2) Un récit historique plus qu’un récit de voyage ?

On peut, pour définir le lien entre Dominique Fernandez et Saint-Pétersbourg, parler de coup de foudre. Au sens propre, il s’agit d’une sorte de rapt, tout d’abord parce que la ville a dévoyé l’auteur de ses amours méditerranéennes, ensuite parce qu’il s’est découvert ou plutôt redécouvert une passion russe, et enfin parce que cette séduction a été accompagnée d’une nouvelle détermination individuelle.

Les mots employés par Dominique Fernandez pour exprimer la puissante attraction exercée par la « Palmyre du Nord » appartiennent tous au registre de l’amour passionnel, comme si une force, une puissance auxquelles il ne saurait résister l’avaient charmé au moment de sa découverte. Et ce qui, en premier lieu, fascine vraiment l’auteur est l’histoire de cette ville : si les récits de voyage ne font habituellement pas l’économie des indispensables repères historiques pour comprendre l’originalité ou l’importance d’une culture, les textes consacrés à la Russie insistent tous, quant à eux, sur l’histoire fabuleuse, passionnante et unique de Saint-Pétersbourg. Par souci d’informer, de révéler comme dans les autres récits de voyage, mais aussi et plus encore par souci de rétablir les faits, de mettre de l’ordre dans une histoire compliquée et délibérément gommée par plus de soixante-dix ans de communisme. Et là, devant les événements violents, tragiques et fascinants qui ont jalonné l’édification de la ville, toujours lucide, sa démarche consiste à faire admettre la grandeur et la souffrance d’un peuple comme la déraison et le génie de son empereur :

‘Initiative folle, audace exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité : construire une ville de toutes pièces, dans un désert d’eau et de fange, sans tenir compte du climat, effroyable, ni se soucier de ce qu’éprouveraient les individus appelés à vivre dans ces palus désolés.
Acte de pur despotisme, qui s’est révélé un trait de génie. Non seulement Pierre le Grand, arrachant son pays à l’influence de l’Orient et à la domination de l’Église, a posé avec la première brique les conditions nécessaires pour le moderniser. La décision de faire surgir du néant une cité neuve a provoqué ce miracle d’urbanisme unique au monde : une ville homogène, qui ne doit rien à l’empirisme mais tout à la volonté d’un homme. Pas de tâtonnements, pas de développement à l’aveuglette, aucune liberté laissée aux particuliers, mépris total des besoins, des voeux, des caprices des habitants.
Saint-Pétersbourg, p. 13.’

Il s’agit bien de donner un sens général, une définition morale à l’histoire d’un lieu et d’un peuple : la présentation a valeur de démonstration, la réflexion s’appuie sur des faits, sur des hommes, lesquels sont tous mis en rapport avec la grandeur et la beauté de la ville. Le lecteur, s’il oublie les détails de cette histoire, se souviendra toujours des sentences justes et lapidaires, comme celle-ci, inspirée par le double aspect, paisible et violent, de la forteresse Pierre-et-Paul : « l’histoire russe a toujours été un affrontement sans merci entre bourreaux et victimes » (pp. 14-6). La richesse historique, la perfection esthétique d’une ville, mais aussi sa capacité à faire naître des mythes littéraires semblent faire oublier à l’auteur que longtemps son plaisir a été subordonné à la condition de son corps, à la liberté qu’il trouvait de pouvoir s’ébattre dans un climat doux sinon chaud... La force de cette pureté est telle que ses anciennes exigences semblent comme oubliées, comme le montrent les lignes qui introduisent notre chapitre.

Toutefois cette pureté n’est pas synonyme de simplicité — nous avons dit déjà à quel point l’histoire pétersbourgeoise était compliquée — mais les alliances de termes qui servent à définir le caractère même de ses empereurs et de ses impératrices, les oeuvres qu’ils ont financées et commandées révèlent une véritable duplicité. Cela aussi, cela surtout est fait pour plaire à Dominique Fernandez dont la recherche obstinée du sens et les qualités analytiques sont mobilisées par cette ambiguïté fondamentale qui est élevée au rang d’une mentalité, d’une façon de vivre.

‘Le caractère de Pierre le Grand, le mélange de grandeur civilisatrice et de cruauté barbare qui distingue le fondateur de la ville, l’ambivalence du monument [la statue équestre par E. Falconet] élevé à sa mémoire, les légendes relatives à la fonte de la statue et au transport du socle, tout cela a nourri « le mythe » de Saint-Pétersbourg, selon la formule de l’essayiste italien Ettore Lo Gatto. Pierre le Grand aimait-il vraiment son peuple ? La tentation de détruire son oeuvre ne l’a-t-elle jamais saisi ? Pourquoi demeure-t-il dressé sur sa selle, prêt à bondir ? Ce cheval qu’il retient d’une main, ne va-t-il pas soudain lui lâcher la bride ? La peur de voir le tsar s’élancer en bas du piédestal et galoper à travers les rues est devenue un thème majeur de la littérature russe. Pouchkine a le premier formulé cet effroi, dans son superbe poème Le Cavalier de bronze. L’épouvante de cette course fantomatique retentit dans le grand roman d’André Biély, Pétersbourg. Sur la ville si belle, si calme et majestueuse en apparence, pèse en permanence la menace d’une tragédie. Tchaïkovski, obsédé par le fatum qui éclate dès les premières mesures de la quatrième symphonie, exprime à sa façon le même sentiment. Attention ! Derrière les façades sereines, apocalypse imminente. Double et ambiguë dès son origine, à la fois somptueuse et maléfique, la ville instille en même temps ravissement et angoisse.
Saint-Pétersbourg, p. 39.’

Le récit, dans sa plus grande partie, s’ingénie à expliquer, à montrer la naissance et l’essor de ce lieu mythique pourvoyeur d’oeuvres et de thèmes littéraires fascinants. Retraçant les grandes époques de la ville, les grandes figures qui l’ont marquée de Pierre le Grand à Nicolas II, les palais et les édifices construits par les uns et par les autres, c’est à la fois une galerie de portraits, une promenade à travers les siècles et une sorte de déambulation dans une cité aux dimensions et aux ambitions gigantesques. Pour Dominique Fernandez, le plaisir de la promenade pétersbourgoise est triple : la ville, presque inchangée depuis sa création (son centre n’a pas subi les dommages des constructions communistes, tous les bâtiments détruits par la Seconde Guerre Mondiale ou par la Révolution ont été reconstruits à l’identique), lui permet de retrouver les lieux de l’histoire russe, non pas sous la forme réduite et frustrante de monuments, mais bien sous une forme réelle, impressionnante qui prête au rêve à la création littéraire, cette charge historique est aussi une richesse artistique, et enfin, les habitants eux-mêmes vénèrent si vivement leur histoire et leur ville, qu’ils deviennent parfois plus que des hôtes, de véritables guides, comme Alexis Prikhodkine l’a été pour Dominique Fernandez.

Des promenades que l’on ne saurait toutefois se contenter de qualifier de « culturelles », car, à Saint-Pétersbourg, Dominique Fernandez réutilise une méthode qu’il a mise au point de nombreuses fois déjà pour ressusciter un personnage, se documentant avec sérieux sur le passé d’un lieu pour savoir, mais utilisant aussi chacun de ses sens pour se nourrir vraiment de la magie du lieu, pour devenir lui-même un habitant de ce lieu. À Saint-Pétersbourg, c’est donc une méthode déjà maintes fois éprouvée qu’il emploie et qu’il utilise avec une très grande maîtrise, ses voyages sont à la fois ceux de l’amateur d’art et ceux du romancier sur les traces des bâtiments prestigieux où se sont joués les grands événements d’un peuple et qui ont nourri les grandes oeuvres de la littérature russe. On ne peut donc s’étonner de la portion congrue réservée cette fois au récit de voyage proprement dit : il n’y a que très peu d’anecdotes de voyage, très peu de scènes révélant un présent parce que la grande ville russe requiert un séjour. Il faut rester à Saint-Pétersbourg, s’y installer, sortir, s’y promener et s’y perdre pour pouvoir trouver Saint-Pétersbourg. La seule visite à l’Ermitage montre à quel point il faut donner de soi pour recevoir :

‘De statues baroques, point. Nous avions renoncé, quand soudain, après la galerie des Canova, dans la salle 238, nous apparut ce qui resta mon plus fort et poétique souvenir, et peut-être l’image emblématique de notre voyage tout entier. Cette salle, très vaste, était en réfection. On avait décroché les grands Tiepolo, et, à leur place, des rectangles pâles se dessinaient sur l’étoffe rose des murs. Les vases en pierre dure de l’Oural, gloire du musée, gisaient entortillés dans des bâches de matière plastique translucide. Seul rescapé de cette débâcle, se pâmait un Adonis, donné pour une oeuvre du sculpteur italien Giuseppe Mazzuola. Comme ivre, la tête rejetée en arrière, les boucles abondantes secouées d’un frisson câlin, il nous livrait sa pulpeuse nudité.
Du très grand baroque, pour le coup. Qui est ce Mazzuola ? [...] Et ce jeune dieu est-il bien un Adonis, comme le suggère le sanglier qui l’escorte ? D’après la fable grecque, Adonis ayant été tué par un sanglier, Aphrodite persuada Zeus de le ressusciter. Il est devenu le symbole, non de la beauté froide qui fige le regard dans une contemplation silencieuse, mais de la beauté turbulente et de l’ardeur vitale. Giration en spirale du corps, abondance du geste, luxuriance de la chevelure, attitude théâtrale, exhibition du plaisir, apologie de l’éros masculin, il y a dans cette statue non seulement le vocabulaire baroque, mais l’expression somptueuse du sentiment baroque de la vie. Prédominance du mouvement sur le calme, du désordre sur l’ordre, de la joie sur la douleur, de Dionysos sur Apollon. Synthèse de saint Sébastien pour les blessures, du Faune, pour la danse, et de sainte Thérèse, pour l’extase.
Perle, pp. 559-60. ’

L’Ermitage, reflet symbolique de la ville tout entière, passionnant, riche mais susceptible aussi de perdre son visiteur, est évoqué comme une sorte de labyrinthe mythique, lieu de l’épreuve, de l’initiation, de la découverte du plaisir et de soi-même. Métaphore aussi du voyage lui-même : un paradoxe pour Dominique Fernandez qui a souvent déclaré ne pas aimer les musées, ne pas apprécier le pensum culturel qu’ils signifient. Mais l’Ermitage avec la pâmoison admirable de cet Adonis n’a pas les mêmes effets sur tous les spectateurs, et c’est là le dernier plaisir que se réserve l’auteur dans son grand périple baroque, la note humoristique qu’il délivre finalement à son lecteur :

‘Impossible de se contenter d’un seul point de vue sur cette statue. Elle bouge, s’anime, s’émeut, se transfigure à mesure qu’on tourne autour. Nous cherchions à saisir Adonis dans la pointe de son ravissement, lorsque quatre Américains se hasardèrent dans la salle désertée, et, voyant, qu’il n’y avait rien à voir (tous les guides vantent les Tiepolo, aucun ne signale même le Mazzuola), avisèrent de fastueux canapés agrémentés d’accoudoirs en forme de béliers, que, pendant la réfection des locaux, on avait traînés et abandonnés au milieu des statues et des vases. Éreintés par leur déambulation à travers des kilomètres de musée, ils se laissèrent tomber sur le capiton rouge et s’endormirent aussitôt, avant que la gardienne, prise de court et suffoquée par leur audace, ait eu le temps de les déloger de ce refuge interdit et de tancer les sacrilèges.
Perle, p. 560.’

Revanche ironique de l’auteur sur ce qu’il déplore dans tous les lieux qu’il visite : le saccage du beau par le tourisme de masse. Ici, dans son désordre, sa décadence momentanée, l’Ermitage se dérobe aux yeux des visiteurs, comme un labyrinthe qui ne peut livrer son secret qu’à celui qui s’est rendu victorieux de durs combats, il refuse de révéler ses trésors. Leçon baroque s’il en est, en effet, dans un lieu inattendu, puisque, comme le souligne souvent Dominique Fernandez, Saint-Pétersbourg est essentiellement néo-classique, les seules innovations baroques ayant été apportées par les vingt années du règne d’Elisabeth. Curieusement, c’est dans cet immense musée que le voyageur flâne, goûte au plaisir d’être là : « Ce qu’on voit par les fenêtres est admirable : d’un côté la Neva et la forteresse, de l’autre côté la place du Palais et l’hémicycle de l’État-Major. J’aime à m’attarder dans certaines salles, autant pour la poésie de leur atmosphère que pour la valeur des peintures. » (Saint-Pétersbourg, p. 45). Rares sont donc les bâtiments baroques, aussi rares en tout cas que ce type de scène étrange, car la mentalité de la rue n’est pas baroque.

‘Rien de plus gai, rien de plus baroque que cette scène, fragment de Commedia dell’Arte transporté sous le soixantième parallèle. D’abord, le cadre : une salle de proportions impériales, un plafond à caissons, des tentures de grand prix, une ostentation pompeuse, mais le tout en pleine déconfiture, usé, défraîchi, comme un appartement après le passage des déménageurs. Puis, dans ce décor à la fois majestueux et minable, les trois éléments de la comédie : sommeil des ultramarins harassés par le pensum culturel, vitalité orgiaque du jeune chevelu infatigable, fureur de la babouchka impuissante. Voilà la supériorité de l’Ermitage sur tous les musées du monde : il s’y passe des choses imprévues, drôles, on y a des aventures, les statues s’excitent jusqu’à la transe et s’abandonnent au plus voluptueux des orgasmes, narguant les touristes fourbus comme les matrones en colère.
Perle, pp. 560-1. ’

Les rues les plus importantes ou les plus révélatrices de l’esprit de la ville sont passées en revue et décrites dans La Magie Blanche, la place aux Foins fait l’objet d’un chapitre entier de Saint-Pétersbourg, car nous le savons depuis Mère Méditerranée, la rue révèle l’esprit d’un peuple. Ici, mélange de fierté et de résignation, de pauvreté et de dignité dans ces marchés improvisés :

‘Sur le trottoir, en sortant de la place aux Foins, devant les boutiques en sous-sol de la rue Sadovaïa, de longues files d’hommes et de femmes passent la journée debout, à essayer de vendre quelque vêtement, pièce de vaisselle ou babiole en leur possession. C’est le troisième commerce, celui de la survie. Ils se tiennent immobiles, l’un à côté de l’autre, sans crier, sans parler, un seul objet à la main, qu’ils serrent sur leur coeur comme une relique : flacon de parfum, chaussure, sac de bonbons, verre, blouson, paire de lunettes noires, livre, hareng, robinet, bague, lampe, tasse.
Spectacle qu’on retrouve dans d’autres rues, par exemple Jeliabov, au coin de la perspective Nevski. Spectacle doublement pathétique, parce qu’il faut être à bout de ressources pour espérer tirer profit de ces bricoles non moins chétives que vétustes, et parce que, le commerce et les commerçants étant méprisés en Russie, ils ont honte de faire les camelots. Ce qui à Naples donnerait lieu à une tapageuse gesticulation de charlatans se réduit ici à une morne parade silencieuse.
agie, p. 100. ’

Pas de spectacle dans les marchés mais simplement le silence, la raideur : la rue n’est pas baroque, Dominique Fernandez ne peut retrouver ici la jubilation, le jeu et la fête qu’il a décrits sur les marchés de Naples ou de Sicile. Seul l’esprit de fatalité, seul le sentiment d’être là pour accomplir une besogne sans but pourrait être rattaché à l’idée baroque du travail. Pourtant, la rue est encore le moyen privilégié pour rêver : suivre le dédale des ruelles, des cours, des passages est une façon, non pas de faire quelque rencontre réelle, mais de se mettre en relation avec un passé littéraire, avec une fiction fondée sur ces lieux réels. C’est ainsi que l’auteur prolonge son plaisir et son admiration de la littérature russe, c’est ainsi qu’il rencontre en imagination, à partir du lieu habité par les personnages ou par leur créateur, cette histoire qui prend tout à coup une épaisseur mythique, une réalité fantastique.

‘Pourriture et déchéance, mais aussi caractère, style, atmosphère. Pour trouver les cours les plus mystérieuses, les plus poétiques, se promener, dans le quartier qui s’étend, derrière le palais Marie, jusqu’à la place aux Foins. Dédale plutôt sinistre, d’autant plus que le peu d’animation n’a pas lieu dans la rue mais à l’intérieur, dans ces cours noires dont les plus étroites ressemblent à des puits. Monde de ruines et de cauchemars. Telle maison, que, du dehors, on croit inhabité, regorge d’une vie tumultueuse, dont les épais murs de briques étouffent les bruits.
C’est dans ces parages que l’auteur de Crime et Châtiment, non moins rebuté que fasciné par leur misère, a situé les principaux épisodes de son roman et le logis des divers personnages. Raskolnikov habitait 19, rue Grajdanskaïa. On peut monter au troisième étage (quatrième pour les Russes, qui incluent le rez-de-chaussée dans le compte), d’où partent les quatorze marches qui grimpaient à sa mansarde, le long d’un mur dont la parure de graffiti atteste la popularité permanente de l’étudiant. « Rodia, tu n’as pas oublié ta hache ? »011Saint-Pétersbourg, pp. 82-3.’

Exemple entre cent de cette présence de la littérature née à et par Saint-Pétersbourg, de Pouchkine à Biély en passant par Gogol ou Tourgueniev, nombreux sont les poèmes, romans ou pièces de théâtre qui ne se contentent pas de prendre la ville des Tsars pour décor mais font la ville, d’une ou de plusieurs de ses rues un ou des personnages à part entière. C’est aussi par exemple le cas des appartements où a habité le jeune Igor Stravinsky avec sa famille, l’appartement où est mort Tchaïkovski. Mais nous l’avons vu, le Saint-Pétersbourg réel n’est pas coupé de son histoire ni de ses artistes et c’est là l’un des autres sujets de contentement de l’auteur : la littérature, le mythe, la musique, les arts sont partout et partout présents au coeur d’un peuple dont les conditions de vie sont d’un extrême dénuement. La notion de culture est inhérente à l’idée de vivre et, dans ce pays où l’on va à l’opéra pour une somme modique, où l’on ne saurait se demander si l’on aime la musique, où se rendre au musée n’est pas un devoir mais un plaisir suprême, la littérature et l’art, même dans les conditions extrêmement difficiles que connaissent les artistes, trouvent un terreau privilégié.