3) L’Allemagne baroque

L’Allemagne romantique est saisie comme l’expression de la perpétuation de l’espoir de l’humanité pour dépasser les limites imposées à l’humanité, mais aussi comme l’héritière de l’Allemagne baroque, elle se constitue par la reprise de thèmes sur la destinée humaine. Mais c’est cette fois un voyage réel qui permet à Dominique Fernandez de découvrir l’art baroque allemand. Il n’a pas découvert l’Allemagne baroque lors de ses premiers voyages : ceux-ci semblent avoir été plus marqués par la fascination, plus intellectuelle et moins immédiate, pour le romantisme allemand, — un amour qui est passé par la poésie, par la lecture, et donc par un mouvement plus individuel, plus solitaire aussi. Or, il faut sans doute se garder d’opposer de façon simpliste l’attrait pour le romantisme et le goût pour l’art baroque, bien que l’un relève d’un penchant premier tandis que l’autre découle d’une volonté plus systématique de découverte d’un mode d’expression. Nous l’avons vu déjà, en effet, l’amour pour ces deux formes esthétiques se justifie par une conception qui les lie l’une à l’autre dans la lignée historique d’un courant de pensée. Et le voyageur se fera fort, d’ailleurs, de trouver dans une église la synthèse de ces deux expressions artistiques par l’entremise d’une statue qui lui paraît romantique dans le cadre d’une église baroque, celle de Vierzehnheiligen :

‘Assis sur une corniche, au sommet du baldaquin, ses jambes chaussées de bottines pendent dans le vide ; il tient ses mains au-dessus de sa tête, posées à plat l’une sur l’autre ; les manches ont glissé le long de ses bras levés ; il regarde de ses yeux globuleux aux paupières tombantes. Que regarde-t-il ? Pourquoi ce geste des mains ? À la fois transparent et énigmatique, ce personnage nous fascine. Un imperceptible dédain flotte sur ses traits indolents. Il semble absent, il semble ailleurs. « Ton festin, Balthasar, ne m’intéresse pas. Je ne me voile pas la face, comme la femme de Wurtzbourg : inutile de m’opposer par un geste de refus à un univers qui ne me concerne pas. Je me croise les mains sur la tête, ça oui, en signe de complète indifférence. »
Ni pathos, ni emphase, ni volupté, ni extase, rien de ce qu’on trouve dans les statues baroques. Il ressemble à un garçon meunier qui se serait juché sur le toit du moulin pour y prendre le frais. Il n’appartient plus au monde baroque, il est d’un autre style. Héros non d’opéra, mais de quelque lied de Schubert. Avec ses bottines, son sarrau de toile et son agreste désinvolture, il préfigure la bonhomie vagabonde du siècle suivant.
Perle, p. 231.’

C’est dans Le Banquet des Anges puis dans La Perle et le Croissant que l’Allemagne baroque est présentée et commentée, bilan de plus de vingt voyages en terre germanique (treize en Allemagne de l’Ouest, quatre en Autriche et trois en Allemagne de l’Est) effectués entre 1949 et 1996. Ce ne sont pas moins de cent pages (sans compter les cinquante pages où il est question de l’Autriche et de la Hongrie) qui sont consacrées au territoire allemand. L’Allemagne est l’occasion de nouvelles définitions de l’art baroque, mais aussi de nouvelles interrogations sur la mentalité d’un peuple qui, à un moment de son histoire, s’est exprimé à travers les thèmes et les images de l’art de la Contre-Réforme. Une première mise en garde historique est toutefois nécessaire avant de s’engager dans la relecture de cet épisode allemand : pour Dominique Fernandez, l’Allemagne n’est pas une mais multiple, et, dans le plan de son récit de voyage, il a soin de toujours souligner non seulement les différences fondamentales qui peuvent opposer l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est (qu’il a principalement découvertes avant la chute du mur de Berlin), la Prusse et la Bavière, mais aussi les points communs entre Allemagne, Autriche et Hongrie. C’est donc dans un sens large qu’il faut comprendre ici l’adjectif « allemand ». Sa volonté de synthèse dépasse souvent les strictes définitions des frontières pour mieux faire apparaître le sens profond d’une aventure baroque dans un lieu donné.

Le plaisir sert d’introduction à la définition du baroque allemand, un plaisir enfantin, celui de la gourmandise qui indique la conception de l’existence humaine pour les artistes qui ont conçu et décoré l’église de Birnau. Leçon épicurienne reprise par les stucateurs de l’art baroque qui suscite l’intérêt de l’auteur pour ce propos, pour ce point de vue sur la vie : Dominique Fernandez saisit là l’occasion de donner sa définition de deux notions, le baroque et le rococo, de faire un point sur l’histoire de l’art pour livrer sa propre vision de l’époque.

‘Dieu, peut-être, mais sans pénitence ni ascèse. Et qu’apercevons-nous sur l’autel de droite ? Un petit garçon délicieusement potelé, qui tient une ruche sous son bras, et suce le doigt de son autre main avec une componction gourmande. La statue est de Joseph Feuchtmayer (écrit parfois Feichtmayer), un des plus célèbres stucateurs de l’Allemagne du Sud. Elle date, comme l’église, des années 1750. Est-elle baroque ? Est-elle rococo ? Notions mal définies, car si le baroque, d’un côté, prolonge l’idéal de rigueur et de pureté de la Renaissance (Borromini, Guarini), d’un autre côté on lui doit la fantaisie, l’extravagance décoratives. Bernini lui-même a pu tour à tour se montrer d’une sévérité toute classique [...] et s’abandonner aux plus éperdus délires ornementaux. Alors ? Doit-on appeler rococo le XVIIIe siècle, pour le distinguer du XVIIe siècle baroque ? Le putto [...] de Feuchtmayer m’inclinerait plutôt à penser que le rococo est la version orale et gustative du baroque. Dans ce monde gourmand et sensuel, de stucs et de sucres, auquel l’Allemagne du Sud nous invite, nul messager ne pouvait nous accueillir plus radieusement. Avec son doigt dans sa bouche, celui que l’opinion populaire appelle Honigschlecker (le Tâte-Miel) ne nous convie-t-il pas à savourer, autant qu’à regarder, les succulences baroques ?
Perle, pp. 203-4.’

« Miel et fiel », le titre choisi par Dominique Fernandez pour ce chapitre indique par son antinomie le plan même de sa réflexion sur l’art baroque et sur cette église en particulier : il ne sera pas seulement question de plaisir, il sera aussi question de la mort. Cette alliance de termes parcourt toute l’oeuvre et c’est toujours avec une certaine jubilation que l’auteur en retrouve la trace et l’expression au coeur de la statuaire baroque :

‘Ah ! qu’est-ce donc que ceci ? Une pyramide où sont inscrits les noms de tous les abbés, et, sur le côté, un couple extraordinaire : deux squelettes en marbre, dont les os émergent des draperies. Les crânes, les cages thoraciques, les doigts, les mains, horriblement effilés, les longues jambes, surtout, nues, sèches, polies... Affalé aux pieds de la Mort, qui écarte le rideau pour montrer à sa nouvelle proie la place qui lui revient sur la pyramide dans la liste de ceux qu’elle a déjà fauchés, c’est un abbé, dont la mitre couronne encore le front glabre. Il tient une jambe recroquevillée contre lui. L’autre pend dans le vide, fémur, rotule, tibia, péroné, et tous les osselets du pied aussi nets que dans un dessin d’anatomie.
[...]Rien ne répugne plus à l’esprit baroque que la notion d’éternité. Les baroques, effrénés vitalistes en adoration devant ce qui bouge, ne s’intéressent qu’à l’individu et au moment, à ce qui est singulier, fugitif, transitoire. La mort, c’est pour eux l’instant, non de la délivrance, mais de la décomposition. Le classique a le goût du funèbre, le baroque le goût du macabre. L’abbé de marbre que nous avons devant nous « ressemble » à ce qu’il était de son vivant. C’est son visage lui-même, ses mains, son corps, mais rongés par le travail destructeur du néant.
Perle, pp. 207-8.’

Définition de l’esprit baroque qui pourrait aussi servir de définition à l’esprit fernandezien, à l’un des thèmes structurants de son oeuvre. Le plaisir et la mort, Éros et Thanatos, président à toutes les rencontres baroques et sont les clés des destins de ses héros. Présente toujours aussi, cette fascination pour la représentation de ce qui passe et de ce qui fuit indique cette volonté d’unir des tensions apparemment antagonistes. Le propos progresse encore dans son effort de définition : c’est en Allemagne qu’apparaissent le plus clairement les différences entre l’art classique et l’art baroque, c’est là qu’à partir d’un instant magique, d’un moment d’émotion pure, la signification de l’oeuvre d’art est exprimée. Le sens naît une fois encore du plaisir et d’une exaltation provoquée par un lieu :

— Regarde ! dit Ferrante en me montrant, sur le pilier de la nef, un ange touché en pleine figure par un rayon du soleil déclinant.
Nous comprenons soudain. Toutes les églises de la chrétienté, pour répondre à la prescription théologique selon laquelle les fidèles en prière doivent se tourner vers le tombeau du Christ, sont orientées d’ouest en est, avec leur façade à l’ouest, de sorte que la lumière, toujours également distribuée, ne varie que d’intensité selon la position du soleil. Fischer, par un trait d’audace et de génie, a orienté Ottobeuren du nord au sud. Le soleil du crépuscule, quand il entre par les fenêtres occidentales, pose ses rayons obliques sur les statues de la moitié orientale. Ferrante saisit immédiatement les conséquences d’un tel coup d’État.
— Chaque minute va être différente de l’autre ! Le soleil descend très vite et l’éclairage à tout instant changera. S’il te plaît tant, ajoute-t-il en me voyant dévisager dans la première chapelle à gauche un jeune garçon dont le torse jaillit du mur au-dessus de l’autel, reste assis là, jusqu’à ce qu’il sorte de l’ombre. Moi je vais dans le transept, guetter le moment où le rayon frappera saint Sébastien.

‘Je m’assieds sur le banc. Six heures et demie du soir, par une splendide journée d’été. J’ai noté l’heure avec exactitude, car le drame qui va se jouer sous mes yeux est étroitement lié à des instants précis, à telles minutes de tel jour. Mon jeune garçon se tient renversé en arrière, un bras replié au-dessus de la tête, souriant, extatique, les paupières baissées. Il attend la lumière, je me prépare à l’attendre avec lui. Pendant qu’une fugue de Bach, ce contemporain de Fischer, bondit des orgues en phrases sinueuses et touffues, tout un peuple de statues s’agite. Sur qui tombera d’abord le rayon ? [...]
Entre-temps, le rayon d’ouest rampe doucement sur le mur en direction de mon jeune garçon. Réussira-t-il à l’atteindre ? Lui fera-t-il cette grâce ? Il est sept heures moins le quart. La musique de Bach accompagne de ses trilles impalpablement distillés la lente progression du rayon. Le voici tout près. Rien de plus émouvant que de voir cet adolescent tendre sa tête vers la lumière qui approche. C’est Narcisse épiant la minute qui mettra le mieux sa beauté en valeur. Au-dessus de lui, un putto, gonflant ses joues et agitant ses petits bras semble partager notre attente et faire signe au soleil de ne pas refuser son rayon. Quelle douce angoisse dans cette attente ! Le soleil vient se poser sur la tête du putto, mais je comprends, n’importe qui comprendrait, qu’il le cajole en passant. Qu’importe au plan de l’univers que cet enfant soit éclairé ou reste dans l’ombre ? Le putto lui-même ne montre aucune fierté de ce choix. Le miracle, qui mettrait comme un point final à la création, serait la conjonction de la lumière et de la beauté sur la poitrine du jeune garçon. Mais, justement, l’harmonie parfaite étant atteinte, il n’y aurait plus rien à attendre, plus rien à espérer. Sans désir, sans le sentiment d’un manque, le monde pourrait-il continuer à tourner ? Le rayon passe juste à côté, juste au-dessus du garçon : oui, c’eût été trop accompli, il faut que l’attente recommence demain, entre six heures et sept heures moins le quart, comme elle recommencera tous les jours, à une heure différente selon la saison.
Perle, pp. 251-4.’

Cette expérience est capitale puisqu’elle permet de dégager une notion qui appartient spécifiquement à l’art baroque et qui est intimement liée au désir. C’est précisément ce que Dominique Fernandez appelle « le sentiment d’un manque » ; il en fait le ressort dramatique de ce passage, mais également l’élément sur lequel repose l’esthétique baroque. Ainsi naît la définition principale de l’art baroque qui joue avec le désir du spectateur et avec la notion de temps, puisque chaque jour on peut retrouver son même désir, intact et insatisfait, et que chaque jour aussi le théâtre qui s’offre au regard du visiteur ménagera de nouvelles surprises grâce à un spectacle toujours différent. Cette manière de jouer sur l’instabilité, le mouvement et le déséquilibre est bien ce qui séduit d’abord Dominique Fernandez dans ces églises baroques, lui qui apprécie et recherche cette sensation de vertige. Résolument baroque, cette esthétique, qui ne satisfait pas les désirs, qui tient en éveil tous les sens l’enchante parce qu’il ne peut jamais avoir le sentiment d’être comblé. Le rapport au temps de ce type de représentation artistique est aussi un rapport à l’éternité, mais dans un sens radicalement différent de celui qui est visé par les classiques : il ne s’agit pas d’une éternité de la représentation — l’image en soi ne prétend pas restituer et fixer le sens pour toujours —, mais d’une éternité de la quête du spectateur qui viendra admirer l’oeuvre, car, malgré ses efforts pour la saisir et l’appréhender, elle parviendra toujours à se dérober à sa lecture, qui restera toujours partielle et promesse d’être différente à un autre moment. La place que l’art baroque assigne à l’homme, le sens qu’il lui révèle de sa destinée sont des notions que l’écrivain exploite aussi dans son oeuvre, des tensions qui deviennent constitutives de sa propre création et de ses personnages. « C’est cela le baroque :  l’art d’éviter la perfection afin de garder au désir toute son acuité. L’art grec comble et apaise ; l’art baroque révèle à l’homme qu’il aura toujours soif. » (Perle, p. 254)

C’est là, en Allemagne, que la définition de l’art baroque est dessinée avec le plus de fermeté et de précision ; et pourtant, visitant ce qu’est devenue l’Allemagne aujourd’hui, sa façon de vivre, sa conception de l’existence, Dominique Fernandez ne laisse pas de se demander si l’Allemagne a été et reste vraiment, au fond, un pays baroque. « Mais les Allemands ? N’aiment-ils pas d’abord ce qui est solide, sûr, à l’abri des surprises ? » (Perle, p. 280), s’interroge par exemple l’auteur à Munich où il est frappé par le décalage entre le mode de vie et l’art. Deux villes sont principalement à l’origine de cette interrogation : Munich et Salzbourg.

‘Parce que Munich est une grosse ville cossue, où les amateurs de cochonnailles risquent de s’étouffer entre les variétés innombrables de saucisses, on oublie que cette ville abrite aussi un des meilleurs opéras du monde — et, pendant le mois de juillet, un festival de musique lyrique qui est peut-être le premier en Europe pour l’abondance et l’excellence des spectacles. Certes, le Hofbraühaus, cette énorme brasserie où Hitler fanatisa ses premiers disciples et qui a échappé aux destructions de la guerre, reste un monument insigne du gigantisme bavarois. Le rez-de-chaussée, réservé aux libations populaires, dégage une odeur écoeurante. Derrière un rideau de fumée refroidie, et dans une grisaille morne où Jérôme Bosch aurait pu situer son enfer, des buveurs lourdement attablés regardent d’un oeil fixe le litre de bière posé devant eux. [...] De temps en temps ils se mettent à beugler une chanson, reprise tout de suite en choeur ; ou bien ils se prennent par le bras et se balancent de droite et de gauche sur les bancs.
Cette activité qui consiste à faire au même moment la même chose et qu’ils nomment, selon qu’il s’agit de boire ou de chanter, zusammentrinken, suzammensingen, semble leur procurer une satisfaction indicible. Les larges faces rouges et les bedaines comprimées dans les culottes de cuir brodé pour un peu éclateraient à force de s’épanouir.
Perle, pp. 275-6.’

Contraste patent en effet entre cet aspect populaire et vulgaire de Munich, décrit sur un mode réaliste et avec un regard critique, et les goûts raffinés et exigeants du public de l’opéra. Mais comment comprendre que ces deux aspects soient conciliables ? Comment imaginer que cette Allemagne attachée à son folklore soit capable de se livrer à de telles libations collectives et d’apprécier la musique baroque ? Dominique Fernandez, contraint d’observer ce paradoxe, n’est pourtant pas en mesure de l’accepter : il n’a pas de mots assez forts pour critiquer cette « vespérale débauche d’inoffensive vulgarité » qu’il rend même responsable de la montée du nazisme — « où peuvent mener un tel manque d’esprit critique, un instinct grégaire aussi dépourvu de discernement ».

On est bien loin dans cette brasserie de l’esprit de la fête et du plaisir baroques, mais on est loin aussi de ce que Dominique Fernandez appelle l’esprit baroque qui repose essentiellement sur le rapport d’un individu avec une oeuvre d’art à un moment précis : ici au contraire tout est collectif, il faut respecter la loi du plaisir de boire et de manger et se conformer à la règle du plaisir d’être ensemble. Rien de plus éloigné en fait de cette coutume collective que la représentation donnée par l’écrivain de l’art de vivre baroque.  Celui-ci, laissant l’homme libre de ne pas rechercher son intérêt, lie le sens du plaisir à un certain fatalisme et n’exalte pas le trivial mais le sentiment de liberté individuelle. Mais au moins Munich parvient-elle à maintenir un équilibre entre ce matérialisme bruyant et le raffinement baroque dispensé par l’opéra ou l’église Saint-Jean-Népomucène décorée par les frères Asam, ce qui ne semble pas être le cas de l’Autriche et de Salzbourg en particulier, sur laquelle le jugement porté est encore plus sévère.

‘Salzbourg : petite ville réputée pour le dédale de ses rues pittoresques et de ses passages couverts, pour ses clochers à bulbe, ses enseignes de fer forgé, ses places irrégulières, pour ses fontaines et ses carillons. Que tout cela nous semble mesquin ! D’un côté une rivière boueuse, aux rives dépourvues de charme : de l’autre côté des collines chauves, taillées en muraille abrupte ; et, au milieu, un labyrinthe étriqué de ruelles. Qu’on pense à n’importe quelle cité italienne de la même importance et apparemment du même ton, de la même allure, Urbino, Sienne, Orvieto, on s’apercevra bientôt de ce qui manque à Salzbourg : la couleur, la lumière, l’espace. Le sens de la proportion et de la beauté. Tout ici est coquet, gentil, mièvre.
Perle, p. 319.’

Salzbourg qu’il faut apparemment fuir malgré son musée du baroque ou son petit salon de thé, Ratzka, est une ville qui apparaît comme un lieu entièrement dévoué à l’édification de son propre mythe pour attirer les touristes, une ville morte en quelque sorte, une ville avant tout touristique. Ainsi, l’auteur note encore : « Salzbourg, c’est d’abord une grande machine commerciale déguisée sous le nom d’amour de la musique. » Profondément déçu par l’Autriche, Dominique Fernandez porte un jugement sur Salzbourg qui semble sans appel.

Bilan négatif donc pour l’Autriche à l’exception cependant de Graz, « la seule ville qui [leur] ait plu », cité qui exerce le charme du métissage des formes et des cultures sur les deux voyageurs : « de cette double proximité avec le Sud et l’Orient, [elle] tire un cachet qui la distingue de l’atmosphère petite-bourgeoise et douillette si insupportable ailleurs 190 » (Perle, p. 316).

Mais le voyage en terre germanique ne saurait se terminer sur cette double déception autrichienne car il reste encore les deux grandes villes allemandes, Dresde et Berlin. Toutes deux réservent d’intenses émotions, de vrais moments de plaisir et permettent au commentaire de l’écrivain de s’inscrire dans une visée plus historique.

Ainsi, le chapitre sur Dresde se présente comme la retranscription d’un journal de voyage avec une mention de date et même d’heure :

Dresde, 27 mai 1994.
Cet après-midi, à 17 heures, on pose la première pierre de la reconstruction de la Frauenkirche. Le bombardement qui anéantit en février 1945 ce qui était après Prague la plus cohérente et harmonieuse ville baroque en Europe, détruisit aussi cette église. Il n’en restait debout qu’un mur d’abside et l’encadrement d’une fenêtre. Tout autour, un monceau de ruines. Qu’on n’avait pas trouvé, en quarante-huit ans, le moyen de dégager. Le déblaiement n’a commencé qu’en janvier 1993, après la réunification de l’Allemagne. Durant ces seize derniers mois, chaque pierre des décombres a été recueillie, répertoriée, classée, entreposée sous des auvents. [...]
Rien de plus saisissant que cette place de la Frauenkirche, avec les deux moignons de l’église restés debout depuis un demi-siècle, les deux grues géantes mises en place pour la reconstruction, et ces rangées de pierres prêtes à se dresser à nouveau pour ressuciter la gloire de l’ancienne Saxe.
Perle, pp. 517-8.’

La relation de voyage devient ici un témoignage historique : le hasard a voulu que le voyageur se trouvât précisément à Dresde le premier jour de la reconstruction. Mais cette mission ne l’empêche nullement de goûter aux autres plaisirs baroques de Dresde et, en particulier, celui provoqué par le Zwinger :

‘On appelle de ce nom une vaste cour bornée aux quatre coins par quatre pavillons et bordée par une galerie couverte qui les relie. Une telle description ne laisse pas deviner l’extraordinaire fantaisie de cet ensemble où la gratuité la plus inutile s’épanouit avec un luxe de détails encore jamais atteint. Orangerie ? Trianon ? Couloir de promenade ? Ce n’est ni un château ni un lieu d ‘habitation, les pavillons ne servent à rien ; depuis Naples je n’avais pas eu le sentiment aussi vif d’une beauté dépourvue de toute fin. En février 1945, il n’en subsistait que des ruines. Les communistes commencèrent la reconstruction. Nous avions déjà vu deux fois le Zwinger, en 1987 et 1989. Aujourd’hui, la coupole qui surmonte la porte monumentale du côté du canal a été restaurée et dorée à nouveau. Quatre aigles d’or soutiennent au sommet la couronne. Cette porte est une tour creuse, un jeu fantastique d’arcades, de colonnes, de frontons, de statues : pure joie d’exalter le vide.
Perle, pp. 518-9.’

Goût de la gratuité, secret d’un édifice qui n’a pas de fonction et qui dévoile ses mystères nuit et jour : lieu ouvert par excellence, le Zwinger réunit toutes les qualités pour charmer le voyageur. Et son émotion devant ce spectacle de reconstitution est à la mesure du goût profond d’un peuple pour les plaisirs de l’art baroque : rien n’est remis en question ici, tout à l’auteur paraît authentique et vrai, et c’est sans doute la raison pour laquelle son attachement est si grand pour Dresde. Au-delà de l’attraction seule de la ville, jouent un rôle considérable, bien sûr, son passé et son histoire, et deux hommes en particulier, qui ont une grande part dans cette séduction : Frédéric-Auguste Ier, dont est rappelée la conversion au catholicisme qui a permis justement l’expression de l’art baroque dans une province gagnée par la Réforme, et son fils Frédéric-Auguste II, dont la collection de tableaux est à l’origine de l’autre plaisir dispensé par Dresde.

Le chapitre ainsi ouvert sur la reconstruction de l’église baroque du centre de Dresde se referme sur le représentant du plaisir et de l’homosexualité : saint Sébastien. Saluant le goût de Frédéric II, Dominique Fernandez conclut ainsi sur « le héros baroque » par excellence : « De tous les hôtes du paradis, il est l’unique qu’on puisse peindre ou sculpter nu : aussi le voit-on survivre au crépuscule de l’Église et garder intact son rayonnement. » (p. 523) Comment Dominique Fernandez pourrait-il ne pas aimer une ville où l’on continue à ressusciter des monuments baroques et où l’on retrouve l’histoire iconographique du héros de la volupté et de la souffrance ? Il est là chez lui, à Dresde comme à Naples.

Le goût pour Berlin est plus intellectuel sans doute : certes les deux voyageurs prennent un réel plaisir à flâner dans les allées de Postdam, mais cet aspect charmant reste superficiel. L’écrivain n’y trouve que rarement matière à une définition esthétique et éthique du baroque. Le Zeughaus, ancien Arsenal de Berlin provoque ainsi l’émerveillement et la réflexion :

‘Rien de plus saisissant que le contraste entre la grandeur prussienne évoquée par les dimensions imposantes de l’Arsenal, et ce déploiement funèbre de héros foudroyés. Götterdämmerung, Tod und Verklärung, devant ces têtes où la fureur guerrière s’épanouit en exaltation de la mort, impossible de ne pas se remémorer les grandes pages de la mythologie allemande. Arrogance belliqueuse et châtiment spectaculaire, tentation du triomphalisme et abandon à la catastrophe, appel de la victoire et chute dans la tragédie, démesure de l’ambition vitaliste et noces finales avec Thanatos, tous ces thèmes de la culture germanique n’ont pas commencé et n’ont pas fini avec les siècles baroques, ils sont apparus avec la légende des Nibelungen, ils se sont continués dans l’oeuvre de Wagner et prolongés jusqu’à l’apocalypse nazie, mais jamais avec autant de frénésie masochiste et de force dramatique que dans cet enclos désert, symbole du désastre et de la malédiction.
Jamais non plus comme ici je n’ai senti la modernité du baroque. Ces visages convulsés par les spasmes de l’agonie expriment avec trois cents ans d’avance la gloire grimaçante du néant, lorsque toutes les certitudes se sont écroulées, aussi bien le secours du ciel que les réconforts de la raison.
Perle, pp. 530-1.’

Berlin offre à travers ce spectacle la possibilité d’une définition moderne du baroque : le plaisir est ici pour l’auteur non seulement de saisir la formule d’un courant esthétique et d’une façon de penser, mais de se comprendre soi-même aussi, de saisir enfin la raison pour laquelle l’homme et l’artiste sont tout entiers séduits par ce projet de représentation. La raison de ce goût précis pour le baroque, qui est la conséquence directe de la faillite des « idéologies et des croyances » et qui ne saurait donc se laisser borner à une lecture religieuse ou même croyante, est de nature historique et philosophique, il la précise d’ailleurs lui-même : « Nous sommes plus sensibles désormais à la leçon des baroques, pour qui la vie se réduit à quelques moments de volupté, de souffrance, d’extase, sur fond de danse macabre. » (p. 531). Une conception résolument vitaliste et créatrice de la vie, mais qui est profondément désespérée.

*

L’Allemagne constitue un chapitre paradoxal car ce n’est pas tant l’Allemagne contemporaine qui attire le voyageur mais ce qu’elle peut encore offrir de son passé, il y a donc toujours dans ces pages de la relation de voyage un sentiment partagé, une sorte de gêne à apprécier pleinement ce qui dispense du plaisir ou ce qui est admirable, parce que l’idée ne correspond pas avec le mode de vie des Allemands d’aujourd’hui. Le paradoxe est encore plus fort, on l’a vu, en Autriche où tout se mêle, où les sentiments du voyageur entraînent des jugements d’une sévérité extrême.

Pourtant, l’expérience allemande est capitale : elle offre matière à la définition la plus poussée de l’art et de la pensée baroques, elle constitue donc le socle de la rationalisation d’un goût, d’un plaisir et d’une philosophie.

L’image de l’Allemagne que donne Dominique Fernandez tant dans son roman, L’Amour, que dans sa relation de voyage, La Perle et le Croissant, conduit enfin le lecteur à s’interroger sur la catégorie esthétique où il pourrait ranger l’oeuvre de l’écrivain : est-il un néo-romantique, comme on a pu l’écrire quelquefois, son oeuvre exaltant des destins individuels qui sont brutalement confrontés à des normes sociales, à des règles ? est-il baroque, comme son goût pour le vertige et l’interrogation perpétuelle sur le sens de l’existence et la place de l’homme dans l’univers pourraient l’indiquer ? ou enfin, est-il classique, pour sa recherche d’une écriture maîtrisée, d’un style pur et d’une composition équilibrée de ses oeuvres ?

Notes
190.

Le passage est en italique dans le texte, car c’est un ajout par rapport au Banquet des anges pour La Perle et le Croissant où l’auteur s’efforce de justifier sa sévérité, de montrer pourquoi l’Autriche est à l’origine d’une si grande déception, pourquoi l’Autriche n’est décidément pas un pays où il peut trouver du plaisir : « Notre déception s’explique aisément. Le fait de travailler dans la capitale des Habsbourg et de côtoyer le pouvoir incita les artistes à développer ce qui nous plaît le moins dans le baroque : l’ostentation, la pompe d’un appareil d’État. » (Perle, p. 317).