1) Une passion inattendue ?

Comme toutes les rencontres déterminantes de Dominique Fernandez, celle de la Russie et de Saint-Pétersbourg relève un peu du hasard et cependant du prévisible : du hasard parce que cette passion a été révélée par la commande d’un petit livre, La magie blanche de Saint-Pétersbourg pour la collection « Découvertes » de Gallimard, du prévisible parce que Dominique Fernandez a, étudiant, appris le russe aux côtés d’une jeune homme pour qui il a nourri une passion, dans la famille duquel il avait sa chambre, s’est intéressé à la littérature et au cinéma russe, publiant un passionnant Eisenstein qui est le second mouvement de L’Arbre jusqu’aux racines. Ce qui est le plus étonnant est sans doute qu’il lui aura fallu attendre près de quarante ans pour découvrir enfin un pays dont il connaissait déjà certains des aspects les plus passionnants.

Et ce voyage décisif est finalement la réponse à une proposition de contrat. Certes, la Cité idéale, Saint-Pétersbourg, n’aurait sans doute pas eu les mêmes conséquences libératrices que l’Italie, la Russie communiste réprimant l’expression libre du désir, les conditions climatiques et la mentalité elle-même se trouvant totalement opposées à la libre expression de soi, à la satisfaction des sens, à la révélation du plaisir charnel et à l’apprentissage d’une sensualité sans mauvaise conscience qu’a trouvés Dominique Fernandez en Italie. Il faudra se demander s’il y a une véritable complémentarité dans le rapport qu’entretient Dominique Fernandez avec l’Italie et la Russie. Car, plus que la Russie elle-même, c’est la séduction exercée par Saint-Pétersbourg qui a été déterminante : le premier voyage en Russie (alors encore Union soviétique) en 1987, n’a pas eu de conséquences, il n’a même pas été question de ces quatre jours passés à Moscou.

C’est autre chose, une quête plus spirituelle au sens propre du terme qu’il semble pouvoir entreprendre dans les grands espaces russes. Que le voyage soit si tardif, qu’il ne soit que la conséquence d’un faisceau de circonstances, ne laisse cependant, pas d’étonner. Mais, de la même façon qu’il y a plusieurs Italie en Dominique Fernandez, on peut dire aussi qu’il y a plusieurs mouvements de voyage : l’homme du Sud n’est pas vraiment devenu l’homme du Nord, la passion pour la capitale des tsars est aussi un renouvellement, le choix d’une autre direction obéissant toujours à la quête baroque et montrant l’évolution non seulement du voyageur mais celle du romancier.

Car des bagages russes sortiront, outre cette décisive et inaugurale Magie blanche de Saint-Pétersbourg, un chapitre de La Perle et le Croissant, une longue introduction et les commentaires d’un recueil de lithographies d’Andreï Martynov, un album, Saint-Pétersbourg, deux romans, Tribunal d’honneur et Nicolas, cela au rythme de voyages de plus en plus fréquents et réguliers. Pas moins de dix voyages depuis 1993 l’emmènent vers l’ancienne capitale des Tsars, il y rencontre des amis (Alexis Prikhodkine, jeune homme étudiant le français, à qui est dédié Saint-Pétersbourg et avec lequel il entreprend deux voyages en Russie), des artistes :

‘Plus loin encore dans l’île [Basile], je me souviens de la visite que nous fîmes à un couple d’artistes. Zone de terrains vagues, à l’écart, presque abandonnée. Grilles rouillées, cours désertes. Vladimir, la soixantaine, peintre. Irma, plus jeune, céramiste. Avec talent. Ils disposent d’une entrée assez grande munie d’un cagibi où Vladimir travaille, d’un salon qui sert d’atelier à Irma, avec une alcôve pour les lits. La chambre est réservée au fils, absent ce jour-là. Partout un fouillis de dessins, de tableaux, le plus souvent sans cadre, cloués directement au mur. [...] Tout est usé, bancal, jamais réparé, accueillant, poétique. Ils nous ont préparé un déjeuner dans la cuisine, remplie de livres elle aussi. Thé, pommes de terre bouillie, minuscules pâtés au poisson et « petits-beurre » d’un paquet français. Un quart de beurre qu’ils ont se saigner pour acheter confère du luxe à ce repas du citoyen ordinaire. [...] La condition d’artiste est calamiteuse aujourd’hui. Pour exposer, il faut payer. Impossible pour eux. Ils nous racontent cela sans aigreur, sans récriminer, avec ces admirables douceur et sérénité que j’ai rencontrées tant de fois ici. Ils ne seront jamais reconnus ni rémunérés selon leur mérite. Cette pensée ne leur ôte ni le courage ni la vision de ce qui est plus important dans la vie. Humiliés et offensés, avec la grandeur d’âme russe. Leur visage s’illumine, quand nous leur parlons de Tarkovski, et que je leur apprends que, jadis, j’ai signé la pétition pour Parajdanov. Souci, au fond de leur dénuement, de ce qui est encore plus misérable.
Saint-Pétersbourg, p. 31. ’

Ne se contentant pas d’ailleurs de lier connaissance avec le peuple russe, de connaître ses difficultés, de mesurer la réalité du quotidien pour mieux prendre conscience de ce qu’il appelle la « grandeur d’âme russe », il essaie d’y apprendre vraiment le russe, y trouve même des habitudes, puisque c’est là qu’il écrit une partie de Tribunal d’honneur, fait unique chez le romancier qui ne peut habituellement, en voyage, que prendre des notes préparatoires.

Doit-on voir là un second lieu d’élection, une seconde terre de révélation ?