Le voyage fernandezien suppose une méthode rigoureuse, fortement influencée par la démarche de l’historien. L’auteur, avant de s’aventurer au Brésil, découvrira donc le Portugal ; avant de visiter le Mexique, la Bolivie ou le Pérou, il se rendra en Espagne.
Bien qu’il ait effectué plusieurs voyages en Espagne, dont son voyage de noces en 1961, Dominique Fernandez n’apprécie pas ce pays auquel il se sent étranger. Mais là comme ailleurs, on retrouve, et plus fortement peut-être encore, l’opposition du Nord et du Sud, et c’est à Séville et à l’Andalousie où il a effectué quatre voyages qu’il consacre en 1992 un album (le premier donné aux éditions Stock avant Prague, Saint-Pétersbourg et la Bolivie). C’est aussi de Grenade qu’il rapporte l’idée d’une nouvelle pièce de théâtre, la troisième : Le Royaume de Grenade.
C’est que, pour lui, le Sud de l’Espagne n’est déjà plus tout à fait l’Espagne, il retrouve à Séville non seulement les mythes et l’art baroque qu’il aime mais une donnée indispensable pour qu’il trouve plaisir et intérêt à une culture : celle du métissage. D’emblée l’impression dominante laissée par le texte écrit sur Séville est celle d’une particularité, et même d’une exception espagnole : qu’il s’agisse de ses mythes, de son art de vivre, de sa beauté baroque ou musulmane ou encore de sa Semaine Sainte, toute analyse insiste sur leur identité sévillane plus qu’espagnole, comme en Italie un homme peut être napolitain sans être tout à fait italien. Et c’est d’abord à travers le mythe de don Juan que Dominique Fernandez montre en quoi son amour pour Séville ne contredit pas son manque d’intérêt pour l’Espagne :
‘Quel plaisir, me disais-je en lisant ces lignes [de Gregorio Marañon], de voir un Espagnol (donc un témoin au-dessus de tout soupçon) démolir le cliché de l’amour-passion espagnol ! Don Juan n’est pas ce sombre hidalgo sourcilleux sur l’honneur que se représente l’étranger, ce mâle imbu de ses prérogatives masculines, c’est un Chérubin attardé, un aimable damoiseau qui n’a pas dépassé l’étape juvénile, ludique et charmante de son développement — et, pourtant, c’est aussi le parangon de la sexualité espagnole, celui qui résume avec le plus d’éclat les capacités amoureuses au sud des Pyrénées. Voilà qui s’accorde fort bien, me semble-t-il, avec nos impressions de Séville : ville qui ne nous a nullement paru de feu et de flamme, mais empreinte de bonhomie et de cordialité. Dans chaque don Juan, il y a du Figaro.L’analyse de don Juan qui s’étend sur une dizaine de pages, offre la présentation du mythe, l’interprétation homosexuelle de son héros et la révélation des modèles véritables du mythe ; elle a non seulement pour but de mettre en lumière une partie importante de la culture sévillane mais aussi de permettre au lecteur de mesurer son rayonnement esthétique, son importance morale.
Les descriptions et commentaires écrits sur la chapelle de l’hôpital de la Caridad montrent avec force la puissance d’une oeuvre née du cerveau d’un des modèles réels du mythe de don Juan : Miguel de Mañara.
‘Il s’est fait enterrer sous le portail d’entrée, ne se retenant pas digne d’être enseveli à l’intérieur, et désireux que chaque visiteur le foulât aux pieds. La dalle funéraire, qui sert de seuil, rappelle qu’il fut « le pire homme qu’il y eût jamais ». Du point de vue moral peut-être ; mais comme amateur d’art et mécène, on ne rencontre pas souvent son égal. La chapelle, à la construction et à la décoration de laquelle il veilla lui-même, est un des hauts lieux de l’Europe. Par l’unité de pensée qu’elle reflète, par la force des oeuvres qui l’ornent, par la beauté et le faste baroques de l’ensemble, je ne puis lui comparer que la chapelle du prince de Sansevero à Naples, édifiée un siècle plus tard.Au-delà des expressions hyperboliques, la référence à Naples constitue la comparaison par excellence pour démontrer la puissance esthétique du lieu et son originalité. Les analyses assez précises des tableaux de la chapelle confirment un goût pour le macabre, pour une exaltation des passions humaines. Mais c’est sans doute l’interprétation du portrait de Miguel de Mañara par Dominique Fernandez qui reste le moment le plus représentatif de cette lecture attentive et personnelle d’une oeuvre et de l’histoire de son commanditaire, d’une tentative d’interprétation morale et psychologique qui révèle la complexité de son modèle :
‘Il me semble, dans la prunelle narquoise de l’homoncule (sa grosse tête, disproportionnée au corps m’incline à croire qu’il s’agit plutôt d’un nain, être prédisposé à percer les apparences), distinguer, plus qu’une recommandation à se taire, une invite à s’interroger. Regardez bien mon maître a-t-il l’air de dire ; et demandez-vous si la conversion du don Juan mondain en austère propagandiste de la Charité épuise le mystère de cet homme exceptionnel. Et nous suivons cet avis, nous scrutons le visage de don Miguel, puis nous regardons à nouveau l’étrange décor dont il a voulu s’entourer : coeur qui brûle, fumée, urnes, or et rouge sur fond noir, toutes choses qui renvoient bien plus à quelque peu recommandable cérémonie secrète qu’à une honnête séance de chapitre.Don Juan, à travers la présentation de ses modèles et ici l’examen du plus mystérieux de ceux-ci, constitue une introduction parfaite pour définir l’esprit de Séville, car, pour Dominique Fernandez, cette ville, comme un être humain, est doté d’un esprit, demande à être comprise pour être appréciée, et, on l’aura deviné, faire le portrait du plus fascinant et du plus complexe des héros, celui qui a créé un mythe littéraire, pour le proposer en une première étape d’initiation aux charmes et aux mystères de la capitale de l’Andalousie, cela en dit déjà beaucoup sur la ville elle-même, qui ne sera pas une mais multiple, qui promet de fasciner par ses richesses baroques. Trois voies de connaissance semblent particulièrement intéressantes parce que révélatrices de l’esprit de l’auteur : la Semaine Sainte, la corrida et l’histoire d’une ville tournée vers le nouveau monde.
L’étonnement du lecteur devant le plaisir que prend Dominique Fernandez au spectacle religieux de la Semaine Sainte semble justifié, et pourtant, c’est une définition toute particulière que l’écrivain trouve pour exprimer le sens de ce rite populaire et pour décrire ses impressions :
‘La semaine sainte ? Je craignais le fanatisme espagnol, m’imaginant un climat austère, une atmosphère de dévotion et de pénitence, voire des scènes de flagellation. Nous étions arrivés le jeudi saint, dans l’après-midi. Je fus rassuré lorsque, à peine nos bagages déposés à l’hôtel, nous nous joignîmes à la foule qui affluait vers le centre.Le secret de cet intérêt pour la Semaine Sainte, Dominique le révèle après avoir scrupuleusement décrit quelques-unes des plus importantes ou des plus marquantes processions. D’une part, cette manifestation permet aux gens de se mêler les uns aux autres, ce qui constitue pour l’auteur l’un de ses thèmes favoris dans l’analyse de la communion baroque : le rêve de l’abolition des limites entre riches et pauvres, entre nobles et plébéiens ; d’autre part, cette fête a, pour lui, le double charme de n’être ni espagnole ni religieuse.
‘Je me rappelais avoir admiré à Trapani, en Sicile, ancienne colonie de l’Aragon, les extraordinaires statues en bois goudronné de la Passion, qu’on promène aussi le vendredi saint : têtes ravagées, grimaces des bourreaux que je trouvais empreintes d’une cruauté « espagnole ». Or, à Séville, rien de semblable : les visages lisses n’inspirent aucune terreur, le pathos reste sage, les brutes gardent une figure poupine, et toute l’invention des auteurs s’est portée plus sur la décoration des chars que sur la création de types originaux. En somme, nul « espagnolisme », mais une douceur, une aménité (autre cliché ?) « andalouse ».Une fois encore, Dominique Fernandez a soin de distinguer Séville et l’Andalousie du reste de l’Espagne, mais il va plus loin : la procession n’est pas vraiment une démonstration religieuse. C’est pour lui une « fête » semblable, dans la minutie de sa préparation et dans le soin apporté à sa mise en scène, à un opéra. Il justifie cette comparaison en observant que « La religion, encore une fois, n’est guère à l’honneur dans cette fête, toute de bonhomie et de convivialité. » (p. 53) et en terminant ce chapitre consacré à la Semaine Sainte sur un commentaire qui tend à réconcilier le sacré et le profane dans l’idée même d’un plaisir physique :
‘Un dernier conseil : postez-vous au coin de deux rues et attendez qu’un paso prenne le tournant. Opération très compliquée : les porteurs de la file extérieure doivent avancer, tandis que ceux de la file intérieure reculent. Il s’ensuit une sorte de surplace voluptueux, de dandinement bizarre, de mouvement imperceptible qui tient en haleine ; puis le quart de tour achevé, la marche reprend, sur un signe du capataz. Ce redémarrage soudain, après quelques minutes de balancement immobile, est d’un effet surprenant. Ralentir, accélérer, ralentir, accélérer : rythme physiologique des processions, métaphore fastueuse du plaisir.Deux autres sources de plaisir attendent le voyageur à Séville : la corrida et la gourmandise. Le premier donne lieu à un tour d’horizon critique sur la littérature française, jugeant avec sévérité la prose exaltée de Montherlant ou de Pieyre de Mandiargues pour afficher une préférence pour un récit simple, sobre et réaliste. C’est en s’inspirant de l’exemple d’Hemingway ou des voyageurs du XIXe siècle que Dominique Fernandez propose le récit complet de la corrida à laquelle il a assisté le 31 mars 1991. Ce souci de dater l’événement témoigne à lui seul de sa volonté de montrer le caractère unique de ce type d’événement. S’étant interdit par avance tout débordement verbal à caractère symbolique, philosophique ou spirituel, il ne peut pourtant s’empêcher de comparer ce spectacle à un autre art, la corrida à l’opéra — et l’Espagne à l’Italie.
‘Entre corrida en Espagne et opéra en Italie, que d’analogies : l’espace circulaire et clos ; la cérémonie minutieusement codifiée ; le déploiement d’un spectacle total ; la fragilité des protagonistes, élément essentiel de leur art ; la fièvre qui fait trembler le public ; le sentiment qu’il a, non d’assister à une manifestation artistique, mais de participer à un rite libérateur ; l’action des comparses, avant l’entrée en scène de la vedette ; l’alternance des phases de lenteur et des phases de rapidité (cavatine andante, suivie de la cabalette presto) ; la sanction des fautes par les connaisseurs ; l’enthousiasme pour les exploits ; l’attente anxieuse de la prouesse finale — estocade ou contre-ut — dont la difficulté technique tient la foule dans une anxiété délicieuse que transforme en orgasme voluptueux le soulagement de la tension. Trois différences principales. En Italie l’énergie réprimée choisit comme moyen le défoulement de la musique, en Espagne elle préfère le geste. On ne risque, en chantant, que sa réputation et sa vie. Il y a dans la moindre corrida un réalisme tragique, là où les dilettanti se contentent d’illusions. Enfin, le sexe de l’idole varie : femme en Italie — le rôle le plus important , le seul qui électrise l’assistance, étant toujours confié à la soprano —, homme en Espagne.Cette description d’un plaisir foudroyant qui réclame comme tout art véritable une initiation, une éducation (Dominique Fernandez est renseigné sur les règles et les lois de la corrida par un ami français appelé M.), et le choix même de l’auteur de retrouver dans cette maîtrise du spectacle celle que requiert l’opéra italien, indique à quel point il serait vain pour lui d’accumuler les hyperboles et épithètes laudatives : dans les arènes se joue non seulement la vie d’un homme et celle d’un animal, selon des règles complexes et une mise en scène précise, mais aussi (et surtout, peut-être) un spectacle total, source d’un plaisir absolu.
Tout, décidément, depuis Don Juan jusqu’à l’architecture baroque ou moderne, en passant par la Semaine Sainte ou la corrida, semble lié d’abord au principe de plaisir, un spectacle sévillan se devant d’après ces récits fernandeziens d’être dispensateur de volupté. Il eût été surprenant pour le lecteur qu’un des plaisirs fondamentaux soit exclu de cette capitale du Sud : la gourmandise se devait donc d’avoir sa place dans cette visite. Or, nous touchons là, sinon à une inconséquence de l’auteur, du moins à l’une de ses intimes contradictions. Car s’il recherche des processions peu religieuses, il désire que la gourmandise, elle, soit accompagnée d’un rite, moyen de rendre moins triviale la transaction qui s’opère grâce au tour d’un couvent, et même de donner un aspect sacré, mystérieux et secret à l’achat de quelques pâtisseries193.
Enfin, une dernière raison d’aimer les beautés andalouses de Séville est notée par l’écrivain à partir du rapide portrait historique qu’il dresse de la ville. L’écriture et la composition de l’album coïncident avec l’Exposition Universelle qui devait s’y tenir en 1992 et célébrer les cinq cents ans de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb : immanquable occasion pour Dominique Fernandez de souligner une fois encore l’importance des métissages de tous ordres, la richesse de toute aventure humaine. Et si un exemple de cette fusion de différentes cultures devait être donné, ce serait sans doute celui de la Giralda 194, signe et symbole du pouvoir d’assimilation de cette civilisation.
De même que Séville est une capitale ouverte sur le Nouveau Monde, le Portugal fait figure d’avant-poste et d’initiation au Brésil baroque. La référence, d’abord historique, a aussi une valeur psychologique, elle peut expliquer certains traits de mentalité et surtout certaines formes d’art. Or, autant le plaisir semble le leitmotiv sévillan, autant une certaine tristesse semble dominer l’image du Portugal baroque et contemporain que peint Dominique Fernandez. Une certaine tristesse seulement, car l’état d’esprit est plus complexe qu’il n’y paraît, et la première définition que l’auteur donne de l’esprit portugais est très révélateur de ce qu’il recherche dans ce voyage :
‘Tous les endroits que nous avons préférés se distinguent comme étant des lieux de circulation : une fenêtre (non celle de Beja, mais une autre, plus glorieuse, dont il sera question plus loin), un bouquet, un jardin, un arbre, un escalier. Comme si ce peuple de marins, d’explorateurs, de découvreurs de mondes, avait besoin d’associer l’espace aux créations de son génie.Viennent d’être énumérés les cinq besants que Dominique Fernandez a trouvés au Portugal, ces cinq symboles d’une richesse qui relie et unit l’occident à l’orient, qui justifie et explique le voyage et l’exploration.
Et la fenêtre, l’idée d’ouverture forme justement l’un des thèmes essentiels pour pénétrer la mentalité portugaise : il y est question non seulement d’histoire, non seulement d’architecture, mais de plaisir au sens le plus pur. Car, la fenêtre portugaise 195 exige un effort d’observation et une démarche analytique : un regard qui se contenterait de l’ensemble sans s’intéresser au détail, à l’organisation complexe des éléments qui composent la décoration, manquerait la plus grande des voluptés en même temps qu’il passerait à côté du sens. De même, celui qui se contenterait d’admirer sans agir resterait hors du spectacle, privé des sensations qui, selon Dominique Fernandez, sont les clés de cette oeuvre.
‘Passé la curiosité de reconnaître les composantes intellectuelles de la fenêtre, quand il a bien compris ce qu’elle signifie, le spectateur accède à une forme plus haute de plaisir, une forme proprement baroque, la volupté émotive de se sentir emporté par un phénomène de la nature. Il n’est plus en face d’une production de l’art, il se trouve comme à l’avant d’un navire, livré au vent, au soleil, aux embruns. Il ne se tient plus en spectateur, il devient acteur de l’aventure océane. Une perception globale, euphorique, succède à l’analyse des détails : tel est le miracle de cette Janela, poème épique qui résume le génie du Portugal. Non seulement elle ouvre sur le monde l’austère bâtisse des Templiers, mais elle fait communiquer les divers règnes de la nature, fondant les éléments disparates de l’univers dans un dynamisme primordial.Jamais sans doute, définition aussi physique, aussi puissamment liée à l’émotion charnelle de l’expérience du voyage, n’a été donnée du plaisir baroque. Et ce plaisir extrême est prolongé par un autre motif de satisfaction : la découverte d’un métissage profondément constitutif de la culture et du tempérament portugais. Car comme aime à le rappeler Dominique Fernandez : « Le Portugal a conquis le Brésil par la force, les Indiens du Brésil se sont vengés par la douceur, dont ils ont ensorcelés leurs maîtres. » (p. 48). L’admiration et l’intérêt de l’auteur pour cette civilisation complexe tient précisément à cette propension au mélange, à ce besoin de fusion :
‘Pays et peuple donc métissés, avant d’avoir métissé le Brésil. Le Sud et le Nord s’étaient déjà conjugués au Portugal, avant que l’aventure trans-océane ne mélangeât Orient et Occident. Royaume de l’hybride, subtilités de l’équivoque, délices de l’ambigu. Mobilité, plasticité, flexibilité — laquelle se retrouve, dans l’art manuélin, sous la forme de l’algue, du cordage, du noeud, et, dans l’art baroque, sous la forme du motif « serpentin ». Les hommes à la peau sombre ont la souplesse et la grâce de mulâtres. Voilà le secret du charme que j’éprouve ici, ce charme qui manque à la Castille, pays taillé tout d’une pièce, monolithe autosuffisant.Le Portugal permet donc de préciser les raisons mêmes de la volupté éprouvée face à ce baroque particulier : une fois encore, plaisir et réflexion, analyse et histoire sont indissociables dans l’édification du livre de voyage, dans l’histoire réussie d’une quête. À partir du besant suivant, Dominique Fernandez achèvera justement sa définition du peuple portugais, de son esprit : la révélation a le charme d’un secret réservé aux initiés et aux persévérants, et sa découverte est précédée d’une sorte de jeu de pistes car « le lieu est presque impossible à trouver » (p. 56). Dans les jardins du palais des marquis de Fronteira, se trouve le héros tutélaire du Portugal, selon l’auteur : Saturne. C’est à travers la lecture symbolique du dieu qu’il parfait sa synthèse de l’âme portugaise en soulignant les contradictions qui fondent son caractère.
‘Que le plus beau, le plus fort de ces panneaux d’azulejos soit dédié au dieu de la mélancolie n’est pas un hasard. L’histoire du Portugal se déroule depuis l’origine sur un fond de neurasthénie famélique, tantôt portée à l’audace (c’est la phase des grandes découvertes et de l’expansion coloniale), le plus souvent sujette au repliement sur soi-même.Esprit de conquête et âme mélancolique : l’alliance de termes une fois encore constitue l’essence du plaisir et même ici du bonheur puisque ce jardin est désigné comme un « éden parfait ». Enfin, à travers la description de l’escalier du Bom Jesus, il est encore question de cette ambiguïté constitutive, secret de l’attrait qu’exerce la civilisation portugaise sur l’auteur :
‘Au fond de la plate-forme, entre les deux premières volées de gradins, une fontaine rocaille jette l’eau par cinq ouvertures qui représentent à la fois les cinq sens et les cinq plaies du Christ —de même que l’eau de la montagne est à la fois eau et sang, témoignage de la chute et instrument de la rédemption. En outre, ces cinq bouches d’écoulement sont inscrites dans un blason : le blason du Portugal, qui consiste en cinq besants, disposés en croix. Armoiries équivoques, conformes à la vocation ambiguë de ce peuple. Je peux y lire les cinq sens, sources du péché, non moins que les cinq blessures du rachat. Métissage du plaisir et de la contrition.Le discours religieux, la forme même de ces propos semblent faits pour satisfaire Dominique Fernandez qui peut y retrouver sa propre définition du plaisir qui unit toujours profondément la recherche de la sensualité, l’expression des sens et la notion même de danger, de punition (ici, de contrition). Ambivalence profonde qui est aussi le signe de l’humanité d’une civilisation telle qu’il se la représente et telle qu’il la définit. Il retrouve d’ailleurs dans une scène populaire d’acte de contrition, puis dans l’image de l’arbre de Jessé, où il note avec plaisir que « le sadisme n’est pas dans [les] cordes » du peuple portugais qui s’oppose fondamentalement aux Castillans dans son expression de la foi. S’arrêter encore un peu sur l’épisode de dévotion populaire qui montre la conception même du rachat qu’ont les gens du peuple permet sans doute de mieux saisir l’idée ludique, désinvolte et personnelle que se fait l’auteur du rite du repentir.
‘Alors que nous étions redescendus jusqu’à la plate-forme aux serpents, nous vîmes arriver deux vieilles gens, de noir vêtus, silencieux, le visage figé dans un masque inexpressif. Ils s’arrêtèrent chacun d’un côté de la première marche, pour attendre que la personne qui les accompagnait, une femme de trente ou quarante ans, eût achevé l’étrange manège auquel elle se livrait. Nous la vîmes couvrir son pantalon d’une sorte de braies de grosse toile, puis s’attacher plusieurs épaisseurs de genouillères, en renforçant le genou gauche d’un manchon supplémentaire. Dans cet équipage, elle se mit à monter à genoux les 54 marches, attaquant chacune du genou gauche, entre les deux paysans qui la suivaient, debout, aux deux extrémités des gradins. Une professionnelle de l’expiation, à coup sûr, à qui les vieux s’étaient adressés pour obtenir la guérison d’un fils ou la grossesse d’une bru.De ce singulier spectacle, on peut comprendre la force même du baroque portugais, sa vitalité et le charme qu’il est en mesure d’exercer sur Dominique Fernandez : il ne s’agit pas seulement d’une période artistique mais d’un art de vivre qui a su subsister, ce peuple restant, comme le peuple napolitain, le foyer d’un art de vivre baroque. Ici, comme partout ailleurs où le désir de la découverte est véritablement récompensé par un plaisir, la jubilation naît de l’assurance de se trouver en contact avec un milieu authentique qui a préservé son identité, qui a adapté la grammaire baroque à sa mentalité, et qui n’a pas renoncé aux voluptés et aux leçons baroques...
Le lien évident entre Séville, le Portugal et l’Amérique est évidemment l’art baroque, héritage laissé par les conquêtes, dont nous retrouverons, dans la suite de L’Or des tropiques et dans un album, Bolivie, de pénétrantes analyses. Mais un autre baroque, plus inattendu, antérieur à cette découverte des mystères de l’Amérique du Sud, apparaît aussi dans l’évocation, rare mais essentielle, de New York. Ainsi, avant de s’acheminer vers les ors brésiliens ou boliviens, avant de creuser le mystère de l’Amérique paternelle, il faut, en guise d’introduction au nouveau monde et à une certaine définition de l’art baroque, s’intéresser un peu à l’Amérique du Nord.
V. Séville, pp. 87-92.
Ibid., p. 144.
Ici, il s’agit de la célèbre fenêtre de Tomar.