspendue, éteint lui-même les lumières et pousse dans la rue la foule »... Violemment semoncé par M. Pasquier, puis par le Consul général, Dominique Fernandez est suspendu de ses fonctions, ce qui lui a permis de découvrir vraiment Naples, d’y résider sans obligations autres que le plaisir de la découverte. De cette aventure napolitaine, il rapporte une pièce de théâtre restée inédite, L’Arbre et le Fleuve, mais surtout des expériences qui vont bouleverser son rapport avec l’Italie : la découverte de la musique, bien sûr, et celle de la civilisation baroque.

‘Cela m’a permis de découvrir Naples. Après cette affaire, beaucoup de gens sont venus me voir, des gens extraordinaires : un conducteur de locomotive, un type qui tenait un bar dans les quartiers louches de Naples... Je suis devenu très copain avec eux, et ils m’ont fait connaître Naples à fond. Je n’avais plus de fonctions officielles, j’étais libre, c’était merveilleux... À l’époque, on trouvait encore à Naples ces fameux bordels qui étaient des sortes de salons où l’on causait, comme Fellini en a montré dans ses films... Ce que j’aime à Naples, c’est la rue telle que je la décris dans Porporino ; depuis le XVIIIe siècle, ça n’a pas beaucoup changé...166

Dans Mère Méditerranée, Naples constitue l’ouverture de la relation de voyage, Dominique Fernandez ne choisit pas seulement de recréer son propre itinéraire dans l’exploration de l’Italie du Sud, il fait de Naples la porte d’entrée privilégiée, l’étape initiatique pour pénétrer les civilisations du Sud, l’esprit des hommes du Sud. Nous avons déjà signalé à quel point ce livre annonce ce que seront les récits de voyages fernandeziens après lui, mais il faut peut-être signaler maintenant en quoi ce premier livre de voyage diffère aussi des autres. Plus que dans n’importe quel autre livre de voyage, la promenade est présente dans Mère Méditerranée, Dominique Fernandez est un homme qui marche ou se déplace en voiture, ses déambulations présentent à la fois au lecteur l’itinéraire qu’il pourrait suivre et le chemin qu’a pu suivre l’auteur lui-même. C’est de la description et de l’interprétation du spectacle de la rue napolitaine que naît le commentaire de l’écrivain, mais, comme s’il ne voulait pas livrer dans ce premier mouvement tout ce qui nourrit sa passion pour Naples qu’il connaît bien déjà, il ne sera d’abord question que de la Naples vivante, celle qui l’a séduit immédiatement.

‘Édifices poreux, souvent inachevés, trop grands, trop hauts pour avoir pu l’être ; escaliers mystérieux qui débouchent à l’air libre sur des paliers perdus laissés aux chats et aux ordures ; jamais un arbre ni un jardin ; mais le tuf des façades fait comme des falaises avec des spélonques naturelles pour entrées. Paysage hors du temps et des ères géologiques connues. Un magnifique portail à blason sculpté dans un mur pourri semble le reste d’une occupation coloniale très ancienne. Des têtes çà et là apparaissent, des bras chargés de linge, des enfants nus ; un dépôt de ferrailles occupe un coin de la cour ; des lits de cuivre énormes aux montants contournés reluisent dans la pénombre. Tout ce décor baroque sauve Naples de la petitesse qu’il y aurait dans un intérieur français d’une condition même bien supérieure. La vie a beau y être humiliée, les habitants de ces grottes ont avec le superflu et l’absurde une familiarité merveilleuse. Ils s’affairent entre la marmaille et les chaudrons avec un sens du théâtre qui fait que leur misère n’est jamais la misère sèche, la misère pauvre, mais un désordre fantasque et dramatique.
Cris et pleurs s’échappent par les fenêtres. Les femmes s’interpellent en se frappant la poitrine à grands coups. Un fardeau en équilibre sur la tête, le garçon de courses passe comme un funambule. Larmes, gesticulation et cris. Les Napolitains n’expriment pas ainsi une obtuse énergie vitale, comme tant de voyageurs l’ont cru, mais la fragilité, la pathétique labilité de leur être, aux limites de la dislocation et de l’égarement.
Mère, pp. 11-2.’

Le lecteur voit bien comment de scènes du peuple napolitain l’auteur passe à la réflexion, comment l’émotion et le plaisir donnent naissance aux commentaires nourris par des lectures, des discussions et par la mise en relation de points d’histoire. L’esprit baroque de la cité se dégage de ces pages, mais dans le mode de vie napolitain seulement et non pas dans le détail de l’architecture de la ville : les monuments, les palais, les églises et l’opéra lui-même, joyau où l’auteur a pourtant découvert la beauté du bel canto, sont absents de ces pages sur Naples. Ce premier livre de voyage propose en fait des vues d’ensemble sur une Naples vivante bien qu’en décrépitude. Ce n’est pas le sens de l’observation de l’auteur qui est pris en défaut et qui l’empêche de décrire avec précision les palais livrés à l’incurie de leurs propriétaires, mais plutôt la recherche du sens qui emporte l’écrivain vers des efforts de définition et de synthèse, la volonté de livrer au lecteur des impressions d’ensemble et la source de ses premières émotions qui le conduisent à livrer un tableau vivant.

Ce désir de raconter le génie napolitain de la rue donnera d’ailleurs naissance à un roman, Porporino, où se mêlent les évocations du peuple napolitain, de sa mentalité tout à la fois fataliste et gaie, superstitieuse et cultivée, et des descriptions du centre historique de Naples. D’une certaine façon, le roman est déjà un complément au voyage, une invitation et une initiation au voyage : le lecteur peut suivre les itinéraires de promenades de Porporino à travers les rues, tout ici a pour but de restituer l’enchantement provoqué par des lieux où le temps semble s’être arrêté, où, en deux siècles, rien, ni dans l’inachèvement des palais ni dans le mode de vie, n’a été bouleversé par le progrès.

‘Naples, splendide et décrépite — décrépite ou pas encore tout à fait terminée ? Combien me touchent ces belles demeures, auxquelles il manque toujours quelque chose, un bout, un ornement dans la façade, peut-être est-il tombé, ce balcon a pu s’effondrer, personne n’aura pensé à le reconstruire, peut-être aussi n’a-t-on jamais eu le temps de le mettre en place, ou l’argent a-t-il fait défaut. Il est impossible de dire si ce désordre, cette incurie, cet air de défaite est dû à la vieillesse, à l’abandon, ou si le projet initial était trop vaste, trop ambitieux, trop fou.
Perocades, froid et précis, critique : ces escaliers de mégalomanes ne servent à rien, les pierres employées à leur construction auraient pu servir à édifier des maisons pour les familles qui sont logées dans les caves, des écoles pour instruire les enfants qui jouent dans les ordures. Pourquoi élever des habitations de six étages qu’on n’arrive jamais à finir, qui interceptent le soleil, l’air ?
Porp., p. 249.’

Une autre relation de voyage, Le Volcan sous la ville, viendra dire cette passion pour le baroque napolitain, et bien que Dominique Fernandez choisisse d’y évoquer les mêmes lieux que dans son roman, l’on ne peut qu’être surpris de la rapidité des analyses : l’architecture baroque napolitaine est présente, mais, paradoxalement, elle est observée avec moins d’attention par Dominique Fernandez qu’elle ne l’était par Porporino.

‘La Naples baroque (c’est-à-dire la Naples la plus Naples) est un gaspillage de formes inutiles. À commencer par les escaliers, gigantesques, qui occupent la moitié des palazzi, immenses cages vides qui volent l’espace habitable, lieux d’avant la naissance, absurdités nécessaires au bonheur de ceux qui sont nés et s’entassent dans des logements surpeuplés mais ne renonceraient pour rien au monde à ce déploiement gratuit de courbes et de contre-courbes.
Volcan, p. 39.

C’est d’ailleurs à partir de Porporino qu’apparaît plus complètement la définition du plaisir baroque, cette cohérence entre une façon de vivre et des modes de représentations artistiques. Faisant vivre ses personnages dans la Naples de la fin du XVIIIe siècle, Dominique Fernandez ne se contente pas de les faire évoluer dans le décor extravagant de cette autre « capitale de l’Europe », il fait de la ville elle-même une source d’énigmes, un motif d’interrogations, comme le montre bien le sous-titre, clin d’oeil au roman populaire d’Eugène Sue, Les Mystères de Naples, d’où peut-être cette impression d’intimité profonde et de sympathie, entre Porporino et Naples.

Et, bien que Le Volcan sous la Ville soit présenté comme le fruit de cette bouleversante expérience napolitaine — « Le labyrinthe magique s’ouvrit devant moi » (p. 36) —, la forme même s’inscrit dans une suite d’instants et de témoignages, de scènes qui révèlent Naples mais qui, malgré l’ouverture du livre, reposant sur l’expérience personnelle de Dominique Fernandez, tranche sur les autres relations de voyage par une recherche d’objectivité.

Presque entièrement fondé sur des promenades, sur des rencontres et sur l’interprétation de faits historiques, ce livre qui introduit pour la première fois des illustrations, avec les photographies de Jean-Noël Schifano 167, mais n’inaugure pas pour autant la forme du livre de voyage fernandezien, et formerait plutôt une sorte de parenthèse entre Mère Méditerranée et Le Banquet des Anges.

De plus, il est étonnant de constater combien l’écriture et la composition elles-mêmes de ce livre se démarquent des tableaux dressés dans Porporino, — les descriptions de ce roman sont beaucoup plus précises que celles de ces promenades napolitaines —, et surtout de noter que, tandis que les autres récits de voyage, de Mère Méditerranée à La Perle et le Croissant en passant par les deux textes du Voyage d’Italie consacrés à Naples, ont pour but de dresser des portraits raisonnés de la ville, le petit recueil de promenades a des allures et des visées presque journalistiques. Le chapitre constitué par le « Journal du tremblement de terre » est sans doute le meilleur exemple de ce souci d’objectivité, de cette tentative de recueillir les impressions et jugements des napolitains.

‘Retour au palais de la reine Jeanne, cette fois en plein jour. J’entends des voix aux étages, un charcutier s’affaire autour de ses salaisons, une vieille se penche à une des galeries suspendues, une jeune femme surgit dans la cour pour lui crier de ne pas rester sur le balcon. « Pericolante ! » Puis elle se retourne vers nous : visage tiré, anxieux. Tricot rouge, robe bleue, pauvres lainages déformés par un long usage. Elle porte un ample cabas. Plus volubile que les hommes, elle parle d’abondance. Elle a six enfants, dont deux l’écoutent sans rien dire, les yeux grands ouverts. « Le soir du 24 décembre... » Ainsi commence son récit, comme une légende dramatique et merveilleuse.
La nuit de Noël, les six cents locataires du palais déclaré soudain inhabitable et dangereux s’en allèrent par les rues vides de la cité.
Volcan, p. 124.’

Sur plus d’une soixantaine de pages s’étendent les observations des conséquences des tremblements de terre qui ont frappé Naples 168 : le choix est fait d’accorder la parole aux habitants des bassi, comme un moyen privilégié de comprendre la mentalité napolitaine à partir d’anecdotes réelles, de tranches de vie. Ici, dans ce « journal » composé de quatre parties distinctes, c’est en fin observateur et non en historien, en psychologue et d’une certaine manière en sociologue que Dominique Fernandez tente de comprendre Naples, de savoir pourquoi une ville qui a tout pour réussir se trouve dans cet état d’inachèvement et d’abandon. Le tremblement de terre n’est donc, on l’aura compris, qu’un élément révélateur de l’esprit napolitain.

Douze ans après Le Volcan sous la ville, Dominique Fernandez reprend, en remaniant profondément son texte, ses idées et ses développements pour en faire l’ouverture de La Perle et le croissant. Ce volume consacré à l’art baroque de Naples à Saint-Pétersbourg offre une version non seulement du Volcan sous la ville mais aussi du Banquet des Anges. Entre ces trois relations de voyage, le lecteur peut trouver de grandes différences, différences non pas de conclusions mais de sensibilité, de qualité de regard : Le Volcan sous la ville est le fruit d’une rencontre et d’un travail ponctuels, Le Banquet des anges inaugure la formule fernandezienne du récit de voyage. Voyager, vivre, écrire, mais encore, aimer et créer : un dialogue et une complicité se sont noués entre Dominique Fernandez et Ferrante Ferranti à partir des oeuvres baroques.

Comme dans le cas de Mère Méditerranée, si l’on veut poursuivre un raisonnement analogique, le voyage est l’aventure d’un couple, celui de Diane de Margerie et de Dominique Fernandez dans Mère Méditerranée, celui de Ferrante Ferranti et de Dominique Fernandez dans Le Banquet des anges et La Perle et le croissant, et la création ne se borne donc pas à un simple travail, mais prend sens dans le mode d’existence lui-même. De telle sorte que les photographies ne sont plus, comme dans Le Volcan sous la ville, de simples illustrations, mais viennent compléter ou susciter le dialogue inclus dans le texte. La formule de la relation de voyage est trouvée, le livre, désormais créé et signé à deux, naît de la complémentarité de deux esprits, celui du photographe qui apprend à l’écrivain à observer et à sentir et celui de l’écrivain qui tente de traduire et de définir ce qu’il a découvert. Un oeil plus ouvert, plus averti aussi, parcourt à nouveau les chemins du baroque ; suivant le travail du photographe, l’écrivain apprend la patience et les secrets d’un art qu’il n’avait pas pu soupçonner jusque-là :

‘Si Vanvitelli a introduit la régularité dans l’architecture napolitaine, Domenico Antonio Vaccaro, qui était à la fois architecte, peintre et sculpteur, y a apporté la lumière. Élève de Solimena, il a cherché dans ses églises à fondre le plan central et le plan allongé, par exemple à San Michele Arcangelo (piazza Dante), où la croix grecque se prolonge dans l’abside par un choeur rectangulaire. Modulation instable de la lumière par les ouvertures du tambour octogonal qui soutient la coupole.
Perle, p. 31.’

Les indications précises sur l’architecture, absentes dans Le Volcan sous la ville, mettent en valeur un élément que Dominique Fernandez juge essentiel depuis Le Banquet des anges : la lumière et le rôle qu’elle joue dans la dramaturgie baroque, dans cette théâtralité et cette mise en scène de personnages. Que Ferrante Ferranti 169, photographe travaillant avec les contraintes et les voluptés des variations de la lumière, soit à l’origine de cet intérêt et de cette attention, il ne faut pas en douter. Et c’est là l’occasion de souligner l’évolution et la rigueur de son travail, ce qui dans cette recherche de la perfection et de la précision a nourri non seulement les photographies mais le fonds même du commentaire.

‘Les photographies sont faites sans projecteurs en lumière naturelle, sauf dans les intérieurs éclairés à l’électricité.
Les éclairages souvent violents du soleil sont sans cesse renouvelés selon la saison. De nombreuses oeuvres ont été restaurées, certaines ont même été déplacées, depuis 1984. Pour ces deux raisons j’ai précisé les jours de prises de vue, parfois les heures.
J’ai fait tous les tirages originaux d’après mes négatifs Ilford.
Perle, p. 599.’

Apprendre à attendre que le théâtre contenu dans une église s’anime grâce à la lumière, en noter toutes les variations et tous les effets, restituer dans le commentaire ce travail du photographe : c’est indiscutablement ce qui rend la relation de voyage vivante et amusante, ce qui légitime aussi tous ces voyages faits et refaits, cette soif de découverte et de redécouverte d’un art de la métamorphose et du mouvement. D’une certaine façon, on pourrait donc dire que Ferrante Ferranti a révélé, par son travail de photographe, la vie frémissante des statues baroques, une vie insoupçonnée jusque-là par un voyageur impatient mais séduit, pourtant, pour les mêmes raisons par le spectacle de la rue napolitaine :

‘Immédiat, omniprésent, assourdissant, répercuté dans les couleurs du marché, dans les cris de la rue, dans le tohu-bohu et le vacarme d’un labyrinthe de cours, de venelles, de grottes, de souterrains, le baroque nous saute ici à la gorge. Tout, à Naples, ville réfractaire à l’ordre bourgeois, est baroque [...]. Mais d’abord le sentiment même de la vie, la fragilité psychologique des habitants, la mémoire héréditaire des éruptions volcaniques et des tremblements de terre, la peur de la mort, la gesticulation, la théâtralisation de chaque moment de l’existence. Il n’y a pas jusqu’au système économique des Napolitains, ce refus de mettre de côté, cette avidité à jouir tout de suite, cet état permanent de crise et de rupture, cette insécurité voulue autant que subie, qui ne trahisse leur goût du précaire, de l’instable, du labile.
Perle, p. 11.’

Naples a donc, à tous points de vue, joué le rôle d’initiatrice : avec elle, Dominique Fernandez est entré dans l’univers baroque, et avec elle il a trouvé sa formule romanesque (Porporino ou les Mystères de Naples) et le moteur de ses relations de voyage. Flâner, se perdre dans une ville afin d’en découvrir, par hasard, les plaisirs et les beautés, c’est là encore l’un des enseignements de la cité baroque. Il a d’abord fallu accepter l’idée de perdre son temps, de ne pas compter son temps pour comprendre les mystères de Naples : méthode commune, on l’a vu, au romancier et à l’auteur de livres de voyage. Et s’il était encore besoin de montrer à quel point le romancier et l’auteur de relations de voyage se rejoignent dans leurs observations et leurs conclusions, dans leurs intérêts et dans leurs passions, on citerait, pour les comparer ces deux extraits de Porporino et de La Perle et le Croissant :

‘[...] nous avons descendu via Toledo. Voici, en bas à droite, le vicolo Carminiello, où habite Caffarelli. Entrons, pour regarder l’inscription que le soprano le plus illustre de ce siècle avec Farinelli vient de faire graver au fronton de sa demeure. Il a plus de soixante ans, il vit à la retraite dans ce palais.
Deux hauts piliers qui soutiennent un balcon à volutes flanquent l’énorme portail. Sous le balcon, au-dessus de la voûte d’entrée, un médaillon contient ces mots :
AMPHYON THEBAS
EGO DOMUM
[...] À ce moment une troupe de gamins arrive en courant du bout de la ruelle. Ils traînent une grande pancarte. L’un d’eux brandit une perche. Ils s’arrêtent devant le palais de Caffarelli. Avec la perche ils accrochent à une saillie du balcon la ficelle qui tient la pancarte.
À côté de l’inscription gravée dans la pierre :
AMPHYON THEBAS
EGO DOMUM
toute la ville va s’esclaffer en lisant :
ILLE CUM
TU SINE
Lui (Amphyon), avec. Toi (Caffarelli), sans. 011Porp., pp. 256-7.

Ainsi, lorsqu’on remonte via Toledo et qu’on prend à gauche la minuscule via Carlo de Cesare, on tombe en arrêt, au n° 15, devant l’inscription qui surmonte un beau portail sous un balcon renflé.
AMPHYON THEBAS
EGO DOMUM
A. MDCCLIV
Aucune plaque pour expliquer cette énigme. Amphyon, fils de Zeus, avait bâti les remparts de Thèbes sans se donner d’autre peine que de jouer de la flûte et de la lyre. Quel est donc le formidable Ego qui a réussi, en 1754, à construire ce palais par la seule puissance de la musique ? Un chanteur, Gaetano Maiorana, dit le Caffarello, un des deux ou trois plus célèbres castrats du siècle. Né très pauvre, comme tous les enfants qu’on mutilait, il gagna assez d’argent pour se faire édifier une demeure princière, qu’il orna de cette orgueilleuse inscription. Comme Amphyon, il avait entraîné les pierres grâce à la douceur de son chant.
Une main facétieuse accrocha à la porte une pancarte avec cette épigramme :
ILLE CUM
TU SINE
Lui en avait, toi non. Allusion au prix de chair payé par le musico pour conserver sa voix d’ange. Cette inscription, cette anecdote, voilà tout ce qui reste de la Naples des castrats.
Perle, pp. 11-2.’

Changement d’itinéraire pour accéder au palais de Caffarelli, mais non pas changement de point de vue. Dominique Fernandez, romancier, promenait ses personnages dans les rues de Naples à la manière stendhalienne, à la recherche d’un « petit fait vrai » qui, par la grâce de l’art romanesque, rendrait plus réalistes encore les aventures de son héros. Il est cependant étonnant de constater à quel point le roman publié en 1974 proposait des descriptions plus précises et plus vivantes que le récit de voyage de 1984, plus étonnant encore de voir comment la fiction reposant sur une réalité historique annonçait déjà ce que serait la relation de voyage dans sa forme aboutie, liant la science historique et littéraire, la sensibilité à l’originalité d’un peuple, le goût du détail et de la précision, et bien sûr la subjectivité de l’auteur. Ici comme ailleurs170, l’écrivain jubile rétrospectivement de voir ses trouvailles romanesques, non seulement vérifiées par l’histoire mais authentifiées par tout un peuple.

Or, Naples l’initiatrice fait figure de première étape, et, à tous égards, a eu fonction d’annoncer, à la manière de la Sibylle de Cumes tout ce qui ferait plus tard l’unité de la recherche esthétique fernandézienne. Mais pour mériter Naples, il faut de la chance, des circonstances favorables, des initiateurs et aussi une bonne dose de patience, de persévérance...

Notes
165.

Il devait d’abord être envoyé à l’université catholique de Milan, mais sa nomination s’est heurtée à un veto fondé sur un rapport de l’évêque d’Amiens qui mentionnait sa présence à un meeting contre la guerre d’Algérie, ce qui le fit considérer comme un dangereux communiste.

166.

 Propos recueillis par Daniel Desmarquest, Porp., édition du Cercle du Livre Nouveau, 1975.

167.

Jean-Noël Schifano a été l’étudiant de Dominique Fernandez à Chambéry en 1965 ; le traducteur en français des romans d’Umberto Eco, depuis Le Nom de la Rose, il est également l’auteur de Naples, Seuil coll. « Petite Planète », 1981.

168.

Au début de ce même chapitre deux dates (« 23 novembre 1980 et 14 février 1981 ») sont fournies, mais comment savoir lequel de ces deux événements est celui qui a poussé les habitants du palais de la Reine Jeanne aux Gerolomini ? Mais c’est peut-être là, dans ces imprécisions, que se révèle la limite de la rigueur factuelle et journalistique de Dominique Fernandez, et à sa décharge il faut préciser que le singulier même du titre du chapitre sous-entend la polysémie. Pour lui, il ne s’agit pas seulement de rapporter l’événement en soi, mais de mesurer et d’observer tout ce qui provoque la décadence de Naples.

169.

De plus, Ferrante Ferranti de formation est architecte et a soutenu son diplôme sur l’architecture des théâtres baroques.

170.

Autre exemple de cette alchimie romanesque qui permet de rendre la fiction plus vraie, et d’une certaine façon, plus savoureuse, que la réalité, qui montre en tout cas que la réalité rejoint le roman : « La pâtisserie Scaturchio est le rendez-vous des amateurs du vieux Naples. Depuis quand existe-t-elle ? Nul ne le sait avec certitude. Dans Porporino, un roman publié il y a quelque vingt ans et qui évoque l’époque des castrats, je parle d’une pâtisserie Startuffo, située au même endroit, et décrite avec les détails qu’on voit aujourd’hui. La signora Ivanca Scaturchio, qui possède ce commerce et trône derrière la caisse, lut le livre lorsqu’il eut paru en traduction italienne et s’exclama, le jour où je lui fus présenté : “Je ne savais pas que notre pâtisserie existait déjà au XVIIIe siècle !” Depuis ce jour, chaque fois que je lui rends visite, elle tient à m’offrir à moi et aux amis qui m’accompagnent [...], café, rafraîchissements (un lait d’amande, exquis) et gâteaux (outre les babas, les ministeriali au chocolat ont fait la gloire de Scaturchio). » (Perle, pp. 37-8)