2) Toujours plus au Sud...

Combien de personnages, de Signor Giovanni en passant par Pier Paolo ou Friedrich, ont regretté que leur chemin se soit arrêté trop au nord, à Trieste ou à Rome ! Nous l’avons dit déjà, l’Italie est une terre de promesses, de promesses de libération, et pourtant certains passent à côté de cette belle occasion de découvrir sous le soleil la joie et la sensualité. Le drame de leur destin vient précisément de cette méprise : s’arrêter trop tôt, trop au Nord alors que la nature de leur quête aurait dû les inciter à s’avancer plus au Sud, vers Naples ou la Sicile. Pier Paolo offre sans doute l’exemple le plus significatif de cette méprise et de ce ratage :

‘Pour ma part, contribuèrent à fixer mon choix le mythe de la grande cité propice aux rencontres nombreuses, l’avantage qu’une multitude anonyme offre toujours aux chasseurs solitaires, le ferme espoir de ne plus avoir à me cacher dans la ville de Pétrone et de Jules II, de Michel-Ange et de Sandro Penna, l’envie de vivre au grand jour les dernières années de ma jeunesse, l’afflux qui commençait alors, de l’émigration méridionale, pourvoyeuses de garçons vigoureux, bien bâtis, affranchis, disponibles. Déracinés de leur paroisse d’origine, ils ne seraient plus, comme mon mouchard de Valvasone, soumis à l’influence de leur curé.
Que n’ai-je montré plus de hardiesse et brûlé Roma Termini dans ma course haletante vers le Sud ! J’étais parti à la recherche d’un nouveau Paradis pour remplacer celui de mon adolescence et l’utopie du Tagliamento définitivement perdue ; sans me douter que je commettrais l’erreur la plus colossale de ma vie, en m’arrêtant deux cent trente kilomètres trop au nord, confiant que le Tibre boueux arrosait le Jardin céleste.
Ange, p. 171.’

Espérant gagner enfin la liberté, Pier Paolo ne trouve que « la ville de l’Autorité et de la loi » (p. 175). Profondément déçu, même par les monuments et les églises baroques171, Pier Paolo ne trouve pourtant pas la force d’un nouveau déménagement, ou peut-être l’Urbs lui procure-t-elle la sensation de transgresser une règle, d’enfreindre des lois ? Pier Paolo s’est approprié Rome, pour en faire un objet de ressentiment et la cause de tous ses malheurs, de son incapacité à trouver librement son plaisir, et celle de son refus, surtout, de trouver du plaisir à ce qu’il voit. Car, élevé comme il le dit dans un sens naturel de la religion, comment se trouve-t-il à ce point empêché de se laisser séduire par les beautés de la place Navone ou de la Fontaine des Fleuves, pourquoi le dogme religieux pèse-t-il à ce point sur lui ?

L’expérience romaine permet de mesurer toute la distance qui sépare Pier Paolo de son créateur, car, si le premier résiste aux charmes baroques après y avoir pourtant prêté attention 172, le second y voit la magie d’un spectacle toujours nouveau.

‘Saint-Yves, Sainte-Agnès, Fontaine des Fleuves ; puis Sant’ Andrea della Valle, de Carlo Rainaldi, qui bombe son opulente coupole au fond de la place, et, derrière nous, Sainte-Marie-de-la-Paix, de Pietro da Cortona, dont nous ne manquerons pas, en redescendant, d’aller admirer le péristyle arrondi encastré entre deux rues : la grande aventure a commencé ici, en bas de cette fenêtre, piazza Navona étant bien l’ombilic, le creuset, l’épicentre de cette culture inouïe qui a bouleversé toute l’Europe.
Perle, p. 80.’

Le retour à Rome, dans La Perle et le Croissant, relève d’une exigence historique. Et c’est là précisément un des points importants de la relation de voyage fernandezienne : le souci d’une rigueur historique. C’est à Rome que l’aventure baroque a commencé, c’est donc par Rome, après avoir fait un petit détour personnel, — comme un prélude à l’histoire officielle, une manière de montrer les racines de sa passion baroque, — par Naples et l’Italie du Sud, qu’il fallait appréhender les thèmes et les motifs de cette école artistique. Méthodiquement, Dominique Fernandez indique à son lecteur les caractéristiques de l’art baroque : pas moins de sept chapitres sont consacrés à ces enseignements fondamentaux de la cité romaine. Or, dans cet effort de définition, le commentaire n’en perd pas pour autant la qualité jubilatoire et enthousiaste que l’on avait notée dans le chapitre inaugural sur Naples.

Il s’agit ici de donner l’impression d’une promenade et non celle d’une conférence : la subjectivité, les anecdotes, les portraits de ses hôtes sont là pour ajouter encore de la vie aux extases des statues et aux jeux des anges.

‘Nous profitons de cette pause pour entrer au hasard dans les églises du quartier. En voici une parfaitement inconnue : Santa-Maria-della-Scala. Stupeur ! Un rayon de soleil tombe sur un ange de marbre perché au bord d’un demi-fronton cintré, dans les hauteurs de la nef. Revêtue de splendeur dorée, nous apparaît la créature la plus ravissante qui ait jamais orné le sommet d’un autel. Ange ou démon, mais, pour sûr, tentateur. Un vent invisible pousse ses cheveux en boucle sur son front ; une de ses jambes pend dans le vide ; il lève le bras droit et recourbe deux doigts en signe d’invite. À quel banquet nous convie-t-il ? De son autre main il tient un écusson, où s’étale en lettres d’or une grande inscription : Aut pati aut mori. Ce pourrait être la devise du baroque, à condition qu’on la lise sans quitter des yeux la figure adorable du messager. Rien de moins doloriste que sa religion, rien de moins affligeant que son offre. Les souffrances auxquelles il nous invite ne peuvent être que ces merveilleuses pâmoisons auxquelles nous avons vu céder Ludovica dans sa niche, Sébastien dans son habitacle, Lucia, Violetta, Didon, Tristan sur toutes les scènes du monde. La mort elle-même sera une mort d’opéra, apothéose plus que destruction, Éros plus que Thanatos, éclatement dans la jouissance plutôt que chute dans le néant.
Perle, pp. 106-7.’

Très caractéristique — et pas seulement de la relation de voyage —, cette visite improvisée montre bien comment l’auteur veut partager son plaisir avec son lecteur, lui donner l’envie de découvrir à son tour des lieux « parfaitement inconnu[s] », mais ne nous y trompons pas, il n’y pas de place ici pour la gratuité ou pour le bavardage : cet ange, s’il distrait les deux compagnons de leur attente de découvrir la Cécile du Transtévère, permet de dresser un bilan, la « pause » est en fait un moyen d’approfondir une réflexion, de faire la synthèse des idées déjà évoquées. Ainsi, tandis que Pier Paolo voit Rome comme une capitale écrasante, Dominique Fernandez nous entraîne au contraire dans une sorte de jeu de pistes, tandis que l’un ne pense pouvoir trouver de plaisir que sur l’escalier de la place d’Espagne, l’autre le déniche partout, plaisir de tous les sens et surtout invitation manifeste à trouver son plaisir, comme le montre bien cette analyse de l’ange.

À ces deux visions de la Rome baroque, d’une part la Rome réprimant et légiférant, et d’autre part le chantre de la volupté sous toutes ses formes, correspondent non seulement deux visions de la vie mais deux conceptions du cinéma. La Rome berninienne est l’occasion pour Dominique Fernandez de montrer pourquoi Pier Paolo, contrairement à Fellini dont il fut pourtant l’assistant, n’a pas profité des mises en scène baroques, pourquoi le plaisir qu’il peut trouver est immédiatement suivi de sa punition, pourquoi toute satisfaction est aussitôt annulée par un besoin infantile de s’assujettir à une loi :

‘ [...] si je me rendais place Navone, je comprenais que la manière la moins indiquée d’apprécier la façade ondulante de Sant’Agnese serait de me planter devant et de la contempler immobile. Je devais marcher de long en large pour découvrir les détails des tours et des clochetons, l’envolée des courbes, la saillie des pilastres, le relief des corniches, l’enfilade des balustres, les mille et une surprises révélées par les surprises de la perspective. L’édifice bouge à mesure que je me déplace moi-même, chaque pas m’amène à un point du vue nouveau sur l’ensemble. Coup d’oeil jamais global ni unique, mais partiel et divers ; renouvelé à l’infini. Architecture qui ne demande pas seulement à mes yeux de regarder, mais à mon corps de se mouvoir. J’aurais volontiers accolé à cette construction l’épithète de cinématographique, le seul moyen de saisir un tel foisonnement d’images étant non pas de photographier l’église de face ou d’un seul côté, mais de la filmer en une suite de plongées, de contrechamps et de travellings latéraux.
Ange, p. 177. ’

Préférant la déception à la jubilation, préférant surtout se sentir écrasé par l’autorité romaine qu’il veut sentir omniprésente, Pier Paolo ne laisse pas son enthousiasme l’emporter et ne filme pas les représentations exotiques et changeantes de ces ensembles baroques. Il faut sans doute être fort d’une sensualité plus libre, se lancer dans une création moins provocatrice politiquement, et davantage à l’écoute de la voix de son seul coeur pour tirer profit des sortilèges romains : l’art baroque ne se donne pas à tous. C’est donc le cinéaste de La Dolce Vita et du Satiricon qui exploitera pour les reprendre au compte de sa propre création les sortilèges de la Fontaine de Trévi :

‘De cet ensemble unique de façades, de coupoles, de lanternes, de toits, de fontaines, de statues qui a nom place Navone, est partie il y a presque quatre siècles la seule révolution survenue en Italie depuis l’avènement du christianisme, et dont l’action dure encore. La grande aventure baroque, avec son complément musical, l’opéra, et son corollaire buccal, les gâteaux. Et même dans notre siècle, avec sa variante dynamique, le cinéma. Cent ans après la Fontaine des Fleuves, l’architecte romain Nicola Salvi construirait la gigantesque Fontaine de Trévi, apothéose de rochers, d’eaux bouillonnantes, de tritons, de chevaux marins. Deux cents ans plus tard, Anita Ekberg se jetterait tout habillée dans la Fontaine de Trévi, lors de la séquence la plus spectaculaire de La Dolce Vita : noces de la beauté moderne et du décor baroque, image qui révèle les racines historiques de Fellini, le dernier berninien.
Perle, p. 114.’

C’est l’idée d’une propagande religieuse servie par le projet artistique de la Contre-Réforme que rejette Pier Paolo, et c’est ce même refus de la Loi du Père qui justifie tout à la fois son refus de Rome, sa critique acharnée de tout pouvoir et son incapacité à apprécier ce qu’il désire. Son oeuvre cinématographique ne pourra donc puiser à cette source et devra se cantonner dans des images plus raides et plus hiératiques : la recherche du plaisir ne devient un thème de l’esthétique du personnage que si elle peut exprimer la contestation d’un pouvoir, le plaisir n’est jamais représenté pour lui-même. Attitude ambiguë, contradictoire, de celui qui pousse le sentiment de culpabilité jusqu’à l’incapacité de s’approprier, même par l’esprit, ce qui est considéré comme des objets appartenant à tous.

Au moins Pier Paolo a-t-il vu, à défaut de pouvoir durablement les apprécier, les chefs-d’oeuvre de l’art baroque, ce qui n’est assurément pas le cas de tous les voyageurs qui sont allés à Rome : « Dire que beaucoup de touristes, comme Goethe et les voyageurs d’autrefois, n’ont d’yeux, encore aujourd’hui, que pour les ruines de l’Antiquité, pour les vestiges de l’Urbs ! » (Perle, p. 114). Friedrich dans L’Amour semble rester aveugle à ces trésors baroques malgré un séjour assez prolongé à Rome : seuls le néo-classicisme, les représentations médiévales et les ruines l’attirent. Il est vrai que lors de son passage à Vienne, il n’a que très peu goûté l’art baroque et a même réagi par une attitude de refus. Il faut voir ici la réaction de son éducation protestante : il préfère ne pas prendre en compte les beautés de l’art de la Contre-Réforme pour ne pas ébranler ce qui l’a constitué, ce qu’il est. Or, cette cécité à l’art baroque tandis qu’il est peintre et qu’il fait précisément le voyage d’Italie comme une initiation à l’art est d’autant plus curieuse que son cheminement s’accompagne, sinon d’une redéfinition de ses croyances, du moins de sa représentation individuelle de Dieu. En cela, son parcours est conforme à celui des autres voyageurs du XVIIIe et du XIXe siècles qui se sont précipités sur le Colisée et n’ont pas prêté attention aux fontaines ou aux trésors que renfermaient les églises.

Pourtant, l’emplacement même de Sant’ Isidoro, où le Lukasbund s’est installé, mettait directement Friedrich à proximité d’un des lieux les plus baroques de Rome. De cette incompréhension pour l’art de Bernini il est d’ailleurs question quand Friedrich, s’entretenant avec Ingres, dévoile plus complètement sa conception de l’art :

‘L’Oedipe surtout ne doit pas leur gâcher la dégustation de ce Tartuffo découvert place Navone. Une truffe glacée, mais aussi supérieure à ce qu’on mange sous ce nom en France, déclare Ingres, que les trois syllabes charnues et fourrées du mot italien au sec monosyllabe français. Ils se consolent ainsi de la fontaine des Fleuves qui trône au milieu de l’ancien stade et déplaît souverainement à l’élève de David. Friedrich lui-même, revenant de son indulgence pour le baroque viennois 173, approuve son camarade de critiquer le style théâtral du Bernin.
Sans compter le tarabiscotage et les boursouflures, Ingres est choqué de ce que les statues changent d’aspect à mesure qu’on tourne autour d’elles, n’offrant jamais au spectateur un point de vue unique, une beauté absolue. Et puis la pierre, au milieu des jeux d’eau et des reflets de la lumière, semble bouger. N’est-ce pas une contradiction pour une oeuvre d’art, que d’être en perpétuel mouvement ? Où faut-il se placer pour en saisir le caractère éternel ? Elle décourage le recueillement et la contemplation. Friedrich, au souvenir de ce qu’il a ressenti à Dresde, hoche la tête sans rien dire. Rome l’a sans doute rendu plus gourmand (comment nier que cette bouchée qui fond sur la langue exhale, à mesure qu’elle distille ses parfums, des arômes insoupçonnés prisonniers de la couche de chocolat), mais il n’a cédé que sur le terrain véniel des effusions sucrières. Pour le reste, pour ce qui compte, il est resté le parfait puritain, qui à la fantaisie et à l’exubérance de l’art jésuite préférera toujours les premiers sanctuaires chrétiens, San Clemente, San Zeno, à peine enluminés, dans la pénombre et l’austérité romanes, d’un éclat scintillant de mosaïque.
Am., pp. 376-7. ’

Est-ce parce qu’il commence, inconsciemment, à songer au retour vers Lübeck que Friedrich se range docilement à l’avis d’Ingres au sujet de l’art baroque ? Ceci expliquerait comment le jeune homme, séduit à Vienne par les créations du père Pozzo, attiré par les putti et autres créatures célestes de Bernini, ne considère plus qu’avec la plus grande défiance (« tarabiscotage », « boursouflures ») les sortilèges de l’art de la Contre-Réforme. C’est en fait à un revirement complet auquel nous assistons ici : le jeune artiste élevé dans la foi protestante trouve à Vienne de quoi remettre en question son identité tant par l’initiation artistique que par l’initiation amoureuse qu’il commence. Il est important en tout cas de mesurer à quel point la dispute esthétique révèle un débat éthique, à quel point l’art baroque constitue un pouvoir de séduction et exerce une force libératrice sur Friedrich et non pas un rappel à l’ordre religieux comme le ressent Pier Paolo :

‘Les résistances qui l’avaient protégé à Dresde en préservant la cohérence de son héritage familial ont commencé à céder quand ses yeux se sont tournés avec plus d’insistance vers le Sud. De jour en jour elles s’affaiblissent à mesure que son projet mûrit. Il n’a pas envie qu’elles l’empêchent de prendre la grande décision du départ. [...] Friedrich n’a qu’à marcher devant lui, descendre les rues, traverser les places, entrer dans une cour, faire halte au bord d’une fontaine, variant au hasard son chemin. Un des attraits de cette ville — un des pièges où il laissera peut-être son âme — est d’offrir au promeneur d’offrir au promeneur une succession ininterrompue de coins pittoresques, de portiques enjolivés de treilles, d’enclos fleuris, d’édifices publics et privés dont les ornements surprennent et ravissent.
Am, pp. 143-4.’

L’opposition entre le Nord et le Sud, entre Lübeck et Dresde, Vienne ou Rome, opposition artistique et morale, culturelle et religieuse, exprime à travers le parcours de Friedrich, tous les enjeux d’une initiation artistique qui ne peut être qu’accompagnée d’une révolution intérieure : ainsi, il apparaît clairement que le regard du jeune peintre tourné vers le Sud peut se poser la question du plaisir, remettre en cause les définitions traditionnelles de l’amour, et ouvrir son horizon artistique à d’autres formes et d’autres sources de jouissance. D’une certaine façon, on pourrait même ajouter que tourner le dos à l’Italie, revenir auprès d’Élisa à Lübeck, c’est définitivement tourner le dos au plaisir et à l’art baroque ; c’est en ces termes d’opposition que s’exprime d’ailleurs Friedrich dans sa lettre à Élisa 174.

Or, à ces oppositions entre la culture italienne, entre la dolce vita romaine et la vie plus rigoureuse et austère des peuples du Nord, il faut encore ajouter d’autres systèmes d’oppositions en Italie même, avec les confrontations de villes ou de régions italiennes. On a déjà pu remarquer que Rome et Naples pouvaient être opposées l’une à l’autre dans leur façon de vivre, dans la capacité pour la première à remplir son rôle de capitale, et dans le refus pour la seconde de tirer parti de ses avantages. D’autres oppositions importantes apparaissent, tant dans les récits de voyage que dans les romans : ainsi, Venise et Florence, la Sardaigne et la Sicile.

Notes
171.

Ange, pp. 177-9.

172.

« Draperies flottantes, tourbillons de bronze, contorsions de stucs, déroulements de volutes, étalages de coquilles, chérubins à trompettes, femmes à vertiges, bêtes à trompe : hélas, tout ce pathos voluptueux de spirales, de rayons, de vagues, de dorures, d’efflorescences capiteuse n’avait été, je dus bientôt l’admettre, qu’un instrument de propagande au service des papes ; le moyen d’appuyer la Contre-Réforme par des arguments plastiques qui touchent les sens ; la ruse qui assurerait aux pontifes la fidélité du peuple en le promenant de merveille en merveille. » (p. 178). Réflexe curieux de soumission, mais révélateur surtout de ce refus de Pier Paolo de s’accorder individuellement, sans référence à une communauté de quelque sorte qu’elle soit (de Casarsa ou de Rome, communiste ou catholique), un plaisir pour soi-même. C’est dans cette attitude que se révèle précisément toute la différence entre le personnage et son créateur, qui, quant à lui, bien que féru d’histoire, décide de prendre l’architecture baroque comme une source de volupté et de spectacle en soi.

173.

V. Am., pp. 142-5.

174.

« Ce que je voulais dire, c’est que l’Italie, avec tout son prestige, son éclat, manquera toujours d’un élément indispensable à nous autres Germains : le sens de la mission à remplir. J’ai observé que les Romains vivaient dans un éternel présent. Les valeurs les plus profondes, celles auxquelles nous attachons le plus de prix, ont besoin de temps et de foi pour être réalisées. [...] L’Italie procure à ceux qui l’aiment une sorte d’ivresse de liberté, je l’ai éprouvée moi aussi, Élisa. On fait dans ce pays des choses qu’on n’oserait jamais faire ailleurs — l’exceptionnel, l’illégitime possèdent une force irrésistible d’attraction — et puis on se dit : où cette indépendance, où cette audace peuvent-elles bien conduire ? Et on revient, comblé, mûri, à cela seul qui donne une direction satisfaisante à une vie. Il est bon d’être venu très jeune de ce côté-ci des Alpes ; il ne faut pas attendre trop longtemps pour en revenir. » Am., p. 407. L’opposition des Romains et des Germains recouvre ici toutes les oppositions déjà signalées : à la lecture de ce passage, il apparaît clairement que Friedrich envisage le retour au pays comme le sacrifice de la volupté et de la liberté, comme un retour à la règle et au devoir.