2) L’Amérique du Nord

Si Dominique Fernandez a effectué six voyages en Amérique du Nord, visitant le Canada (Montréal et Québec en 1976, 1992 et 1999), New York (en 1969, en 1972, 1973, 1992 et 1999), Boston, San Francisco, la Californie, Las Vegas (en 1992) et Washington (en 1999), aucun de ces lieux n’a pour l’instant donné lieu à des textes ou à des récits de voyage et seule New York a su provoquer l’inspiration romanesque, ce qui d’ailleurs, d’emblée, la place à part.

S’il a été séduit par le spectacle insensé et démesuré de Las Vegas, New York demeure en effet pour lui la ville la plus fascinante, celle par laquelle il ne manque pas de passer à chacun de ces voyages aux États-Unis. La description que fournit Étienne, narrateur des Enfants de Gogol, dit tout de l’histoire de cette passion et des raisons de ce goût pour New York. C’est d’abord l’impression de découvrir une sorte de citadelle en marge de l’Amérique moderne, dont la rue refuserait absolument la société de consommation, les valeurs matérialistes et politiques qui ont justifié une attitude anti-américaine. La fascination relève du paradoxe et de l’étonnement, révélés par la description d’Étienne.

‘Moi, pendant tout le trajet, j’examinai avec passion les bords de la route, les premières rues. On commença par longer d’énormes cimetières. J’avoue que j’arrivais à New York décidé à détester de tout mon coeur une ville en qui s’incarnait si parfaitement l’esprit de conquête et de réussite. L’aéroport m’avait un peu surpris. Nous avions traversé un hall triste et poussiéreux, dont plusieurs vitres étaient remplacées par des panneaux de carton, et maintenant je me trouvais assis dans un autobus assez mal en point, dont les tôles bringuebalaient sur les cahots de la route, large et magnifique en apparence mais interrompue par de fréquents chantiers qui ralentissaient la circulation. Je tendais la tête vers la fenêtre, pour apercevoir les premiers gratte-ciel et déverser mon mépris sur le luxe américain. L’autobus descendit sous terre et enfila un long tunnel. Après quoi nous débouchâmes entre deux rangées de maisons d’une hauteur moyenne, construites uniformément dans une matière pauvre et sale, une sorte de brique poreuse dans laquelle la poussière et les gaz avaient imprégné une suie noire. Sur chaque façade zigzaguait un escalier vétuste dont les marches de fer et la rampe rouillée pendaient dans le vide. Bien qu’il fût 3 heures de l’après-midi, les ordures débordaient des poubelles dans les caniveaux. L’autobus changea plusieurs fois de direction. Partout le même spectacle, de saleté, de laideur et d’abandon. Je crus que nous parcourions un faubourg particulièrement miséreux. Pourtant des voyageurs, çà et là, descendaient devant des hôtels. À un carrefour, d’après les numéros de la rue et de l’avenue, je compris que nous étions en plein centre de Manhattan.
Gogol, pp. 274-5. ’

Spectacle d’une cité décadente, livrée à elle-même dans un état d’abandon mais dont l’attrait repose aussi sur la contradiction qu’elle contient, la démesure du luxe alliée à celle de la saleté et de l’incurie. À n’en pas douter, il y a dans cette évocation réaliste le même dégoût et la même jouissance que dans les descriptions de Naples ou de Palerme. Certes, le lecteur des Enfants de Gogol ne peut que soupçonner la contrepartie gratifiante de cette misère et de cette lèpre urbaine, le raffinement artistique de cette civilisation, son inventivité et son dynamisme, mais reste la séduction exercée par cette population new-yorkaise qu’il n’est pas excessif sans doute de rapprocher de la population napolitaine :

‘Ils [les jeunes] protestaient à leur manière contre New York, l’Amérique, la vie dure et sans coeur qui avait usé leurs pères ; mais quelque chose les empêchait de se lever pour commencer dans l’enthousiasme à bâtir une nouvelle société ; et qui les accuserait de se complaire dans une oisiveté improductive au lieu de chercher un remède efficace, ne comprendrait pas ce qui fait pour moi leur grandeur, cette obscure solidarité avec leur ville, avec leur civilisation déchue.
Gogol, p. 283.’

Manière de parabole sur la question du père, le roman montre l’universalité de la question en décrivant la présence patente de ce complexe du père chez la jeunesse américaine ; toutefois, cette représentation de l’enfant qui se refuse à trahir son père pourrait bien donner lieu aussi à une lecture plus générale encore, qui mènerait à comprendre pourquoi ces émigrés au Nouveau Monde se refusent à construire autre chose que ce qu’ont construit leur propre père. Répétition de l’échec par soumission à une sorte de religion qui est aussi l’une des clefs de la civilisation baroque. Le plaisir d’Étienne consiste ici en la satisfaction personnelle de trouver d’autres adeptes de son dogme, mais aussi de constater la force et la beauté de ce renoncement à la réussite.