2) Le roman de l’Allemagne romantique

Le premier porte-parole de cet amour pour l’Allemagne romantique est Porporino, qui, dans l’épilogue de ses mémoires, ne se contente pas de dresser le bilan de son aventure individuelle, mais montre aussi comment pour lui le romantisme est au fond l’héritier de l’idéal baroque :

‘Ce matin, tandis que je contemple, assis sur un banc, les bords ensoleillés du Neckar, je me rappelle une à une les paroles de don Raimondo. De l’autre côté du fleuve, la forteresse rose, effrangée dans la brume, se détache sur une colline de bois sombres. Les étudiants se promènent en récitant des vers de Novalis, de Hölderlin. Les nouveaux poètes allemands ont repris, sans le savoir, le message incompris du prince. L’horreur de la réalité, l’apologie du rêve, le refuge dans l’enfance, le sentiment que le rôle assigné à chacun par les lois de la biologie et par les pressions de la société constitue la véritable mutilation, le refus de se laisser emprisonner dans les limites étroites de l’identité individuelle, le désir de se fondre avec l’univers dans une communion mystique — il n’y a pas tellement loin entre les expériences de don Raimondo sur la transmutation des matières ou la résurrection des corps, et cette soif de s’égaler à Dieu par l’anéantissement de soi.
Porp., pp. 389-90. ’

Le motif de cette parenté entre baroque et romantisme tient à cette capacité à faire rêver, à brouiller les pistes : tous deux doutent de la nature et de l’identité uniques d’un individu, tous deux, face à l’obligation d’être un homme, offrent un refuge, non seulement dans le rêve mais dans l’enfance. Toujours lié à cet idéal romantique, le paysage, — celui des bords du Neckar ou celui de Lübeck —, berce l’individu et le prédispose au rêve de l’indistinct, de l’infini : le rêve romantique comme les héros de l’art baroque proposent de fuir le monde et la réalité. Comment Dominique Fernandez aurait-il pu rester sourd à cet art, lui, qui n’a de cesse de chercher dans l’art l’expression de son rêve intérieur, de montrer que le drame de l’existence humaine est précisément d’être bornée à une seule définition ? La force même de l’évocation d’un paysage romantique suffit pour susciter le rêve d’une nature qui dépasse les définitions et parvient à atteindre les hauteurs du mythe. C’est cette propension à s’égaler à un dieu, à devenir le créateur de sa propre identité, illimitée, que décrit Porporino et qui habite le jeune Friedrich Overbeck.

‘Comme ils marchent pensivement sur la berge ! Comme ils ont peu l’air d’appartenir à ce monde ! Les voilà dans la plénitude de leur essence humaine (divine ?), avant d’être engagés par les contraintes de l’âge adulte dans une série d’options restrictives. Leurs poètes favoris leur parlent de femmes inaccessibles, d’amours condamnées. Ils rêvent à ce qu’ils ne peuvent atteindre. Les seules passions dignes des dieux ! La brise agite sur leur front leurs boucles transparentes. L’eau qui s’écoule en murmurant brouille le reflet des maisons. Une vapeur monte sur la frange des collines touchées par le rayon pâle du soleil. Le château en briques roses flotte au milieu des pins noirs.
Ô douceur de ces brumes germaniques qui estompent le contour des choses !
Porp., p. 391. ’

Harmonie du paysage et de l’état d’âme, accord entre le spectacle qu’offre la nature et les idéaux romantiques. Le style exclamatif indique bien l’état de ferveur que requiert ce rêve, le lieu commun du romantisme est, quant à lui, comme gommé par le présent de ce récit : Porporino décrit ce qu’il voit, commente ce dont il est témoin. Cette quête a une réalité immédiate pour lui, il peut en mesurer l’importance et les effets, il est d’ailleurs lui-même sous le charme de cette nature vaporeuse et séduit par la poésie de cette recherche d’absolu. Et comment ne pas penser que ne se trouvait pas déjà là, dans ce rêve de l’indistinct de l’adolescence germanique, dans la description de cette jeunesse totalement libre, l’idée de Friedrich Overbeck ? Comme si, chez Dominique Fernandez, une aventure ne se fermait pas sur elle-même, mais devait porter en elle le fruit d’une nouvelle quête de l’indistinct, de la liberté et du rêve, comme si un roman portait en lui la possibilité d’un autre roman, la matière ou le sujet d’une autre oeuvre romanesque.

Or, ce plaisir du paysage propice à la rêverie, Dominique Fernandez l’a porté longtemps en lui sans en faire une matière romanesque, et c’est avec Porporino, premier roman historique de Dominique Fernandez, que l’Allemagne romantique fait justement son apparition, pour ensuite montrer un visage plus précis dans L’Amour. Avec ce roman, qui met en scène le Lukasbund (autrement nommé les Nazaréens), cénacle de peintres et d’artistes traversant l’Europe du début du XIXe siècle pour gagner l’Italie et faire l’apprentissage de leur art et de la vie, l’écrivain livre sa vision du romantisme allemand. Des définitions du romantisme, il a déjà eu l’occasion d’en donner auparavant, et l’on peut voir à quel point l’auteur porte en lui, à travers ses voyages, à travers ses lectures, à travers son oeuvre enfin, une source de fascination et d’inspiration qui finit par prendre forme dans la fiction. Ces deux affirmations, plus particulièrement, semblent susceptibles d’éclairer sa lecture de la quête romantique :

‘Veiller aux frontières de l’invisible : c’est la devise du romantisme allemand. Prêter l’oreille aux rumeurs de l’inconscient : c’est l’ambition de la psychanalyse 188.
Parcourir des lieues à pied dans un délicat paysage de collines ; observer les nuages vagabonder dans le ciel ; chauffer ses pauvres hardes de jeune homme à la flamme d’un poêle allumé dans une mansarde avec des brindilles ramassées dans la forêt ; se rendre à l’invitation d’un notable avec la timidité d’un provincial et contempler de loin une jeune fille inaccessible : c’est encore l’Allemagne romantique, de la promenade, du rêve et de la quête idéaliste, l’Allemagne de Novalis et d’Eichendorff, qui revit une dernière fois dans ces nouvelles de Hermann Hesse, écrites en 1903 et 1908, avant la grande tourmente qui allait engloutir à jamais ce paradis poétique 189.’

N’est-ce pas en effet la fuite et la promenade qui déterminent d’abord l’aventure du héros de L’Amour ? Fuite des obligations, fuite d’un milieu dont les exigences sont trop fortes, fuite vers un idéal, celui de l’amour qui coïncide avec un idéal esthétique et une recherche artistique. Promenades, dans Lübeck, Vienne, puis dans toutes les cités italiennes visitées, promenades qui ne laissent pas d’évoquer la façon qu’a Dominique Fernandez lui-même de voyager : une sorte de vagabondage méthodique qui n’est pas sans destination mais qui sait se livrer au hasard de la rencontre, aux charmes de l’improvisation.

L’instant du départ de Friedrich est l’occasion d’une première double définition de la pensée romantique : la description du paysage de Lübeck est en effet le moyen d’introduire une première esquisse psychologique du jeune homme, faite par opposition avec celle de son ami, Franz.

‘« Comme j’aime cet horizon que rien de pittoresque ne relève et qui ne paraîtrait monotone qu’à ceux qui n’aspirent pas, comme nous, à l’infini ! » disait Franz de sa voix douce et chantante, en s’arrêtant pour contempler au bout d’une rue la plaine qui commence après les dernières maisons. Les arbres eux-mêmes, tous ployés dans la même direction et couchés presque à l’horizontale par le vent qui souffle en permanence de la mer, semblent se refuser à leur rôle de jalons. Pendant des heures et des heures on peut se promener dans les campagnes du Holstein, sans rencontrer un obstacle où l’oeil s’accroche, où l’esprit se ressaisisse. Les deux amis n’avaient pas eu besoin d’aller jusqu’à la plage qui borde à quelques lieues au nord de la Baltique, pour éprouver la sensation étrange, non pas de marcher sur une terre ferme, mais de flotter en pleine mer, ballottés par les éléments.
Friedrich lui aussi, comme Franz et comme tous les Allemands de leur génération, aspirait à l’infini, mais l’indéfini du paysage poméranien n’était pas l’infini des poètes qu’ils aimaient. Cet indéfini lui causait une sensation de malaise. Il n’aurait su expliquer la différence entre fini et indéfini, sinon en faisant remarquer à Franz (mais il n’avait pas osé, tant l’intimidait cette sorte d’extase panthéiste à laquelle s’abandonnait son ami le long des dunes battues par l’ouragan) que certains de leurs écrivains préférés, ceux qui, à la différence du raisonneur, toujours maître de lui et un tantinet « grand pontife » Goethe, leur avaient ouvert les portes du rêve, Hölderlin avec ses odes et ses hymnes, Bretano et Achim von Arnim avec les contes populaires du Cor enchanté de l’enfant, avaient composé leurs oeuvres dans la vallée du Neckar, au milieu de ce décor resserré de collines, de falaises et de vignobles. Et plus précisément à Tübingen et à Heidelberg, villes aux ruelles en pente et tortueuses, cités « pittoresques » s’il en fut, bien que ce cadre, assurément moins grandiose que les landes et les tourbières des environs de Lübeck mais sans doute plus propices à la création, n’eût pas empêché ces auteurs de découvrir qu’il y a plus de choses au ciel et sur la terre que ne le soupçonnent, avec leurs « Lumières » qui n’éclairent que dans une seule direction, les philosophes et encyclopédistes français.
Am., pp. 15-6. ’

C’est à travers Franz et Friedrich deux premiers visages différents du romantisme qui apparaissent : au romantisme extatique de Franz et à ce rêve de la perte de soi dans l’univers répond un romantisme plus réaliste, au sens où il prend appui sur la réalité, sur un paysage qui suscite la rêverie mais non pas l’extase. Ces deux aspects de la jeunesse romantique sont complétés bientôt, au moment de la création du Lukasbund, par d’autres caractérisations plus ou moins liées à une conception esthétique ou morale de la vie et de l’art. La métaphore de la lyre ou celle de l’arc-en-ciel trouvent ainsi une correspondance dans l’échelle même de la pensée romantique, où une gamme étendue est représentée : du romantisme mystique de Franz au romantisme réaliste et psychologique mais non point dépourvu d’un certain lyrisme de Friedrich, en passant par son image révolutionnaire et politique incarnée par Konrad, par une dimension puritaine et rigoriste avec Wilhelm, par une conception plus simple, plus naturelle et plus familiale avec Ludwig, par la naïveté et parfois la niaiserie du jeune Joseph, influençable et suiveur, et, pour finir, par le romantisme brillant de celui qui se doit d’être à l’origine de toutes les modes, anticipant sur les goûts du monde, en fin stratège et en représentant d’une noblesse douée pour tout avec Julius.

Ce que montre en fait Dominique Fernandez à partir de ces deux portraits (ainsi qu’à partir de ceux des autres membres du Lukasbund) c’est bien la variété des formes de romantisme. L’initiation au romantisme, le sentiment d’appartenir à cette école commence pour Friedrich dès Lübeck, grâce à un professeur qui lui a fait découvrir les poètes romantiques, se poursuit avec Franz qu’il considère comme son alter ego ; l’éducation artistique prend alors un tour plus intime, plus personnel et plus profond encore, et trouve sa bouée d’ancrage à Vienne lors de la création du Lukasbund qui est conçue comme une réaction de rejet face à l’enseignement classique dispensé à l’Académie. Mais le projet personnel de Friedrich mûrit peu à peu selon un processus d’opposition, opposition à des projets esthétiques qui ne correspondent pas au sien parce qu’ils ne sont pas à la mesure de ses capacités propres. Trois exemples sont particulièrement caractéristiques de cette éducation par élimination : celui de Franz, celui de Beethoven, et enfin celui de Caspar David Friedrich. Le troisième mérite tout particulièrement notre intérêt puisque Friedrich se destine à la peinture et que cette rencontre est déterminante pour lui.

‘Caspar David poussa un soupir, comme si d’avoir renoncé à la pure peinture de paysage était une victoire péniblement remportée. Victoire bien relative, nota Friedrich, puisque ce personnage tournait le dos au spectateur et que, une fois de plus, c’était un homme sans visage. Il se dressait devant eux du haut de ce pic inaccessible, mais son regard, son esprit, ses rêves restaient fixés sur les lointains montagneux. Ils avaient sa dépouille sous les yeux, mais son âme flottait au loin, confondue dans l’immensité de l’univers.
Cette toile était si belle, la profondeur nuageuse rendue avec un sentiment si poétique de l’espace, il se dégageait de ce paysage déployé jusqu’aux confins du monde une si poignante nostalgie, que Friedrich fut tenté de croire que c’était lui qui avait tort, avec ses exigences de précision et de clarté, et que l’art véritable, le grand art, commence à partir du point où le contour des choses s’estompe dans une nébuleuse de pigments, permettant à l’esprit de planer librement au-dessus de la terre, sans attaches avec les objets qui rapetissent la vision.
Caspar David allait et venait dans la petite pièce, comme s’il ne se pardonnait pas d’avoir introduit un être humain dans son tableau. Ne cessant de pousser des soupirs, il tourmentait sa barbe rousse de ses doigts noueux. Le jeune homme, silencieux, n’osait pas interrompre la méditation de son hôte. Il avait besoin lui-même de mettre de l’ordre dans ses idées, après cette révélation que toute la peinture occidentale, les progrès accomplis depuis le Moyen Âge, les découvertes de nouvelles matières colorantes, l’utilisation de l’huile, l’appropriation des lois de la perspective, les perfectionnements successifs du dessin, tout cet effort n’avait peut-être servi qu’à préparer la voie à cette mystérieuse abolition du progrès, de la couleur, du dessin dans le vertige du néant.
Am., pp. 77-8.’

La création artistique de Caspar David met en scène d’une façon poignante et presque insupportable pour Friedrich l’individu dans l’univers, sa petitesse face au monde. Cette expérience est celle d’un romantisme noir et torturé, qui nie l’importance de l’existence humaine, qui aspire à l’indistinct par mépris de l’individu. Friedrich comprend là, dans l’atelier de Caspar David, que ce mode d’expression ne saurait lui convenir, à lui qui n’a de cesse de rechercher la netteté du détail et le contour des choses. Ainsi, tandis que le romantisme de Caspar David s’inscrit dans un mouvement de rupture avec les règles esthétiques de la peinture occidentale, le romantisme de Friedrich trouve au contraire son sens à partir d’un héritage artistique et de la tradition qui a pour but de conduire au rêve en partant de formes concrètes et finies. Ce sont en fait deux expériences inconciliables de la peinture et deux conceptions opposées du romantisme, et plus largement de la vie, qui sont ici représentées : d’un côté l’artiste, Caspar David, qui se rêve à l’égal d’un dieu, et de l’autre un artiste, Friedrich, qui se sent puissamment humain et qui n’a pour vocation que d’exprimer cette humanité dans ses aspects les plus réels.

On comprend bien à partir du destin de son héros que Dominique Fernandez a plus d’admiration pour ce rêve romantique désespéré, qui correspond à une angoisse profonde mais surtout à l’expression de la quête de l’Éden primordial où les limites n’existent pas, où le bonheur réside dans un état de non-détermination. La version que Friedrich a de ce rêve n’est pas moins authentique, mais elle est plus modeste parce qu’elle prend forme de façon plus concrète et parce qu’elle se rattache toujours à un effort de définition. L’aventure romantique de Friedrich est d’emblée une aventure intellectuelle et elle trouvera son terme quand le jeune homme aura pris la mesure de ce qu’il est vraiment, tandis que la recherche de Caspar David ne peut qu’être insatisfaite et irraisonnée, non seulement démesurée mais sans mesure, puisque le terrain sur lequel s’avance l’artiste est celui du néant.

L’Amour offre aussi un tableau de cette aventure du romantisme allemand à travers l’éducation des sept jeunes gens du Lukasbund. Aventure qui ne peut, pour l’auteur, s’accommoder de calculs intéressés ou de préoccupations matérielles, mais dont l’aspect fascinant est de côtoyer le délire et la folie. L’idéalisme pur et sans partage de ces sept compagnons place l’artiste en rupture de ban, solitaire. Le récit le montre bien, du reste : des personnages, seuls ceux qui sont profondément habités par ce rêve restent romantiques, les autres quittent le Lukasbund pour rejoindre une destinée familiale, bourgeoise ou politique. Ainsi, seul Franz incarne vraiment cette inquiétante et fascinante destinée romantique qui le conduit au rêve et à la mort. Friedrich, témoin impuissant de l’agonie de son ami, doit comprendre enfin qu’il n’est pas taillé à la mesure de ce rêve et décide de rentrer à Lübeck pour retrouver Élisa et une vie qui corresponde à sa nature limitée.

De ce voyage recomposé dans la fiction, voyage d’une quête romantique pour Friedrich, retenons le motif qui préside à l’interrogation structurante du roman et à celle de l’initiation du jeune peintre : questionnement sur l’identité, sur la place qu’un individu peut espérer occuper dans l’univers, conscience aiguë et désespérée de la nature limitée de l’homme mais rêve de devenir un être libre de toute attache, qui échapperait non seulement aux contraintes sociales mais au carcan de sa propre identité, qui deviendrait alors l’égal d’un ange ou d’un dieu et pourrait espérer renouer avec le mythe des origines.

Notes
188.

« Contes du “tramonde” » [Déjà la neige, précédé du Discours du fantastique, par Marcel Schneider], L’Express, 15 juillet 1974.

189.

  « Nouvelles d’avant la tourmente » [La Conversion de Casanova, par Hermann Hesse], L’Express, 28 juin 1980.