3) Le roman russe

Saint-Pétersbourg a déjà inspiré à Dominique Fernandez deux romans ; le second, Nicolas, qui n’est pas un roman historique fait évoluer ses personnages dans la ville moderne avec ses dimensions actuelles. La description se veut réaliste et révèle une fois encore la continuité déjà notée entre le récit de voyage et le roman. Deux passages sont particulièrement révélateurs de cette volonté de réalisme et de précision : ces lieux donnent de précieux éclairages psychologiques et sociaux sur les personnages, sur Nicolas et sur les conditions de vie des intellectuels en Russie.

‘Un ancien palais impérial, rien de moins, abrite la faculté des Lettres. Il date de Pierre le Grand, et complète, par son dessin harmonieux, le décor architectural de la Neva. Entre la résidence du prince Menchikov, jaune, et l’édifice des Douze Collèges, rouge, on le reconnaît à sa couleur verte. Victime des hivers interminables, des changements brutaux de climat, de la négligence des autorités et de la misère générale du pays, usé, mal en point, il garde néanmoins belle allure. Depuis combien de temps n’en a-t-on pas repeint la façade, rongée par les vapeurs humides qui rampent le long du fleuve et stagnent sous le ciel bas ?
L’accès par le quai est étroit, ridiculement étroit pour la foule des usagers. [...] Basse de plafond, sans fenêtres, l’entrée ne paye pas de mine, et, de toute manière, pour introduire aux études, ce vestibule manque de lumière et d’espace. Sous-sol à la Dostoïevski, plutôt que propylées du savoir. L’escalier d’honneur, malgré une double rampe, tient du marché oriental, du souk. On vend des livres au pied des marches ; on troque des polycopiés à la lueur d’un soupirail ; un étal de pommes et de bananes est installé dans un coin ; des bouts d’affiches pendillent. Mais quelle gaieté, quel entrain au milieu de ce laisser-aller ! Quel mépris pour tant d’incurie ! Ils vont, viennent, échangent des blagues, indifférents au désordre et à la vétusté.
Nicolas, pp. 12-3.’

Évocation précise et ludique de la Faculté des lettres dans laquelle l’auteur respecte non seulement la topographie, mais se livre à une description faite d’après une visite. Aspect réaliste de cette oeuvre qui s’appuie sur ces détails réels pour mieux faire comprendre l’originalité, la particularité d’une mentalité. Comment le lecteur pourrait-il admettre ce mélange curieux de résignation, de soumission et de courage sans cette description qui insiste tout à la fois sur le prestige, la beauté déchue, la gaieté et l’incurie du bâtiment ? De même, le romancier a, comme Antoine (le narrateur de Nicolas), emprunté le bus pour rejoindre la banlieue éloignée dans laquelle habite Nicolas avec sa mère. C’est toute sa connaissance personnelle et intime du lieu actuel qu’il a mise dans cette présentation de la ville. Le voyageur, l’observateur attentif des palais se montre aussi curieux des quartiers plus populaires, donne matière à la création du romancier :

‘Nous réussîmes, tant bien que mal, à nous pousser à l’intérieur [du bus]. Peu s’en fallut que mon poignet ne restât coincé dans les volets coulissants de la portière. En dégageant mon bras, je jetai un coup d’oeil sur ma montre ; à la dérobée, pour ne pas vexer Nicolas. Il eût mal pris que je minutasse — mais le subjonctif lui aurait plu — la durée de ses trajets. Combien de temps mettait-il, chaque matin, pour se rendre à l’université ? Combien de temps, chaque soir, pour rentrer chez lui ? Je tenais à en avoir le coeur net.
Du palais vert à la station de métro Gostiny Dvor [...] à Institut Technologique. Là, changement, et ligne 1, jusqu’au terminus, Avenue des Vétérans : encore vingt-cinq minutes de métro, dans la trépidation et le fracas d’un wagon toujours bondé. D’Avenue des Vétérans au bloc d’immeubles où habite Nicolas, restent quinze kilomètres de parcours rectiligne. Le cinéma croisé à mi-chemin marque la ligne où passait le front, pendant les neuf cents jours du blocus de Leningrad. Les Allemands ne réussirent jamais à pénétrer au-delà. C’était alors la campagne, qu’on lotit dans les années 60. L’héroïsme des assiégés restait si vif dans la mémoire des survivants, qu’on baptisa « des Vétérans » l’artère principale.
Nicolas voulut à toute force emprunter un des taxis collectifs de la compagnie jaune. Il s’obstina à payer lui-même les billets : trois roubles par personne, trois fois le prix du ticket de trolleybus. Lorsqu’il n’avait pas à honorer un ami, Nicolas se contentait du trolleybus : une demi-heure de route, au lieu du quart d’heure par le taxi. Chaque matin et chaque soir, il en avait donc pour une heure et demie, dans le brouillard glacé de l’aube et le gel humide de la nuit. Même trajet, même corvée, même humiliation pour sa mère. Informaticienne chevronnée, elle travaillait aux programmes d’une agence, rue des Galériens, derrière le palais du Saint-Synode.
Nicolas, pp. 18-9.

Et le lieu, le mode de vie des personnages fournissent des clés essentielles pour pénétrer dans les mystères de la psychologie des personnages, comme le montre d’ailleurs cette phrase « à double sens » mise dans la bouche de Nicolas pour ponctuer la visite de la Faculté : « Quand on patauge des deux pieds dans la gadoue, quel est le mérite d’avoir les yeux tournés vers le ciel ? » ou comme le montre aussi la description minutieuse de l’appartement des Maroussine. Révélation d’une Russie actuelle au lecteur français qui ne peut pas, s’il veut comprendre Nicolas, se contenter du centre historique et touristique de la ville, qui doit s’aventurer au-delà de la « ligne » pour découvrir les conséquences réelles et encore bien présentes d’une histoire plus récente.

Mais, la magie est vraiment là, la magie du lieu et des évocations d’un passé riche et propice au rêve quand le roman est historique. Retenant la formule des auteurs pétersbourgeois qui font de leur ville un élément dramatique déterminant, Dominique Fernandez était pourtant parvenu à aller plus loin encore dans Tribunal d’honneur, il avait alors, à partir du récit de Basile, réussi à donner corps au mythe et à la complexité de la ville. Trois exemples parmi cent suffiront à montrer cet aspect du roman, impressionnant de maîtrise. Dès l’incipit, c’est bien comme un personnage principal que la ville est décrite, une ville dont le nom retentit d’abord comme le son de la victoire, puis qui se livre dans une sorte de grâce éblouissante au voyageur.

‘Saint-Pétersbourg ! Ce cri répété par les cheminots sous la verrière ruisselante me tira du demi-sommeil où, dans le matin pâle d’avril, j’étais resté engourdi. La voie ferrée, sur les cent dernières verstes, traverse en droite ligne une désolation de terres détrempées, de landes émaillées par des boqueteaux chétifs.
Derrière le porteur chargé de mes bagages, je me hâtai vers la sortie. Saint-Pétersbourg ! Palais aux façades claires alignés sur les quais de la Néva , processions de colonnes en bordures des avenues, statues blanches découpées sur le ciel ! Qui n’est jamais venu dans la capitale des tsars ne peut admettre que la cité idéale qu’il conçoit en esprit s’est accomplie dans la pierre. N’est-ce pas une fable que les voyageurs lui content ? Ni dans l’Antiquité ni sous la Renaissance ne manquèrent les projets, les dessins d’architectes, les chimères. Aucun n’aboutit, aucun ne s’incarna. L’Égypte, la Grèce, l’Italie échouèrent à mettre en forme leur vision. Quand le songe d’une ville parfaite semblait abandonné pour toujours, l’utopie a pris corps, à l’autre extrémité de l’Europe, là où l’on s’y attendait le moins.
Du marécage et du brouillard, surgirent, par décision de Pierre le Grand, des perspectives rectilignes, des façades bleues et vertes, des flèches dorées, des palais solennels, des arc de triomphe, des propylées monumentaux, qui non seulement s’accordent à l’immensité de l’espace russe, mais équilibrent leurs lignes et leurs couleurs en un tout homogène. Dômes et pointes, péristyles et galeries, frontons et portiques, ce mirage d’une beauté absolue est posé comme une évidence entre le fleuve et les canaux de Saint-Pétersbourg.
Tribunal, p. 15. ’

Mouvement perpétuel et caractéristique du style fernandezien qui, pour décrire un lieu admirable, va et vient sans cesse entre la description enthousiaste, laudative et l’explication (historique ici), la réflexion. Un plaisir s’ajoute à l’autre, amplifie l’autre : admirer ne serait pas suffisant, savoir pourquoi l’on admire est une source sensuelle et intellectuelle de jouissance extrême199. Cette joie, l’auteur la donne tout entière au narrateur de son roman, en lui permettant aussi de découvrir ou de redécouvrir les endroits plus secrets, moins accessibles de la ville. Et c’est ainsi que l’on comprend que l’enquête menée grâce à la curiosité du voyageur fait naître l’inspiration du romancier : ici, Saint-Pétersbourg n’est pas seulement le cadre du roman, mais fournit l’explication morale, esthétique et psychologique aux agissements des héros.

Comme un avertissement adressé au peuple et à tout voyageur, comme le symbole inquiétant et fascinant de toute la cité, le Cavalier de bronze fait figure de messager autoritaire et inspire une interprétation prémonitoire à Basile, une pensée qui annonce l’essence même du drame qui se jouera dans le reste du roman  :

‘La faim, la soif, la pauvreté, le désir sexuel même ne devraient pas exister ici. Chacun sent l’inconvenance de promener ses misères entre le Palais d’hiver et la laure Alexandre Nevski. Les servitudes de la condition humaine jurent avec la perfection du décor. Les esprits les plus terre à terre, les cerveaux les plus dépourvus d’instruction se jugent coupables de n’être que de simples mortels. C’est à Saint-Pétersbourg, me confiait Nicolas de Souzdal, mon ami médecin, que les enfants sont le plus tourmentés de cauchemars. Il soigne, parmi sa clientèle adulte, des cas nombreux de folie. La criminalité est plus élevée que dans le reste de la Russie, comme si la régularité de la ville, l’homogénéité des édifices, la noblesse des portiques étaient une cause directe de perturbations et de névroses.
Tribunal, p. 18. ’

Ainsi, le plaisir ne devrait pas avoir sa place à Saint-Pétersbourg, sinon sous la forme d’une satisfaction visuelle, résultant de la perfection architecturale du lieu, et pourtant c’est bien là le sujet même du roman : quelle place le désir peut-il trouver dans cette société, comment peut-il même en être question dans ce cadre sublime et édifiant ?

La visite de la forteresse Pierre-et-Paul, où se trouve un des personnages principaux, un des sept juges de Tchaïkovski (le général Apraxine), est l’objet d’une description où se révèlent non seulement la psychologie des personnages mais l’histoire de la ville et l’esprit russe, où le lecteur peut découvrir un premier élément de réponse. La découverte des geôles (que recommande d’ailleurs Dominique Fernandez, dans Saint-Pétersbourg, comme l’un des lieux qui révèlent le mieux la tyrannie des tsars) montre tout à la fois le degré de rigueur, d’arbitraire et d’exigence de ce milieu, où pour survivre il faut non seulement respecter des règles mais être endurant physiquement :

‘Une douzaine de cellules se trouvaient pour le moment occupées. Le gouverneur, plus à l’aise avec les morts qu’avec les vivants, m’introduisit dans quelques-unes de celles qui avaient hébergé un hôte historique. Je pus me rendre compte que Dostoïevski avait lu commodément, à la table placée sous la fenêtre, les volumes que lui prêtait le général Nabokov. « Vous en convenez ? » me dit Apraxine. Igor, déjà rasséréné par la mention d’Alexandre Dumas et la constatation que les geôles de son père n’avaient rien de commun avec le boyau d’Edmond Dantès, s’amusa à imaginer comme il organiserait sa vie en prison.
Tribunal, p. 81.’

Après ce lieu de répression, de condamnation, qui se dresse dans la ville comme le symbole de la Loi et qui fait l’objet du premier déplacement du narrateur (lequel est justifié par des raisons professionnelles, mais doit aussi être analysé comme une étape symbolique), c’est tout le coeur historique de la cité, de la laure Alexandre Nevski au théâtre Marie en passant par le palais de Marbre, qui est peu à peu révélé non seulement sous l’aspect visible et officiel où tout visiteur pourra le reconnaître mais dans les secrets que lui prête le narrateur. Ainsi, l’Ermitage, présenté par son directeur Alexandre Obolev, et l’île aux Lièvres, non plus vue depuis la forteresse Pierre-et-Paul mais découverte à partir d’un de ses jardins, permettent de se faire une idée plus juste de la représentation et de la signification du plaisir et du désir dans la capitale des Tsars.

‘Assailli par les souvenirs, je fus quelques instants sans m’apercevoir d’une nouveauté pourtant spectaculaire. Au centre de la salle, se dressait une statue qui ne s’y trouvait pas de mon temps. Quelle inconscience, grands dieux, avait poussé Obolev à la tirer de la réserve ? Si l’Abel mourant de Dupré risque de prêter au blâme, que dire de cet Adonis déchaîné ? Adonis ou Actéon, d’après le sanglier sur lequel il prend appui d’une main. Pieuse fable, car d’après sa posture immodeste, la giration en spirale de son buste, la projection de son torse et de son ventre nus, ce ne peut être qu’un satyre livré aux excès de la luxure. Ivre de son corps, affolé de son plaisir, il s’est affranchi de toute pudeur. Une chevelure d’une opulence animale encadre de boucle frénétiques son visage dont tous les orifices, les yeux, la bouche, les narines, dilatés par l’excitation, clament le débordement e l’orgasme, que seul l’euphémisme des poètes oserait qualifier dionysiaques.
Tribunal, p. 169.’

La suite du chapitre, la visite de l’Ermitage étant brutalement interrompue devant l’Adonis de Giuseppe Mazzuola (qui, nous l’avons vu, offre sa conclusion à La Perle et le Croissant), révèle le drame d’Alexandre Obolev, drame personnel, intime, lié à l’incapacité de satisfaire un désir charnel, à sa soumission à l’interdit qui exalte cependant ses désirs. Exemple même de ce que Dominique Fernandez a nommé ailleurs le discours d’une « honteuse », la confession d’Obolev est à la fois irritante d’un point de vue individuel si l’on compare cette attitude à celle de Tchaïkovski (tous deux trouvent dans l’art une façon d’exprimer la force de leur désir), et éclairante quant aux tabous qui règnent dans cette société.

Or, le compositeur dans ses déambulations nocturnes montre une autre façon d’assouvir ses désirs, de satisfaire son besoin de beauté masculine : ce n’est pas dans les galeries désertes du grand musée qu’il entraîne le narrateur mais dans des lieux sordides et dangereux, dans des lieux publics et qui de surcroît se trouvent jouxter le symbole même de la loi et du châtiment puisqu’il s’agit des jardins et de la plage qui bordent la forteresse du côté occidental :

‘ Piotr Ilitch s’était assis sur un canot retourné. Hagard, les yeux fous, il fixait de son regard injecté les torses musclés, les bras nus, les jambes nues des garçons, leur sexe moulé par le caleçon humide. Je m’attendais à ce que le scandale éclatât d’un moment à l’autre, sans penser qu’aucun de ceux qui avaient repéré l’intrus ne lui attribuerait d’autre goût qu’une sénile nostalgie de sa jeunesse. Les commentaires que je pus saisir tendaient à l’indulgence moqueuse. Rien de bien méchant, des rires discrets, quelques « grand-père » vite ravalés. Personne ne soupçonna où se posaient les prunelles rougies de Piotr Illitch, ni à quels fantasmes indignes s’abandonnait ce monsieur respectable.
Tribunal, p. 269.’

Masqué mais prenant le risque d’être découvert, reconnu, raillé et accusé, Tchaïkovski opère une séparation, nous l’avons vu déjà, entre la satisfaction réelle de son désir et l’expression de ce désir, de son énergie, dans son oeuvre, et ce qui apparaît ici grâce à lui, c’est bien l’existence, inattendue, d’un lieu où ce type de plaisir est possible bien que périlleux, un lieu de débauche qui ne saurait être plus proche, paradoxalement, du centre de la répression. Étrange attitude ainsi mise en lumière qui consiste à rechercher le plaisir sous le double symbole, légal et religieux, de la flèche de la cathédrale Pierre-et-Paul...

*

Paradoxalement, dans ses récits ou plutôt dans ses relations de voyage sur Saint-Pétersbourg, Dominique Fernandez n’a pas inséré de plan lisible de la ville, et c’est dans Tribunal d’honneur qu’il localise avec précision le lieu de travail ou d’habitation de chacun des personnages importants. C’est là, dans cette volonté de mettre au clair une situation complexe (pas moins de neuf personnages principaux dans ce récit) et aussi dans « l’index des personnages historiques ou fictifs » qu’il ajoute à la fin du volume, la volonté de créer un vrai et grand roman russe, résultat d’un voyage qui, s’il ne l’a pas russifié tout à fait, l’a tout du moins rendu totalement russophile et encore plus métis qu’il ne l’était.

Faut-il voir enfin dans cet amour pour la culture russe une satisfaction de romancier à trouver une terre où le débat moral sur le plaisir est rendu plus complexe, où l’esprit et la culture ne sont pas susceptibles d’admettre les différentes marques de permissivité qui en anéantissant les tabous réduisent d’autant l’espace des créateurs ? Il y a pourtant dans l’expérience menée avec l’écriture de Nicolas, — qui, d’une écriture moins fluide et d’une composition moins maîtrisée que celles des autres romans de Dominique Fernandez, fait la preuve de l’échec du renoncement au désir pourtant lié à la passion que Rachid nourrit pour Nicolas, être transparent, insaisissable et inaccessible aux souffrances et aux voluptés d’autrui, — une forte interrogation : le voyage est-il une façon de devenir ou de se rêver différent ? Dominique Fernandez n’a-t-il pas voulu croire, comme Rachid, qu’une autre vie plus spirituelle et plus parfaite commençait grâce à Saint-Pétersbourg ?

Notes
199.

  Principes fernandeziens qui rappellent ceux du Barrès d’Un homme libre : « Ce qui augmente beaucoup le plaisir [...], c’est de l’analyser. [...] Conséquence : Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible. » (Barrès, Romans et Voyages, coll. « Bouquins », 1994, T. I, p. 102). Notons au passage que cette citation n’apparaît pas dans le Barrès de Ramon Fernandez (dédié « à mes enfants, Irène et Dominique)...