4) Prague et la Bohème : Baroque et Ironie ?

Prague et la Bohême représentent de vraies raisons affectives de s’attacher à l’art baroque et à un pays. Tout ici semble fait pour séduire Dominique Fernandez : la variété des paysages, l’originalité de la pensée d’un peuple, son don pour l’autodérision, sa résistance à l’oppression étrangère, sa vitalité culturelle. Ce ne sont pas moins de six voyages qu’effectuent Dominique Fernandez et Ferrante Ferranti entre 1983 et 1996 à Prague et en Bohême où ils comptent des amis français et tchèques. Ici encore, il n’est pas inutile de faire la différence entre les voyages effectués avant la chute du communisme et ceux qui ont eu lieu après, au moment où le tourisme de masse a commencé à exploiter Prague de façon systématique. Le Banquet des anges, La Perle et le Croissant et un album réalisé pour les éditions Stock, Prague et la Bohême, font la preuve de cette admiration pour un pays si particulier et si raffiné.

Nous avons vu comment en Italie et en Allemagne Dominique Fernandez trouvait matière à la définition de l’art baroque, comment ces deux pays ont contribué à l’écriture d’une grammaire baroque, à l’établissement de règles et de principes. Or, ces données acquises et comprises, tout le génie d’un peuple consiste, selon l’écrivain, à l’utilisation des moyens esthétiques pour les mettre au service d’un esprit particulier et de moeurs spécifiques, c’est là que l’on peut mesurer, selon lui, l’adéquation de la mentalité d’un peuple à une expression artistique ou la superficialité de son propos. Il s’agit donc de cerner et d’interroger l’originalité du baroque tchèque afin de montrer en quoi l’art baroque est particulièrement susceptible d’exprimer les complexités de l’âme tchèque.

Un premier aspect du récit de voyage en Bohême et à Prague étonne tout d’abord le lecteur : c’est la transformation du récit lui-même, qui devient journal. Dès le premier voyage de 1983, la visite de Prague est liée à un sentiment de précarité, comme si le spectacle auquel est convié l’écrivain apparaissait d’emblée comme extraordinaire et éphémère. Dominique Fernandez s’étonne d’ailleurs de son besoin de dater son récit et fournit une ébauche d’explication : « Sentiment, ici, que le temps est plus précieux qu’ailleurs, qu’il faut en compter les moments. Aucune journée n’est semblable à l’autre. Intensité de chaque minute. » (p. 419). Le cours de l’histoire a déjoué, en partie, ces conclusions : la capitale tchèque libérée du communisme et de l’interminable liste des interdits est l’objet d’un autre péril que l’auteur juge tout aussi inquiétant, celui du tourisme.

‘ Jusqu’à une date récente, tout livre sur Prague se devait d’être une oraison funèbre. Déploration d’une ville opprimée, écrasée, éteinte, vouée à la mélancolie de ses ruelles noires et délabrées. Une longue suite de défaites avait laissé dans la capitale de la Bohême des stigmates indélébiles. Ces palais décrépits, ces candélabres rongés, ces statues effritées, ces escaliers aux marches disjointes, ces échafaudages vermoulus, c’étaient les signes tangibles d’une histoire ininterrompue d’échecs et d’outrages. [...]
Et puis tout a changé, en 1989, avec une soudaineté foudroyante : Révolution de velours, les Tchèques libres, Havel président, ouverture brusque et euphorique à l’occident, invasion des touristes. Prague, naguère déserte, est devenue en cinq ans la ville la plus visitée du monde. Faut-il s’en réjouir sans réserve ? L’embardée n’a-t-elle pas été trop brutale ? La capitale de la Bohême, anesthésiée par des siècles de vassalité, n’a pas eu les moyens de négocier les conditions de sa libération ni de résister aux sous-produits funestes de la liberté : une économie sauvage de marché, l’inflation, l’irruption de la vulgarité occidentale, l’arrogance prédatrice de millions d’intrus. Austère et puritaine depuis cinq cents ans — et c’était une partie de son charme —, Prague a été livrée sans défense à la curiosité obscène des étrangers. Ils y accourent pour des motifs équivoques : parce que c’est devenu un endroit à la mode, et que le séjour y coûte dix fois moins qu’à Taormine ou Venise. Par hordes destructrices, ils obstruent le pont Charles et piétinent les fragiles monuments.
Prague, pp. 13-4.’

Toujours en danger, toujours menacée, Prague exerce son charme, mais comme un lieu où il ne sera plus possible, désormais, de goûter en solitaire et en privilégié aux beautés baroques. Attitude contradictoire d’un auteur qui a contribué par ses livres enthousiastes à attirer des voyageurs sur ses traces ? Pas vraiment au fond, puisqu’il est certain, quant à lui, de s’adresser à des lecteurs pour qui la culture, la littérature et l’art comptent vraiment, qui n’envisagent pas le voyage comme une obligation à la mode mais comme la satisfaction d’un désir véritable, d’une curiosité profonde. Là est sans doute une autre clé de la littérature de voyage de Dominique Fernandez : le lecteur est choisi, l’initiation n’est pas à la portée de n’importe quel voyageur. Le propos cité plus haut peut donc avoir valeur d’avertissement : Prague et la Bohême ne s’adresse pas à celui qui veut « faire » Prague après avoir « fait » Rome ou Vienne.

Car il est question, sous la plume de Dominique Fernandez, de l’esprit et de la culture tchèques, les monuments célèbres ne seront pas évoqués comme des stations obligées pour l’honnête touriste mais comme autant de révélations, commentées et interprétées. Et, pour satisfaire cette volonté, ce n’est pas seulement la forme même du journal que choisit l’auteur mais aussi celle du dialogue. C’est en effet à travers une discussion passionnée entre Jirí et Dominique Fernandez que prend peu à peu tout son sens et toute sa grandeur l’idée d’une âme et d’un esprit tchèques. L’apparition de Jirí dans la chronique de voyage tient du mystère. Comment l’écrivain l’a-t-il rencontré vraiment192 ? Le lecteur ne peut à aucun moment le deviner. Cultivé, d’une intelligence supérieure et d’une lucidité mordante, il joue le rôle d’un guide et d’un initiateur dans le labyrinthe pragois mais son discours est toujours empreint d’ironie et d’autodérision.

Des figures symboliques de Prague se dégagent du récit de voyage, et tout d’abord celle de l’atlante, qui, selon l’auteur, représente le mieux la complexité du peuple tchèque :

‘Quatre atlantes encadrent le portail du palais Clam-Gallas. Figures puissantes, trapues, que le grand Braun en personne a sculptées. Beaucoup d’autres atlantes à Prague, dont les deux magnifiques du palais Schönborn. L’atlante : personnage baroque (souvenons-nous de Puget) mais qui convient spécialement bien ici, où Jan Hus aurait pu être représenté dans cette pose. Effort héroïque pour rester debout sous le fardeau de l’adversité, et en même temps accablement sous un poids décidément trop lourd, n’est-ce pas le thème même de l’histoire tchèque ? Les atlantes luttent et subissent à la fois, et l’on ne sait s’ils éprouvent plus de bonheur dans la résistance ou dans la soumission.
Perle, p. 395.’

À Prague, plus qu’ailleurs peut-être, Dominique Fernandez s’acharne à montrer les motifs profonds, historiques, sociaux et culturels de l’appropriation de l’esthétique baroque et souvent contre le point de vue des Pragois eux-mêmes. Il y a dans cette fougue démonstrative et explicative une volonté de réhabilitation mais aussi l’expression d’une profonde admiration contre lesquelles une personnalité comme celle de Jirí lutte de toutes ses forces, et qu’il finit, paradoxalement, par encourager. Le dialogue de la journée du jeudi 23 juin 1983 — retranscrit avec un soin presque journalistique, une précision historique —, vient fournir l’illustration exemplaire de cette opposition pragoise à l’admiration étrangère.

Et c’est dans l’église de Saint-Nicolas-de-la-Malá-Strana qu’une idée plus précise de l’originalité pragoise du baroque prend corps sous la plume de Dominique Fernandez qui, à partir de la statue de saint Cyrille d’Alexandrie, établit un lien entre cette expression baroque et le fond du discours de Jirí :

‘Cette absence de pathos nous met aux antipodes du baroque romain. La même scène sculptée par Bernini ou par un de ses élèves n’eût pas abouti à un constat policier aussi dépourvu de sentiment. Songeons aux pâmoisons de Thérèse devant son ange, aux langueurs des innombrables Sébastien, aux extatiques redditions des martyrs italiens. Les vaincus de Prague n’ont pas droit à la volupté de la souffrance : il ne leur est permis que de mourir. Inutile de me demander plus longtemps si les artistes locaux ont réussi à se dégager de l’imitation étrangère : voilà un exemple magnifique de baroque, mais de baroque original, adapté à la situation et à la mentalité d’un pays où dès le XVIIIe siècle les relations entre le pouvoir et les citoyens ont été empreintes de cette neutralité professionnelle qui s’est affinée ensuite jusqu’à la perfection bureaucratique atteinte aujourd’hui.
Perle, p. 424.’

« Modernité », « fatalité abstraite », peut-on encore lire pour qualifier cette oeuvre si éloignée du baroque italien, où l’écrivain peut déceler les rouages d’une société et son influence sur la littérature, où il trouve l’explication de l’originalité mystérieuse de l’ironie de Kafka, celle aussi de Milan Kundera. Et la fascination même qui naît de ces pages tient des souffrances d’un peuple et de son acceptation de celles-ci, de ce traitement artistique sans compassion des thèmes centraux de l’art baroque. Ainsi, l’originalité de Brokof pour traiter le thème de la mort donne lieu à l’expression d’une plus grande violence dans les images choisies pour dresser un monument funéraire en l’honneur du comte Wratislav de Mitrovice dans l’église Saint-Jacques, et, partant, suscite un enthousiasme particulier de la part de l’auteur, qui admire l’audace esthétique et morale d’un pays qui regarde la réalité avec un état d’esprit si différent :

‘Rarement on a exprimé avec autant de réalisme et de cruauté les ravages de l’âge : figure creusée jusqu’à l’os, dont le nez réduit à une arête effilée, le regard aveugle au fond des orbites semblables à deux trous, la bouche édentée à moitié recouverte par une barbe inculte, suggère le dernier degré de l’usure et de la destruction. Mais non de la faiblesse : la paire de puissantes ailes attachées aux épaules et le corps lui-même, dont la maigreur souligne le jeu intact des muscles, indiquent une vigueur inépuisable. Ce vieillard est de bien plus grande taille que l’ange, on sent que son pouvoir est sans commune mesure avec le frivole privilège de souffler dans un tube de cuivre et de promener çà et là dans les airs une silhouette gracieuse. Ce vieillard n’est pas la Mort habituelle des tombeaux, il est le Temps. Voilà l’idée de génie du sculpteur, qui distingue ce monument de tous les monuments funéraires baroques. Voir un squelette saisir sa proie, comme dans les tombeaux de Bernini à Saint-Pierre de Rome, comme à Salem, permet au spectateur de se dire : je ne suis pas concerné. Point de crâne nu ici, point de tibias à découvert, point de cliquetis d’ossements, point de charge macabre. Rien de tout cet attirail à faire peur, qui n’impressionne plus à force de vouloir trop impressionner. Mais le Temps, représenté dans sa force implacable, dans sa puissance inouïe de destruction, le Temps qui obnubile chacun de nous alors que la mort n’obsède que certains, le Temps attaché à nous dès le choc de la naissance comme un ennemi qui ne nous lâchera plus et qui aura raison, non seulement de notre vie — ce qui n’est qu’une minute désagréable à passer — mais de nos rêves, de nos espoirs, de nos ambitions, souvent de nos affections les plus chères, le Temps qui nous fera regarder comme différente une personne que nous avons aimée : Chronos enfin, le Chronos légendaire des Grecs, le maître absolu de toutes choses sur la terre, l’adversaire acharné qui ruine tous nos efforts et ne laisse aucune de nos illusions debout, Brokof l’a saisi dans son horreur et son immensité mythiques.
Perle, pp. 436-7.’

Ce n’est pas seulement l’admiration d’un homme pour une oeuvre d’art qui transparaît à travers ces lignes, c’est aussi et surtout le sentiment d’être personnellement concerné par cette oeuvre : l’écrivain, abandonnant la généralité d’un propos pour s’impliquer lui-même dans son interprétation de l’oeuvre en employant le pronom « nous », donne à cette occasion un bref mais pénétrant aperçu de sa conception de l’existence humaine et de la mort. Ici, le lecteur comprend un des motifs de la passion tchèque de Dominique Fernandez : celui-ci n’est pas seulement en train de parler d’art baroque, il se trouve au contact d’artistes qui ont trouvé un langage qu’il reconnaît comme sien, il ne peut se contenter de dialoguer ici avec ce qui est admirable, il doit admettre que son émotion est due à la sensation profonde de toucher une part de la vérité qu’il recherche dans toute oeuvre et dans ses propres romans, cette interrogation sans complaisance sur soi-même, cette remise en question perpétuelle du sens de la destinée d’un homme à partir de ce qui en fixe le sens, le secret de la mort et donc celui de la vie.

Le questionnement commencé à partir de ce monument funéraire de Brokof est approfondi et augmenté à partir d’une autre oeuvre, de Braun cette fois-ci, découverte grâce à une jeune femme, Lubomira, qui ouvre les salles interdites (« fermées sine die ») du couvent Saint-Georges aux deux voyageurs pour leur laisser découvrir saint Jude Thaddée.

‘Jude Thaddée, la tête levée vers le ciel, tend une main devant lui d’un geste ample et puissant ; vieillard en transe, il porte sous son bras un livre et une massue, instrument de son martyre, et pivote sur son corps dans un mouvement fiévreux qui agite en ondes pressées la draperie de sa robe relevée sur une de ses jambes nerveuses. Intense expression de souffrance, mais aussi de volonté : loin de s’abandonner au dolorisme, Jude Thaddée résiste avec énergie. S’il s’exalte, c’est de sa force de caractère.
Perle, pp. 443-4.’

L’énigme du baroque tchèque prend ici encore plus d’épaisseur, ce personnage étant non seulement le signe de la virtuosité d’un sculpteur ou de la particularité d’un mode de création, l’épithète « rustique » étant choisie par l’écrivain pour qualifier sa nature et son origine, mais encore l’émanation d’un principe spécifiquement tchèque : la notion d’« âme tchèque », après cette découverte Dominique Fernandez n’aura de cesse de s’interroger sur le sens de cette expression qu’il oppose d’emblée, en raison de la particularité qu’il lui accorde, aux expressions qu’il juge ridicules, d’âmes française ou italienne, ou éculées, d’âmes russe ou slave.

Tout ce qui suit dans le journal pragois, propos sur l’opéra et découverte émue de la forêt de Bethléem, aura pour motif essentiel de cerner le sens de cette expression afin de mieux comprendre les secrets de cette création baroque. Et la matière principale de cette définition c’est une fois encore Jirí qui la lui fournit :

‘— Nous sommes tous des atlantes de notre propre culture, nous marchons écrasés sous le poids de notre histoire. Un seul salut pour nous : la parodie. Rire de nous-mêmes et des attitudes solennelles et compassées auxquelles le devoir national nous oblige. Smetana le premier a donné l’exemple : il s’est libéré de l’académisme par le rire. Ce Diable qui t’a paru si grotesque lui a permis de retrouver sa faculté inventive et de créer le personnage bouleversant de Vok. Chez nous, on n’arrive au sublime que par le détour du sarcasme et de la dérision. Bien entendu, ajoute en hâte Jirí, nous n’arrivons pas toujours au sublime, mais nous avons adopté la dérision comme une gymnastique salutaire.
Perle, p. 459.’

L’alliance de termes, non seulement procédé stylistique mais façon de concevoir la vie et l’oeuvre d’art, est une fois encore convoquée pour expliquer l’inépuisable fascination qu’opèrent Prague et la Bohême sur Dominique Fernandez. Un mot tchèque, intraduisible en français, litost, fournit au lecteur la clé du mystère de la création tchèque.

C’est là encore Jirí qui se fait l’interprète de cette initiation à une philosophie si particulière et si nationale ; cet apprentissage commencé dans le passage ci-dessus est continué et illustré de nombreux exemples, tirés de l’histoire de l’art et de la littérature bohémienne, de Braun à Kundera en passant par Martinu et Smetana :

Le Bouquet de fleurs : belle oeuvre de Bohuslav Martinu. Tandis qu’un choeur d’enfants chante sur le mode humoristique la tragédie du péché originel, je songe aux livres de Milan Kundera et à ce mot qu’il a exalté dans un de ses romans : la litost. Mélange de tristesse, de compassion, de nostalgie et d’humour, sentiment profond de la misère humaine et sursaut narquois pour la déjouer, désespoir élégiaque et résistance au désespoir par la plaisanterie, accablement tonique ou déprime gaie, de quelque manière qu’on essaye de définir ce terme intraduisible, il me semble exprimer une variété typiquement tchèque du baroque. Liée, sans aucun doute, à l’histoire de la Bohême. En août 1968, lors de l’invasion des chars russes, Kundera lut sur un mur la devise : « Nous ne voulons pas de compromis, nous voulons la victoire. » Or, à ce moment-là, remarque-t-il, il n’y avait le choix qu’entre plusieurs variantes de défaite. Commentaire : « Ce n’était pas la raison qui parlait, c’était la litost qui faisait une proclamation. »
Perle, p. 460.’

« Dérision de la dérision », l’expression utilisée par Jirí, pour définir un mode de pensée et une tradition artistique, résume et éclaircit la séduction exercée par cet attachant pays sur les deux voyageurs, où, tout finalement justifie cette impression d’être au contact du précaire et de l’éphémère qui introduisait les chapitres consacrés à la capitale bohémienne. Or, le voyage se clôt sur un final brillant, plus émouvant et plus déconcertant encore, avec la découverte de la forêt de Bethléem indiquée par Lubimora : le lecteur doit alors comprendre que l’une des forces essentielles de cette terre est aussi, comme le suggérait déjà la statue de Jude Thaddée, en relation intime avec les forces mythiques des origines, laissées là intactes comme par miracle.

Dominique Fernandez, toujours avide de découvrir quelque parcelle d’authenticité préservée des dommages du temps, de la civilisation et de l’exploitation touristique, est amplement comblé dans cette forêt : son récit n’est pas celui d’un voyageur ordinaire, il retranscrit l’aventure inespérée d’un homme tout à coup emporté dans l’univers de la légende.

‘Une petite fille vient à notre secours : elle nous indique une route. Qui d’autre qu’une enfant pouvait nous ouvrir le chemin qui conduit à la révélation suprême ? Après beaucoup de détours, au milieu d’une campagne vallonnée et inhabitée, nous parvenons à l’orée d’une forêt. Une profonde forêt de sapins, de chênes et de bouleaux, l’Urwald des romantiques allemands. À peine si le soleil, pourtant à son zénith, réussit à s’infiltrer dans l’épaisseur des branches. Les arbres bruissent au vent et agitent leurs grandes ombres sur la mousse. Et puis, soudain, après une fontaine ornée de statues déjà fort surprenantes au milieu de cette futaie, surgissent à nos yeux médusés de gros blocs de pierre où Matyás Braun, à la fin de sa vie, dans la totale liberté concédée par la solitude et l’affranchissement de toutes les règles, a donné corps à ses rêves.
Les blocs sont alignés le long du sentier, de cinquante mètres en cinquante mètres à peu près. Le plus important par la masse, morceau de falaise sculpté, réinvente la grotte de Bethléem. Les Rois mages, entre des palmiers, défilent avec leurs chameaux. Saint Hubert, descendu de son cheval, est tombé à genoux devant le cerf qui, hiératique et sévère, le fixe entre les yeux. De la croix plantée entre ses bois jaillit le rayon qui illumine l’Europe centrale, comme l’Europe latine baigne dans l’éclair qui a frappé saint Paul. Hubert écarte les bras : volupté et souffrance. Foudroiement dans la douceur, soumission jubilante à l’ordre du ciel. Cette oeuvre serait déjà superbe en soi : dans le silence et l’isolement de la forêt, quelle n’est pas sa magie ! Le reste des travaux de Braun a beaucoup souffert. [...]
Quelle idée aussi d’avoir choisi ce lieu sauvage pour y laisser son testament artistique ! Qui pouvait prendre soin de ces statues ? Pour qui ont-elles été sculptées ? Qui passe jamais ici, loin de tout village, église ou château ? L’immensité de la forêt palpite autour de nous. Les fûts clairs des bouleaux s’élancent d’un seul jet vers le ciel. Pour trouver que Braun fût un parfait représentant de « l’âme tchèque », il lui manquait, me disais-je, l’autodérision. Que demander de plus, à présent ? Ai-je besoin d’autres preuves ? Le grand artiste, au soir de sa vie, ne pouvait pas se moquer plus ouvertement de sa propre carrière et de l’art en général, qu’en s’adonnant, pour en faire ses chefs-d’oeuvre, à des travaux qui n’auraient jamais la visite du public ni la consécration de la gloire, et qui s’effriteraient peu à peu sous les intempéries.
Perle, pp. 478-9.’

Avec cette dernière, cette ultime oeuvre de Braun, Dominique Fernandez peut pénétrer vraiment dans ce territoire réservé de l’âme tchèque et dans le secret de toute la création artistique tchèque. Elle, qui a su tirer profit des règles de l’art baroque comme elle a su, plus tard, s’exprimer avec les formes et avec le bestiaire de l’Art Nouveau : en mettant au service de sa pensée et de sa représentation du monde une grammaire esthétique dont le principal message est de révéler aux hommes l’absurdité de toute tentative, la soumission de tout individu au temps. Sentiment profond de la vanité de toute existence, besoin de se moquer de cette vanité, certitude de ne pouvoir échapper ni à son destin, ni aux règles qui gouvernent le monde, même en créant. Et pourtant, un plaisir qui n’est pas seulement celui de comprendre et de pouvoir expliquer cet art et cette pratique de l’ironie, une volupté véritable se dégagent de ces pages : les artistes tchèques, et Matyás Braun en premier lieu, tiennent des propos qui indiquent leur intime relation avec l’univers ; ici, dans cette forêt, c’est l’art lui-même qui semble sacrifié aux éléments et au Temps.

La partie consacrée à Prague et à la Bohême dans Le Banquet des anges fournissait matière à la conclusion du périple baroque en Europe et donnait, à ce titre, les éléments d’un bilan qui se devait de relier les expériences italiennes, allemandes et tchèques ; or, dans La Perle et le Croissant, une section est ajoutée pour traiter de l’Europe du nord :  le bilan a donc perdu de sa force et n’est plus qu’une pause en cours de chemin pour faire provisoirement le point. On peut regretter cette modification qui ôte un peu du caractère exceptionnel de cette expérience et de ces découvertes, tout en observant cependant que si l’originalité tchèque ne constitue plus le point d’orgue de la relation de voyage, elle n’a pas pour autant été remplacée et qu’elle demeure dans son dialogue avec l’univers, dans son regard lucide sur soi, avec une force particulière qui fait craindre sa disparition et qui renforce les sentiments d’amour et d’admiration du voyageur.

*

Budapest, la Roumanie et la République tchèque : trois destinations qui, pour leur originalité, pour le plaisir si différent qu’elles procurent au voyageur, auraient chacune mérité un chapitre entier, et pourtant si l’on devait chercher à résumer ce qui leur est propre provoque le plaisir et l’écriture de Dominique Fernandez, il suffirait sans doute de parler d’authenticité.

Ce sentiment d’être en face non seulement d’oeuvres d’art rares mais de personnes rares, le lecteur le retrouve intact dans toutes les pages écrites sur ces lieux, et de là il peut déduire la vraie volupté éprouvée par l’écrivain : celle qui justifie vraiment le voyage et qui tient non seulement du dépaysement mais aussi et surtout de la rencontre de ce qui donne du sens à l’existence, à la découverte de personnes de valeur qui jouent le rôle d’initiateurs pour révéler les merveilles et les particularités profondes de leur pays. Le voyage, dans ces conditions, permet aussi à l’écrivain de creuser sa propre connaissance de lui-même, d’augmenter sa propre recherche esthétique, car il est bien rare en fait qu’un voyage véritable, qu’une aventure n’ait pas apporté aussi au romancier matière à son oeuvre, sous une forme ou sous une autre. On comprend dès lors que, même les absences d’un roman hongrois, roumain ou tchèque ne signifient pas l’absence de ces pays dans l’oeuvre romanesque de l’écrivain et qu’il faut chercher leur richesse sous une autre forme, à travers des scènes ou des thèmes qui, sans être majeurs, apportent des interrogations ou de la poésie.

Et si l’amitié, la sympathie peuvent naître du hasard, parfois de la nécessité d’être complet sur un sujet, elles ne peuvent en aucun cas être forcées ; il ne s’agit pas de faire semblant d’être amoureux : ainsi par les pages sur la Pologne, le lecteur ne peut se laisser abuser, le coup de coeur n’a pas eu lieu, la vraie rencontre est impossible, et de même que Dominique Fernandez ne cache pas son déplaisir, il se montre prudent quand ses découvertes, ses passions sont la proie, non plus seulement de quelques amoureux qui comme lui cherchent à comprendre et à respecter, mais de centaines ou de milliers d’hommes venus pour inscrire un circuit touristique de plus à leur tableau de chasse. Non par crainte de se voir assimilé à ses hordes, mais par refus de voir humiliés, ravalés au rang de biens de consommation des oeuvres d’art ou des lieux qui lui ont fourni les plus fortes émotions, les plus profondes sensations d’être une sorte de privilégié et d’avoir pu pénétrer dans un domaine réservé. À quoi bon risquer d’être déçu ? Mieux vaut, comme devant La Nuit de Brokof, se retirer en silence et vivre sur le souvenir vif et merveilleux de son souvenir toujours ravivé par l’écriture et par les photographies, semble nous dire l’écrivain qui n’est pas retourné en Hongrie depuis 1988, en Roumanie depuis 1995 et en Bohême depuis 1994.

Notes
192.

« Jirí » est le pseudonyme que choisit Dominique Fernandez pour parler de Václav Jamek dans Le Banquet des anges. Celui-ci, traducteur et écrivain, publiera en français chez Grasset (grâce à Dominique Fernandez) son Traité des courtes merveilles, livre que couronnera le prix Médicis, et deviendra l’attaché culturel de l’ambassade de la République tchèque en France en 1995. Dominique Fernandez évoque cette rencontre comme le fruit du hasard : « Nous avons rencontré Jirí hier au soir à la sortie du concert de la Philharmonique » (p. 405) et ne donne pas d’autres explications.