4) L’Amérique du Sud

Avec L’Or des tropiques, apparaît pour la première fois dans les récits de voyage réalisés par Dominique Fernandez et Ferrante Ferranti le plaisir de la représentation, le goût de la description d’un peuple multiple, issu d’un métissage garant non seulement de richesses culturelles mais de beautés physiques. Jamais, jusque-là, le corps n’a tenu une place aussi importante dans les illustrations photographiques et dans le texte, et, comme toujours, le vif plaisir conduit à l’interrogation : il s’agit au Brésil aussi bien qu’à Naples de comprendre le mystère de cette séduction directe, spontanée, née de scènes de rue. La réflexion sur l’art baroque se double donc d’une réflexion sur les moeurs. Marchés, scènes de rues, promenades à travers la littérature ou les paysages brésiliens de Belém à Aracaju : les cinquante premières pages font office d’introduction et d’initiation à ce vaste pays. Ce n’est pas l’art baroque au sens strict du terme qui intéresse d’abord le voyageur, mais ce qu’il a déjà nommé ailleurs la catégorie mentale propre à utiliser et produire cette catégorie esthétique. Moyen de lutter contre des préjugés et des idées reçues, façon surtout de présenter un pays vivant et fascinant à des lecteurs qui n’auront pas forcément l’occasion d’entreprendre un si long voyage, et c’est là une des autres caractéristiques de ce récit de voyage : autant les récits qui visitent le croissant baroque européen se placent d’emblée dans la perspective de faire voyager réellement le lecteur, autant, dans le cas de Brésil, le projet de l’auteur est davantage tourné vers l’idée de faire découvrir des merveilles à travers une initiation qui ne se présente pas comme un modèle.

Le plaisir du voyage est donc avant toute autre chose lié au sentiment de dépaysement au sens propre : tout est nouveau, différent, inattendu, sujet d’explication et fournit matière à initiation à l’écrivain. On retrouve l’enthousiasme du voyageur qui découvrait Naples et la Sicile dans Mère Méditerranée, mais avec une différence notable : la différence culturelle apportée par les Indiens d’Amérique et que Dominique Fernandez s’emploie à décoder pour comprendre les sources du baroque brésilien. La capoiera et le candomblé sont les deux meilleurs exemples de cette volonté de montrer l’intérêt manifesté pour une culture différente mais aussi, parfois, un certain scepticisme.

La première à mi-chemin entre la danse et le combat est l’occasion d’un véritable enthousiasme et procure un profond plaisir :

‘Avec quel sérieux ils s’entraînent ! Avec quelle application chacun cherche la cadence juste ! Mais quelle condensation du désir, aussi, provoque ce ramassement musculaire ! Magnifique contrôle de se soi ; je serais moins ému, cependant, sans l’idée que ces gens ne sont pas des oisifs fortunés qui cherchent à tuer le temps ou à garder la forme. Admirable peuple, chez qui la précarité des conditions d’existence, pour certains le dénuement peut-être, aiguisent au lieu de l’éteindre l’instinct de la beauté. Il est extraordinaire de penser que dans une ville aussi pauvre, aussi lointaine, aussi oubliée, dans cet enclos de fortune qui tient du préau d’école, du terrain vague et du campement improvisé&, dans ce dépouillement et ce délaissement, on se prépare avec une passion aussi scrupuleuse, pour réussir dans un art sophistiqué à l’extrême et purement gratuit.
Or, p. 155.’

Plaisir de la danse, des corps, du mouvement harmonieux, et satisfaction extrême de trouver tous ces éléments dans une mise en scène simple et traditionnelle qui n’a pas rompu encore avec la dramaturgie de ses origines. Or, dans cette quête de l’authenticité et d’une certaine spontanéité, il n’en va pas toujours de même. Et l’autre cérémonie, moins répandue, dont le lieu n’est pas la rue mais des demeures privées, qui ne repose pas sur la séduction ou le désir et qui ne cherche pas à charmer, le candomblé suscite des sentiments très partagés chez l’auteur. Le récit de deux candomblé permet au lecteur de se faire une idée juste de l’exigence de Dominique Fernandez comme spectateur d’un rite. Il annonce d’ailleurs la règle qu’il compte se fixer au début de son récit : « Je voudrais, ici, me tenir strictement à ce que j’ai vu. Un simple reportage, sans commentaire, sans prétention d’épuiser le sujet. Le terreiro où nous avons été amenés n’est peut-être pas le plus représentatif ; il m’a semblé assister à un candomblé de routine : sans costumes, sans éclat particulier — mais d’autant plus intéressant, je crois. » (p. 205). Même s’il ne parvient pas tout à fait à respecter cette règle stricte qui lui interdit de porter un jugement sur la cérémonie à laquelle il a assisté, la qualité et la nature de ce récit se démarquent d’épisodes du même type. Six pages retracent les épisodes successifs de cette cérémonie et mêlent, en dépit des résolutions de l’auteur, commentaires critiques et récit pur. Toutefois, il faut souligner qu’ici la réflexion et l’analyse ne prennent pas appui sur l’expérience personnelle de Dominique Fernandez mais ont pour but de montrer la particularité de cette civilisation brésilienne et jettent les bases d’une expérience spirituelle où il ne saurait être question de plaisir, au sens strict du moins, d’une définition des sources de volupté propres à ce pays.

‘Je trouve particulièrement beau et réconfortant ce service d’aide mutuelle, si je pense aux religions chrétiennes, fondées sur la prière individuelle, la solitude, le recueillement.
C’est que — point capital qu’il faudrait développer — le candomblé n’est pas une religion du péché ; on y ignore les sanctions comme la pénitence ; c’est une religion de la gaieté et de la joie. Les dieux viennent danser et chanter dans les corps dont ils ont pris possession, au cours d’une cérémonie de fraternisation entre les orixas et leurs fidèles. Sur le Dieu des chrétiens, Dieu de reproches, Dieu de terreur, Dieu qui interdit et qui menace, quelle supériorité ! L’homme n’est pas foncièrement mauvais, dans les croyances brésiliennes ; il est seulement dépossédé de lui-même, détourné du bien qui est en lui-même, par le fait de vivre en société et de s’éparpiller dans le monde. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que non seulement des difficultés d’ordre psychologique se trouvent résolues lors d’un candomblé, mais que des traumatismes physiques y soient guéris. [...]
Malgré ma promesse de ne pas extrapoler, je ne puis m’empêcher de reconnaître aussi les avantages éclatants d’une telle thérapie sur toutes les formes de psychanalyse. La psychanalyse ne procède qu’à la première phase du candomblé : elle déconstruit, elle déstructure le patient, de même que la transe commence par vider la personnalité des scories déposées par la vie sociale. Mais ensuite ? La descente des dieux dans le corps des adeptes reconstruit leur personnalité, en les rendant à eux-mêmes ; alors qu’au sortir d’une analyse le patient emporte son ancien moi détruit — sans avoir rien reçu en échange.
Or, p. 209. ’

Parenthèse critique dans le récit de la seule expérience de ce candomblé, ce développement permet d’identifier les raisons du plaisir et de l’admiration que Dominique Fernandez ressent au contact de la culture brésilienne, car il ne se contente pas de voir dans le candomblé un phénomène religieux isolé, il en fait le symbole d’une culture où la littérature et l’art brésiliens trouvent non seulement leur inspiration mais la forme secrète de leurs représentations. Il explique ainsi la différence entre les livres de Jorge Amado et la littérature argentine, et dévoile le mystère de la « santé ludique et tonique » des premiers par opposition aux racines monolithiques de la seconde197. Le voyage, l’expérience du voyage a donc cette force de révélation de la culture elle-même, qu’un savoir livresque ne saurait remplacer. Mais la chance est là aussi du côté de Dominique Fernandez, pour soutenir sa méfiance à l’égard de la psychanalyse et renforcer cette admiration pour une invocation et une magie propres à renforcer l’élan vital, le désir, car le deuxième candomblé auquel il assiste, sans avoir cette force et sans entraîner d’aussi pénétrantes réflexions, propose toutefois un intéressant parallèle entre le candomblé, vu cette fois comme un spectacle, et l’opéra :

‘La cérémonie se termine sur une ronde où les quatre danseurs (Iemanja n’est pas revenue) nous donnent un aperçu assagi de leur talent (quelque chose comme le défilé du corps de ballet à la fin d’un gala). Dans l’ensemble, une grande « réussite », ne puis-je m’empêcher de penser. Un opéra totalement maîtrisé. Ils ont mis en scène la descente des dieux sur la terre, de la même façon que, à l’époque de Monteverdi ou de Händel, on voyait Vénus et Apollon quitter l’Olympe pour se déguiser en mortels. Rien de plus différent du candomblé de l’an dernier, défoulement collectif d’hystéries féminines, que la fête de ce soir, où chaque pas, chaque geste a obéi aux directives d’un scénographe rigoureux. Dans les cours baroques, on appelait « oeil du prince » le lieu du théâtre (la loge au fond et au milieu de la salle) d’où le souverain avait la meilleure vision de la scène. À Balbino, installé en position frontale sans son fauteuil-paon, le terreiro qu’il gouverne a offert un superbe spectacle.
Or, pp. 250-1.’

Le plaisir et la vie, dans des représentations dansées, ritualisées ou jouées, dominent ce premier aperçu de la civilisation brésilienne, des règles et des motifs qui en détermineront le sens et donc l’interprétation. Pour l’auteur qui cherche dans la spontanéité et l’authenticité de la rue le prolongement et la confirmation d’une forme esthétique, il y a là une véritable source de jubilation et de passion. Et, après avoir mis en valeur la « supériorité » de cette culture métisse sur celle du vieux continent, après en avoir dévoilé les arcanes, c’est avec un insatiable appétit qu’il peut se mettre en chasse du trésor baroque brésilien.

‘Il faut arriver le soir à Tiradentes, première étape du Brésil baroque, pour découvrir la séduction de l’ancienne colonie. De grandes dalles inégales, non jointes, tirant sur l’ocre et le roux, pavent les deux rues parallèles et la grande place plantée de ficus géants aux troncs entremêlés. Les rues sont larges, les maisons à un seul étage, blanches ou à peine colorées. Un bandeau plus foncé entoure les portes et les fenêtres. Quelque vieux et haut mur, terre de Sienne, rongé de fougères, évoque les couleurs de Rome. Aucune description ne rendra l’élégance, la simplicité de ce décor ; l’Europe n’a rien de semblable à montrer : les anciens villages ont disparu, ce qui en subsiste est apprêté, briqué, léché. Imaginerait-on, en France, cette appellation de « Dentiste », et même : « Arracheur de dents » ? Il fallait du courage pour substituer ce sobriquet prosaïque au superbe nom d’origine : Sao José do Rio das Mortes.
Or, p. 306.’

La visite est systématique, la méthode ne varie pas, il s’agit de combiner histoire et histoire de l’art et de se montrer aussi précis et complet qu’ailleurs sur le patrimoine baroque, mais ce qui change ici, c’est une donnée toute particulière et qui confère au voyage des impressions uniques : la sensation envahissante d’un bonheur simple et puissant, la volonté, rare chez l’auteur, de retranscrire cet état alliée à la crainte de produire des « détails insipides », car, comme il l’ajoute, « c’est le risque qu’on court à vouloir transmettre l’impression physique du bonheur. » (p. 307).

Le souci de dater les différents épisodes de ce récit de voyage correspond d’ailleurs à deux besoins bien distincts : d’une part, une exigence de rigueur et de précision dans un pays où tout change très vite, où la situation économique varie du tout au tout en l’espace de vingt mois, mais aussi le sentiment de mieux capturer ainsi ces instants de bonheur fugace et rare. L’intensité du voyage justifie là aussi le journal de route, non par angoisse, par sentiment de précarité comme à Prague, mais par la conviction profonde de vivre quelque chose de vraiment unique au travers de cette aventure brésilienne.

Bonheur simple, plaisirs physiques et esthétiques à la fois naturels et raffinés : Dominique Fernandez semble trouver au Brésil la terre qu’il cherche depuis ses premiers voyages en Italie, celle qui laisse s’épanouir la sensualité, qui n’a pas changé les églises en biens touristiques, qui a su conserver toute l’originalité de sa culture dans un métissage accueillant.

Incontestablement, l’oeuvre d’un homme domine le récit de voyage par la fascination qu’elle exerce sur Dominique Fernandez : celle de l’artiste qui a été surnommé l’Aleijadinho (le petit estropié) et dont la vie et le portrait sont retracés sur plusieurs pages. C’est la révélation brésilienne baroque, le génie de ces tropiques : « L’éclat de son oeuvre suffirait à le ranger parmi les plus grands créateurs de décors de tous les temps, entre Michel-Ange, Matthias Braun, Puget, Serpotta, les frères Asam. » (p. 326). Non seulement artiste génial, l’homme dans toute sa complexité est l’objet d’une fascination particulière qui le fait admettre au nombre des héros élus par l’auteur : « Paria sublime tapant de ses moignons contre le mur de la fatalité. » (p. 329). Cette existence est déjà en soi source d’admiration et centre d’intérêt, mais les oeuvres fournissent matière à de longues discussions aussi passionnées que partagées, et c’est bien là aussi, l’un des plaisirs qu’affectionne tout particulièrement Dominique Fernandez, qui prolonge en quelque sorte le plaisir du voyage par celui de la réflexion, la volupté de la découverte par celle de l’interprétation :

‘Sculptant des atlantes en Europe, comme Braun à Prague ou Puget à Toulon, l’Aleijadinho les eût-il dotés du même caractère ? Non seulement l’esclavage n’était pas aboli au Brésil, mais les esclaves, rouages indispensables de l’organisation économique, portaient le Brésil sur leurs dos. Ces atlantes, cependant, ne sont ni des Noirs ni des mulâtres ; par le type physique, ils appartiennent à la race blanche. Ce qui peut s’interpréter de deux façons : soit que l’auteur ait voulu venger ses frères de couleur en les enchaînant à leur tour les maîtres, suivant la loi du talion, soit que, étendant aux Blancs la condition servile propre aux esclaves et aux métis, il ait conçu une allégorie philosophique du genre humain tout entier.
À Congonhas, vingt ans plus tard, il reprendrait le thème de la nécessité universelle de subir et de souffrir. Ce ne serait plus l’atlante, alors, mais le Christ, qui symboliserait le statut de l’homme dans le monde. L’Aleijadinho n’a sculpté que deux fois des nus masculins : les Christs de Congonhas et les atlantes de Sabará. Deux versions de la même peine à vivre : l’une épurée, sublimée par les contraintes de l’esthétique religieuse, l’autre qui correspond mieux à son tempérament de lutteur, à ses goûts plébéiens. Le Christ n’est qu’attaché à sa colonne ; l’atlante porte la sienne et ploie sous son fardeau : prétexte à détailler le jeu de ses muscles et la splendeur de son anatomie.
Or, pp. 388-90.’

Le plaisir est partout au rendez-vous de ce trajet brésilien, dans les corps sculptés de l’Aleijadinho comme dans les scènes villageoises, sur les pistes périlleuses des provinces reculées comme dans la dernière évocation du peuple brésilien qui séduit les deux voyageurs autant qu’elle leur échappe et qui prend encore une fois la forme de la beauté et de la grâce naturelles sous les traits d’un mystérieux « garçon à l’oiseau », image merveilleuse qui résume parfaitement l’originalité et l’esthétique sauvage d’un pays qui ne peut se laisser enfermer dans une définition unique, tant son histoire et son identité sont multiples...

Si les paysages brésiliens laissent de profondes impressions de bonheur aux deux voyageurs, les « sublimes » paysages boliviens forment aussi le fil conducteur du récit qui relie les grandes étapes baroques de ce pays. Et comme pour confirmer la force de ces sensations, c’est un style rapide, une majorité de phrase nominales qui dominent non seulement l’ouverture mais tout l’album consacré à la Bolivie : « L’altiplano : quatre mille mètres d’altitude. » (Bolivie, p. 11). D’emblée, c’est le marché de La Paz, lieu privilégié de la révélation d’un peuple pour Dominique Fernandez, qui fournit une première définition du tempérament de ces Andins :

‘La rue Segurola qui dégringole de ce marché est la rue des voleurs. Vêtements, appareils ménagers, transistors, la marchandise volée est étalée à même le sol, au milieu d’une cohue qui défile, ininterrompue. À Naples aussi, il y a des voleurs. Mais quelle différence entre ici et la Forcella ! Je n’entends pas un bruit, personne n’élève la voix, personne ne gesticule. Autant à Naples l’art tapageur de la réclame et la mise en scène emphatique du petit commerce atteste le sens baroque de la vie, autant, chez les Indiens des Andes, la retenue, l’indifférence vraie ou feinte, indiquent un autre tempérament, une autre race. L’exubérance baroque des églises espagnoles de La Paz, San Francisco, San Pedro, Santo Domingo, n’a pas déteint sur la population indigène.
Bolivie, p. 12.’

C’est donc après un rappel géographique puis un paradoxe que Dominique Fernandez montre à quel point la Bolivie est un pays méconnu des Européens, un pays où la minorité blanche n’a jamais voulu se mélanger aux Andins ou aux métisses, un pays dont on ignore les trésors et en tout premier lieu la peinture et l’architecture baroques. C’est pour révéler la richesse et la beauté de ce patrimoine artistique mais aussi pour révéler un peuple attachant par sa « tendance au défaitisme et au pessimisme », pour en dévoiler aussi les archaïsmes tels que celui de la procession d’El Alto que ce livre est constitué.

‘Pour les danseurs aussi, la fête est une obligation. Ils doivent prouver leur endurance, aussi bien à l’altitude qu’à l’alcool. Je les vois s’éloigner dans la poussière des pistes crayeuses, zigzaguant et tourbillonnant entre deux rangées de masures et deux haies de badauds. Exorcisme cérémoniel de la misère, défoulement ritualisé du marasme existentiel, cette fête a la même fonction, me semble-t-il, que la tarentelle dans l’Italie du Sud, et elle présente des aspects très voisins.
Bolivie, p. 24.’

L’évocation du peuple, de ses habitudes, de son mode de vie rudimentaire et encore fortement attaché à des manifestations traditionnelles sinon à des rites archaïques, fournit la première définition de ces Indiens qui, « comme les lamas, n’attendent rien de personne » (p. 28). Et c’est fort de ces définitions, que le voyage commence vraiment explorant peu à peu toutes les pistes autour de La Paz. La question de l’angélisme andin réserve sans doute la plus grande surprise et le plus grand plaisir à Dominique Fernandez autant qu’à son lecteur :

‘Il s’est passé sur les Andes ce qui s’est passé à Prague, où l’art baroque, d’abord imposé par les vainqueurs autrichiens, a été adopté, presque choisi par les artistes tchèques, parce qu’il correspondait à leur nature profonde. En se l’appropriant, ils l’ont transformé. De même, les anges de Calamarca, produits d’un art métis, d’une culture de rencontres et de croisements, appartiennent en propre à l’imaginaire indien. À qui attribuer le mérite d’avoir réussi à faire rebondir la querelle sur le sexe des anges ? Un tour de force incroyable. Les armer d’une arquebuse, d’une part, et, d’autre part, les parer de dentelles, prouve une audace sans limites. L’ange caravagesque était fille et garçon. L’ange andin est partagé entre la coquette et le guerrier.
Bolivie, p. 53.’

C’est un apport à l’histoire de l’art baroque constitué peu à peu au fil des livres, la confirmation d’une théorie personnelle, née à Prague et développée ensuite, qui veut qu’il n’y ait de véritable création, à partir des canons esthétiques d’une école, que par un peuple qui trouve dans cette philosophie une ligne qui lui corresponde vraiment. C’est aussi une pièce iconographique ajoutée au dossier fernandezien de l’angélisme, de son ambiguïté et de sa sexualisation. Mais dans les chapitres écrits par Dominique Fernandez 198, ce qui frappe surtout le lecteur c’est cette comparaison de la Bolivie, celle du mode de vie qui règne dans les villes et villages les plus reculés, avec la Sicile des années 50 qu’il a tant aimée et fait aimer avec Mère Méditerranée : son intérêt pour les conditions sociales, pour la politique dans ses aspects les plus quotidiens, s’y révèle plus vif que jamais. Ainsi, la justice locale en marge des administrations, l’abandon par le gouvernement des territoires les plus reculés, le sort réservé aux jeunes enfants, les habitudes commerciales, les moeurs : tout est observé, relaté, le récit ne se bornant pas à être un révélation artistique mais aussi un témoignage précis sur un pays méconnu.

Le dernier chapitre (et aussi le plus long) de la main de Dominique Fernandez marie idéalement ces considérations socio-économiques et le plaisir de montrer un lieu particulièrement beau : Sucre. Là encore, la référence en matière de plaisir et de beauté est italienne, bien que les origines de cette ville soient espagnoles, preuve supplémentaire de l’amour de Dominique Fernandez pour ce lieu mais aussi de son désintérêt pour l’Espagne :

‘Rien ne va plus mal que le souvenir d’un militaire [le maréchal Sucre] à cette exquise ville, une des plus belles de l’Amérique latine, une des plus agréables à vivre, blanche comme Sienne est rose. Il n’est pas étonnant que les propriétaires des mines de Potosí et tous ceux qui en avaient les moyens aient transporté ici leur résidence, dès le XVIe siècle. Les bienfaits d’une altitude moyenne, la douceur du climat, le cirque des montagnes nullement oppressant, la faible inclinaison des rues dans cet amène bassin de la Cordillère font de Sucre un séjour idéal.
Bolivie, p. 108.’

Cette ville, « cette capitale bolivienne du plaisir » qui a la chance d’être préservée du tourisme de masse est l’un des lieux idéaux alliant toutes les beautés et la douceur de vivre puisqu’il en fait « le refuge et l’épanouissement d’une sensualité délicate, gaie, fruitée » (p. 111) et y trouve même le lieu dédié à la gourmandise qu’il recherche partout où il se trouve heureux. Et s’il consent à reconnaître l’importance et l’originalité de la peinture coloniale et de la fascinante « époque espagnole » c’est bien aux Indiens qu’il consacre les dernières pages de son chapitre pour montrer les différences qui coexistent dans cette société, les formes artistiques qui sont les leurs et la complexité de leur imaginaire. Il s’agit aussi de montrer, en comparant Tarabuco et Jalq’a, deux formes de créations artistiques dont seul le mode d’expression est commun, le tissu, mais dont « l’incompatibilité symbolique » est évidente ; il s’agit enfin, une dernière fois de montrer la force et la profondeur de cette culture :

Autant les Tarabuco expriment dans leurs tissus le monde réel qui les entoure, autant les Jalq’a se livrent à une débauche onirique. Quels mythes, quelles terreurs les assiègent ? Quels monstres reviennent les hanter ? La « douceur » des Indiens, leur indifférence résignée, leur mélancolique apathie ne seraient donc, pour certains d’entre eux au moins, que le résultat d’un dur combat contre le vertige existentiel.

‘Surprise de découvrir que, sur l’Altiplano désertique, loin de tout centre « civilisé » — car l’aimable Sucre n’a exercé aucune influence sur les communautés des environs —, le pouvoir cathartique de l’art n’est pas moins inconnu que dans la vieille Europe.
Bolivie, p. 129.’

*

L’Amérique du Sud avec le Brésil et la Bolivie marquent un retour à des plaisirs et des satisfactions qui ont déterminé chez Dominique Fernandez non seulement le goût du voyage mais celui du récit de voyage. Parce que ces pistes sont nouvelles pour lui, sur des terres sinon vierges, qui restent du moins en-dehors des tours organisés parce qu’elles sont lointaines, réputées dangereuses ou considérées comme d’un intérêt moindre, l’enjeu de la découverte et donc celui de l’écriture est particulièrement fort : observer, décrire, expliquer, analyser a tout son sens dans cette quête exotique où l’auteur n’a pas renoncé à sa passion baroque qui constitue toujours la raison du départ, comme lorsqu’il va en Italie, en Allemagne ou en Russie, mais qui se trouve comme complétée par le besoin de révéler un spectacle rare et authentique que la civilisation n’a pas encore abîmé ou dénaturé.

Notes
197.

« Là, une société uniquement blanche, une religion unique, le catholicisme, et le deuxième rang dans le monde pour le nombre des psychanalystes. » (p. 209).

198.

La moitié des chapitres de l’album (ceux qui sont consacrés aux missions) sont rédigés par Ferrante Ferranti qui a effectué seul ces voyages supplémentaires.