Le baroque n’est pas toujours au rendez-vous des voyages de Dominique Fernandez, même de ceux qui lui laissent de puissants souvenirs et qui sont à l’origine de livres où il exprime une autre source de plaisir que celle de l’art baroque. Ce sont souvent des amis qui sont à l’origine de ces déplacements hors du territoire baroque : Alain Lombard et Jean et Sylvie Guillou à Budapest, Norbert Dodille en Roumanie.
Deux courts livres, des guides, l’un, Budapest, écrit en 1986 pour les éditions Autrement, l’autre, Sept visages de Budapest, écrit en 1994 à la demande de l’Institut Français de Budapest (alors dirigé par Alain Lombard), sont consacrés à la capitale hongroise. Le voyage en Hongrie est donc d’abord justifié par l’amitié, le besoin de découvrir une capitale dont on lui a dit grand bien et où l’on promet un plaisir qui sans être baroque saura le charmer. Ce ne sont pas moins de six voyages en Hongrie qu’effectuent Dominique Fernandez et Ferrante Ferranti en Hongrie entre 1985 et 1988, avant —, donc, la chute du mur de Berlin et la disparition progressive du communisme. Dans le premier de ces deux guides, on retrouve, en dépit de la brièveté du genre, tout ce qui forme l’architecture de la relation de voyage : le goût de la découverte, le besoin de témoigner, le plaisir pris à trouver l’authenticité de la vie, le combat contre les préjugés et les idées reçues. Les impressions d’ensemble qui introduisent le guide montrent précisément ces deux tensions de l’écriture qui toujours se complètent chez le voyageur : décrire et juger.
‘Rêvons-nous ? Sommes-nous dans ce qu’on appelle un « pays de l’est » ? Quelle animation dans les rues ! Quelle densité d’automobiles ! Quelle abondance dans les magasins ! Quelle vivacité, quelle gaieté partout ! Si l’on vient de Prague, où devant le moindre cageot de pommes de terre fripées se forme une queue de plusieurs dizaines de personnes, où les boutiques sont vides, où les rues tombent dans le silence et l’obscurité dès neuf heures du soir, Budapest semble une ville prospère et brillante. Même si l’on vient de Vienne, le contraste est patent : entre la tristesse de l’ancienne capitale de l’Empire autrichien, désormais avilie au rang de chef-lieu de province, qui se survit à elle-même grâce à ses collections de tableaux et à son Opéra, comme un musée de la peinture et de la musique, et d’autre part la métropole hongroise, puissamment vitale.Décrire le paysage, donner une impression d’ensemble de la capitale hongroise au lecteur et juger de ses qualités ainsi que de l’impertinence des préjugés occidentaux : en quelques lignes, le ton est donné, il ne s’agit pas seulement de prendre la défense de Budapest mais de montrer à quel point cette ville est admirable, à quel point aussi l’originalité de la ville se fonde sur un tempérament particulier. Budapest fait figure de double exception d’après Dominique Fernandez, exception baroque et exception communiste :
‘Si l’on veut se faire une idée de ce qu’était la MittelEuropea à la grande époque de son histoire, c’est à Budapest qu’il convient de séjourner. Ville brillante et gaie, qui a su se dégager très tôt de la morosité communiste, tout en évitant les excès de la société de consommation.Le plaisir est d’emblée la donnée essentielle du récit du voyageur ; présent sous ses quatre aspects habituels, il est au coeur de ce programme magyar, le rythmant et le structurant tout à la fois : plaisir des yeux qui s’enchantent de la beauté du paysage et des secrets de la ville, plaisir du mélomane qui pourra assister tous les soirs à un spectacle différent à l’Opéra, plaisir du gourmand qui, découvrant l’art sucrier de la pâtisserie Vörösmarty, en recevra même l’inspiration d’une nouvelle191, plaisir du corps, enfin, grâce à l’art des thermes. Programme voluptueux s’il en est, même si l’art baroque n’est pas tout à fait à la hauteur des attentes du voyageur :
‘Les trois rues et les maisons trop restaurées de Buda forment un angle pittoresque, sans plus. Aucun architecte d’envergure, aucun sculpteur ni peintre marquant. C’est à Pest, dans les quartiers construits après 1880, que s’est épanoui le génie hongrois : sous la forme des magnifiques créations de l’Art nouveau, avatar moderne des sinuosités baroques.Après coup, le jugement porté sur les quartiers baroques de Buda est plus sévère qu’il ne l’était dans les deux petits guides ; certes, la restauration trop soignée, cet aspect neuf et léché d’un quartier ancien n’a jamais conquis entièrement l’écrivain, mais il ne s’était pas alors montré aussi net : « Étrange, insaisissable Budapest, plus jeune dans ses quartiers baroques, décrépite à partir de 1900 ! » (Budapest, p. 17). De cette étrangeté, il faisait alors un des traits de la mentalité hongroise, une des caractéristiques qui révèlent le rapport complexe de ce peuple avec son passé. Avec le temps, la critique de la composante baroque s’est donc affermie, quoique l’amour du voyageur pour cette capitale pleine de vie n’ait en rien diminué.
Reste encore, pour illustrer et expliquer l’attachement pour Budapest autrement que par les images de l’Art Nouveau ou les plaisirs des bains revigorants, l’amitié. Liée à la musique et à la pâtisserie, — les deux sources de plaisir semblant ne jamais pouvoir se séparer l’une de l’autre —, cette amitié est celle que Dominique Fernandez a liée avec Jean et Suzanne Guillou auxquels est d’ailleurs dédié Sept Visages de Budapest.
‘L’église Mátyás, d’un style impur, se transfigure sous l’action de la musique. Le maestro français Jean Guillou aime venir déchaîner sur les grandes orgues, devant un public enthousiaste où dominent les jeunes, quelqu’une des fantaisies échevelées de Liszt, puis les éblouissantes girandoles d’une de ses propres improvisations.Une dernière pâtisserie, plus intime que les salons de thé déjà visités, est enfin révélée aux visiteurs avides de plaisir. C’est une sorte d’initiation aux vrais et authentiques plaisirs magyars que propose ici Dominique Fernandez à son lecteur. L’enthousiasme et le bonheur d’avoir pu découvrir ce lieu, grâce à ses amis musiciens, sont à la mesure des voluptés qu’il y a éprouvées. Car une fois encore, la musique semble liée à la gourmandise, une fois encore cette source de volupté est hissée au rang d’étape initiatique et donc de moment privilégié et rare. C’est une ponctuation qui semble habituelle dans le récit de voyage fernandezien mais qui, cependant, reste toujours présentée comme un épisode exceptionnel, où l’on touche à la fois à l’ineffable, à l’authentique et à l’éphémère : comment partager, même par les mots, ce plaisir gourmand (Ferrante Ferranti quant à lui n’a jamais photographié de pâtisseries), cette volupté personnelle ? Comment le voyageur qui se lancerait sur les traces de l’écrivain pourrait-il avoir la certitude de pouvoir retrouver ce talent de l’art sucrier ? Et pourtant il devra bien comprendre, à travers le récit qui lui est livré ici de ce rite pâtissier, qu’il se doit à son tour, pour comprendre la Hongrie, non seulement de se tremper dans ses bains mais de se délecter de ses véritables recettes...
‘Nous croyions avoir escaladé les cimes de la jouissance sucrière, mais quand nos amis G. nous eurent emmenés chez Mme Hováth, [...] où l’on accède par la belle porte cochère en bois et un antique escalier de pierre, nous comprîmes à quel point la production commerciale, si exquise soit-elle, trahit la vraie et pure tradition.Sept visages et autant d’adjectifs qui constituent des clés pour entrer dans la voluptueuse Budapest : « éclectique, aquatique, hérétique, rhapsodique, gastronomique, politique, dynamique », qui comme dans une gamme musicale permettraient d’infinies combinaisons, ou, comme dans un livre, de multiples lectures. Aucune relation de voyage n’est pourtant consacrée à Budapest. Justifier l’absence d’expéditions plus approfondies en indiquant que la Hongrie se montre plus marquée par l’Art Nouveau que par l’Art baroque est tentant mais cela ne saurait constituer une raison satisfaisante, puisque toutes les relations de voyage ne sont pas toujours consacrées à l’exploration du territoire baroque. Sans doute la raison existe-t-elle pourtant, et peut-être la lecture d’un livre comme Rhapsodie roumaine, dont l’idée peut sembler encore plus paradoxale, encore plus étonnante que la composition de ces deux guides sur Budapest, nous en fournira-t-elle l’explication.
« Gourmandise (Les Mystères de la pâtisserie Vörösmarty) », Le Matin, 31 décembre 1985.