CHAPITRE VII : LE VOYAGE INTÉRIEUR

1)Amsterdam, la capitale de la liberté et du plaisir

Curieusement, on ne sait pas combien de voyages ont préparé la rédaction du guide, Amsterdam, pour la collection « Petite Planète » des éditions du Seuil, paru en 1977. Portrait d’une ville, plus que guide touristique au sens ordinaire du mot, ce petit livre fournit de précieuses indications sur la définition même du plaisir que Dominique Fernandez lie à un lieu.

Si la « Mecque de l’homosexualité » a pu l’attirer au moment même où il rédigeait L’Étoile rose, ce qu’il a découvert de la ville qui a toujours voulu protéger les minorités et les proscrits, c’est bien la liberté d’être soi-même, de vivre comme on l’entend, mais une liberté qui est toutefois accompagnée de règles précises. Et c’est précisément ce mélange de rigueur et de laisser-aller qui domine tout ce texte.

‘La fascination que j’éprouve pour Amsterdam tient à cette coexistence des deux villes : la ville des marchands et la ville des freaks. La ville de l’ordre, de la règle, de la loi ; et la ville du désordre, de l’anarchie, de la licence. Sans la contrainte exercée par la première, la seconde dégénérerait dans le débraillé, dans le sordide. Sans la liberté apportée par la seconde, la première se ratatinerait en musée. L’accord de ces deux mondes est un pur miracle. Amsterdam 1 et Amsterdam 2 se complètent à merveille en se donnant l’une à l’autre ce dont elles ont besoin, l’une pour être bourgeoise avec classe et avec fantaisie, l’autre pour être marginale avec tenue et avec style.
Amsterdam, p. 11.’

Cette coexistence de deux villes en une seule satisfait l’auteur qui recherche toujours quelque duplicité dans un lieu ou un personnage ; il y a ici à Amsterdam de quoi rassasier non seulement son besoin de réflexion, sa soif de questionnement, son goût pour l’art, mais aussi son besoin personnel d’épanouissement, de liberté et de fantaisie. Amsterdam est comme une porte véritablement ouverte pour celui dont la quête d’identité s’est si longtemps heurtée aux tabous et aux interdits. Le voyage à Amsterdam révèle cette revendication individuelle de liberté, annonce (comme souvent) son pendant romanesque puisque une année seulement sépare la parution du livre de celle du roman et qu’entre temps, d’ailleurs, ont paru plusieurs articles dans la presse homosexuelle, mais décide sans doute aussi d’un engagement de l’écrivain au sein du combat homosexuel pour réclamer la liberté, l’égalité et l’absence de discrimination.  La ville d’Amsterdam, dans le cadre de ces revendications sociales, semble bien jouer un rôle de société modèle, l’exemple même de la cité moderne, d’une ville idéale.

La description d’Amsterdam dans L’Étoile rose revêt d’ailleurs les mêmes définitions essentielles de liberté : David, dans le chapitre final de la longue lettre qu’il adresse à Alain, veut lui montrer non seulement qu’il comprend mais qu’il approuve ce voyage en une terre où l’on peut prétendre au bonheur.

‘Vous voilà, flottant sur le canal, dans les flancs de cette coque nomade, que les quelques meubles sommairement ajustés de vos mains ne suffisent pas à transformer en maison. Le bébé de Jaap et d’Alice grandira différent de ses parents, différent de toi, différent de nous. L’identité individuelle, l’obligation de se définir, d’être quelqu’un et pas un autre, ces contraintes imposées par l’organisation économique du monde et dont, plus que quiconque, nous avons eu à souffrir, toi, moi et tous nos frères jusqu’à maintenant, ne pèseront pas sur celui dont l’enfance aura baigné dans le murmure de l’eau.
Que deviendra-t-il ensuite ? Profitera-t-il des facilités que le sénateur Brongserma a obtenues pour la jeunesse de son pays ?
Étoile, p. 428. ’

C’est donc dans la métropole hollandaise que Dominique Fernandez, tout autant que le narrateur de L’Étoile rose, peut rêver à l’indistinct, renouer avec le mythe des origines qu’il croyait à tout jamais révolu à cause de l’ère capitaliste et matérialiste. Est-ce un hasard si c’est précisément dans cette ville historiquement vouée à la liberté d’expression, tolérante et permissive, qui accueille ouvertement toutes les confessions et toutes les moeurs, qu’il a le sentiment de toucher au bonheur ? C’est d’ailleurs, selon la technique qu’on lui connaît bien, en regardant, admirant et analysant des oeuvres d’art anciennes et contemporaines qu’il parvient à cette définition de la capitale du plaisir :

‘Un tableau d’Appel, aujourd’hui dans le bar de l’hôtel de ville, s’intitule Enfants qui posent des questions. C’est cela, l’esprit d’A 2 : une remise en question du monde, avec les yeux de l’enfance. Refuser la victoire du principe de réalité sur le principe de plaisir. Retrouver l’état édénique d’égalité universelle dans l’innocence et le bonheur du jeu.
Amsterdam, p. 79.’

On pourrait d’ailleurs faire d’autres citations des commentaires sur les tableaux de Van Gogh, de Rembrandt, d’Emanuel de Witte ou de Constant qui tous insistent sur cette idée de liberté présente dans leurs tableaux, comme source d’inspiration et comme motif de représentation, sur ce questionnement sur l’identité individuelle lié à la volonté d’abolir les limites desséchantes d’un état civil restrictif. Liberté est donc donnée à tout individu : c’est là, on le sent à travers l’insistance de l’auteur et la récurrence de ses propos, la principale source d’admiration morale et intellectuelle pour ce modèle social.

Mais, outre cet aspect, c’est aussi le paysage d’Amsterdam qui plaît à Dominique Fernandez, l’organisation urbaine, l’harmonie de cette ville : « Ces marchands, dont la fortune fut si rapide qu’en cinquante ans ils eurent construit leur ville, d’un seul élan, dans un seul style » (p. 6). Et l’eau, dont il fait un élément symbolique dans le passage de L’Étoile rose cité plus haut, est source non seulement de poésie mais de rêve. C’est bien à partir du plaisir éprouvé par la découverte de ce paysage particulier, par la comparaison qu’il en fait avec Venise, qu’il en vient à tirer des conclusions sur la particularité, la singularité d’Amsterdam :

‘Disons qu’Amsterdam est une ville debout, une ville qui s’efforce, une ville décidée à lutter. Et contre quoi, sinon contre la tentation de s’abandonner au fil de l’eau ? À la grande époque d’Amsterdam, les navires remontaient les canaux jusqu’aux maisons d’habitation, qui servaient aussi d’entrepôts. Tandis qu’à la grande époque de Venise, l’eau ne servait qu’à animer de mille reflets enjolivants les façades narcissiques des palais. L’eau utile d’Amsterdam s’oppose à l’eau esthétique de Venise. N’empêche que c’était toujours de l’eau : c’est-à-dire de l’instable, du fuyant. Une menace permanente pour la stabilité et la prospérité économiques. Peut-être aussi le goût même de l’accumulation. Une invitation à cesser de raisonner exclusivement en bourgeois. À sortir des catégories du rentable et du thésaurisable. À partir, à se laisser flotter.
Amsterdam, p. 8.’

Beauté d’une ville traversée, baignée par les canaux : le plaisir du rêve apporté par cet élément se retrouve d’ailleurs comme une composante romanesque dans L’Étoile rose, où le romancier s’ingénie d’ailleurs à reconstituer, à travers la péniche d’Alice et de Jaap, la péniche d’un couple bien réel celui-là (« un charpentier, avec une femme et un gosse de huit mois »). Signe supplémentaire de l’apport du voyage à la fiction... Ville dont il détaille les mille trésors, ville dont la rue est en soi une source de spectacle à travers le raffinement de ses blasons, parfois humoristiques, parfois publicitaires et parfois mystérieux. Savoir regarder, savoir se promener, flâner à travers les rues sans autre préoccupation que celle de se nourrir de cette variété, de cette liberté présente dans les deux villes d’Amsterdam, c’est bien la leçon que l’écrivain tire de ce voyage. Et comme cette relation de voyage est d’abord un guide, l’écrivain s’intéresse aussi aux lieux qui peuvent procurer du plaisir, il en fait alors une description précise, fournissant des détails pratiques à l’attention du touriste. Bien sûr, il est question des lieux homosexuels mais aussi des autres, il les décrit, indique les tarifs pratiqués (de celui de l’entrée comme de celui des consommations) montrant comment la libéralité et l’absence de ghettos entraînent aussi une pratique raisonnable des tarifs, mais c’est sans doute dans sa description du « Kosmos » qu’apparaît avec le plus de vigueur le plaisir allié à la plus totale liberté, une définition hollandaise du bien-être.

‘Pour finir, je descends au sauna. C’est le seul de la ville à être mixte, et c’est de loin le plus confortable : un lieu de culture physique, mais d’abord de bien-être et de paix. On ne distribue pas de serviette : chacun accroche ses vêtements à une patère et se retrouve entièrement nu, entre des femmes et des hommes nus, dans une sorte de hangar chaleureux, qui sent le bois frais, meublé de fauteuils et de chaises longues. Les gens causent, fument, lisent le journal, boivent du café. Dix minutes dans la chambre sèche, puis vingt minutes de relaxation sur une galerie où sont étendus des matelas. Puis de nouveau le hangar-salon. Rien d’équivoque, de mesquinement érotique dans tout cela. On vient ici pour être nus ensemble, c’est-à-dire pour mener une vie sociale dépouillée. C’est vraiment le « Kosmos », une image de l’univers dans son état originel, un essai de fraternisation au-delà des barrières du sexe, des milieux et des conventions. La nudité n’est que la condition du recueillement, une ascèse en douceur, un moyen d’arriver plus vite à la vérité. Une sagesse qui ne passerait pas par le corps, par le rejet des préjugés sociaux liés au vêtement, par le retour à la forme première de l’être humain, serait une fausse sagesse, une sagesse d’intellectuels : telle est la leçon de l’Orient revisité.
Amsterdam, pp. 17-9.’

Cette image d’un plaisir serein, d’une jouissance libre (ou libérée) de tout, a, on le sent bien, la préférence de Dominique Fernandez, qui, certes, ne s’exprime pas avec l’enthousiasme dont il usera pour décrire le raffinement et les charmes des thermes de Budapest, mais semble plus à son aise dans ce lieu que dans l’autre sauna « le plus fameux du monde », le « Thermos II », qui, plus qu’un lieu de relaxation, de « fraternisation » et de « recueillement », apparaît comme un lieu de plaisir et d’érotisme où le plaisir sexuel a la première place 200 même s’il y observe « beaucoup d’humour et de drôlerie ». Ce n’est pas par timidité ou par pudeur mais simplement par goût personnel que l’auteur indique ici, discrètement, sa préférence, choisissant la mesure, le raisonnable mais montrant aussi toutes les possibilités offertes par la ville. On retrouve d’ailleurs souvent cette attitude double quant au plaisir du corps, qui consiste à se réjouir de voir la plus grande liberté permise tout en écartant la possibilité d’en profiter. Il respecte ici le projet même du récit de voyage, du guide, tendant à dévoiler tous les aspects d’un lieu, les plus évidents comme les plus insoupçonnables. À Amsterdam comme à Naples ou à Saint-Pétersbourg, le voyageur est aussi un enquêteur, un chasseur de vérité.

‘Les églises ouvertes aux chiens, les bourgeois attirés par l’Orient, les peintres officiels finissant en clochards, les Provos élus à la mairie, la politique appliquée à la couleur des voitures, les musées mettant à la porte leurs oeuvres, le regard d’un cerf libérant d’un asile, le chilom et le safi servant de passeport universel : c’est tout cela Amsterdam, sans solution de continuité.
Et sans trahison non plus d’aucune des valeurs d’où la ville a tiré d’abord sa grandeur et sa force. Qui redouterait de tomber dans un campement de Tziganes peut partir tranquille. On peut très bien visiter Amsterdam sans soupçonner tout ce que je n’ai découvert qu’après plusieurs voyages.
Amsterdam, p. 109.’

Amsterdam, port ouvert sur le monde, ville initiant à la découverte de soi et de la liberté, apparaît ainsi comme une métaphore du voyage, comme la quête du plaisir et de la liberté.

Notes
200.

Amsterdam, p. 95.