2) Et le reste du monde ?

La carte des voyages placée à la fin de notre premier chapitre indique très clairement une concentration de voyages dans des zones très précises, principalement européennes, mais il est sans doute indispensable de s’intéresser aussi à ces pays qui, comme l’Inde ou comme la Tunisie, ont donné lieu à des textes sans toutefois provoquer des retours en ces terres... Sur d’autres voyages, enfin, le lecteur cherchera vainement des traces, des indices.

Il a dit dans un entretien 201 le plaisir qu’il avait eu à voyager en Inde en mars 1985 :

‘Dans les voyages, je suis toujours très physique, quand je débarque quelque part, je suis pris, ou pas pris, ça dépend du pays. En Inde, ça a été immédiat, je ne me suis pas senti dépaysé, et c’est ça qui m’a étonné, d’ailleurs. Je crois que c’est à cause de ma longue pratique de l’Italie du Sud. Calcutta est une ville avec beaucoup de problèmes de misère et de surpopulation, c’est une ville étouffante, mais j’aime ces foules, ces boyaux. C’est Palerme. C’est Alger. C’est Naples.’

— mais il n’accompagnera pas Ferrante Ferranti en 1995 lors de son second voyage et ne semble pas prévoir à ce jour de nouveaux voyages en Inde.

En dépit des propos tenus, la culture indienne lui demeure étrangère et ce qu’il ne parvient pas à intégrer à son imaginaire par le biais non seulement du plaisir mais de la réflexion, de la discussion, ne peut prendre place ni dans une relation de voyage ni dans un roman. On peut certes trouver quelques traces d’une philosophie hindouiste à travers un personnage comme Franz dans L’Amour mais cela n’a pour but que d’épaissir le mystère du jeune homme, cette pensée reste impénétrable pour les autres personnages, une source d’irritation pour Friedrich : le recours chez le jeune homme à cette pensée,est le signe de la recherche d’une retraite, de la volonté de poursuivre son chemin hors du monde ordinaire. On pourrait ainsi être tenté de voir dans cette évocation du peuple indien une image anticipée du personnage mystérieux vers qui vont tous les regards, intrigués, séduits : « Ils vont pieds nus, ils balancent leurs corps, ils sont minces aussi, par constitution, et ils sont silencieux. C’est ça qui fait leur dignité : la façon dont ils vous écoutent et dont ils vénèrent le soleil, le cosmos. » À mi-chemin entre une vision mystique et une apparition irréelle. Peut-on pour autant en conclure que le romancier a trouvé en Inde matière à la constitution d’un personnage ? Ce serait peut-être extrapoler car cette quête indienne reste sans suite, et, selon l’essayiste, elle est aussi celle de la jeunesse attirée par Amsterdam, qui y séjourne quelques mois pour, la plupart du temps, poursuivre son périple en s’acheminant vers l’Inde.

‘On décolle, on plane, en Inde, et tout de suite, malgré les aspects pesants, notamment dans la religion. Ce pays peut apporter beaucoup à qui sait voyager, même sans connaître tous les substrats philosophiques. J’ai acheté toute une bibliothèque sur l’Inde depuis mon retour, mais ce pays m’a déjà tellement enrichi rien que par des impressions que je ne voudrais pas perdre cette innocence de contact.
Je ne voudrais pas la perdre pour mon prochain séjour là-bas.’

Évocations enthousiastes de hauts lieux indiens (FatehpurSikri) mais rejet des rites religieux, attirance pour le spectacle de la rue à Calcutta, pour le regard des enfants ou encore pour la beauté et la dignité des corps, mais refus de s’intéresser à l’arrière-plan spirituel : en Inde, Dominique Fernandez n’aura fait que passer, nous n’apprendrons rien de ce qu’il aura ou non retiré de la bibliothèque qu’il a constituée sur ce pays mais seulement que là, comme en Italie, ou comme en Roumanie plus tard, il a été profondément touché par la chaleur, la disponibilité et la générosité d’un peuple : « En Inde, chacun est pris en charge par tous les autres, et ça, c’est très beau. Comme à Naples : quand on rencontre quelqu’un, il se crée un rapport affectueux. C’est un autre sens de la vie que dans l’Europe bourgeoise. »

De l’Inde baroque, produit de la colonisation portugaise, il n’a donc pas encore été question. La passion pour Saint-Pétersbourg semble avoir gelé le projet fait jadis202 de finir le périple baroque par les révélations de Goa, de Macao et du Mexique...

L’Afrique du Nord, et, plus précisément la Tunisie, a fourni matière à la création d’un roman, Une fleur de jasmin à l’oreille, mais curieusement, dans ce texte, le pays visité n’est jamais précisé, le lecteur doit donc réunir les indices qui lui permettent de reconnaître Tunis et Tozeur à travers les évocations de lieux : les souks, l’itinéraire à suivre pour visiter les oasis du Sud. Dominique Fernandez avait lui-même voyagé au printemps 1976 en Algérie et en décembre 1978 en Tunisie ; aucun autre texte, pourtant, en dehors de ce court roman, n’évoque l’Afrique du Nord, pas plus d’ailleurs que ses voyages au Proche-Orient (en 1995 et 1998) ou au Maroc (en 1986) n’ont laissé de trace dans son oeuvre.

C’est pourtant bien, à travers les parfums, les pâtisseries, les couleurs et les sensations tactiles orientales, d’une certaine éducation sensuelle qu’il est question dans Une fleur de jasmin à l’oreille, ainsi que de l’apprentissage, par la nature, du rythme de la vie dissociable de toute idée de culpabilité ou de péché. Roman, au moment où il envisage de se séparer de son compagnon Julien, choisit donc de s’enfoncer dans le Sud, de découvrir le désert, non pas pour en faire une traversée par le dépouillement mais bien plutôt pour retrouver vraiment sa capacité à vivre par soi-même, à découvrir le plaisir.

Ce voyage peut donc être interprété comme la quête de la liberté et du plaisir, comme l’atteste d’ailleurs la dernière page du récit :

‘La nuit bruissait de mille insectes invisibles. Il tendit la main vers un régime de dattes. Les fruits avaient gardé la tiédeur du jour sous la peau rafraîchie par la brise. Toutes les fenêtres de l’hôtel étaient maintenant éteintes. Roman n’aurait su dire où se trouvait sa chambre ; ni en quel point de l’univers il flottait, libre, solitaire et heureux, perdu dans l’infini du désert à des milliers de kilomètres de toute personne connue.
Il faillit tomber dans un des canaux d’irrigation qu’on avait déviés de l’oasis pour arroser les plantations du jardin. Il se rattrapa au stipe d’un chamérops nain, se releva les doigts en sang. L’aspérité d’une cicatrice lui avait entaillé le gras du pouce. Roman n’eut garde de panser la blessure. À la nuit, à la lune, au désert, à la force immense qui lui dilatait le coeur, il devait l’offrande d’un peu de sang. Il remonta lentement vers l’hôtel, pendant qu’une dernière datte laissait dans le fond de sa bouche un parfum de chair et de sucre.
Fleur, pp. 201-2.’

Conclusion heureuse de cette oeuvre de fiction qui montre une réconciliation avec soi-même par la fusion avec l’univers, situation rare d’un héros fernandezien, dont l’état, sans renoncer au plaisir, coïncide avec la félicité parfaite du corps, la sérénité de l’esprit. Est-ce précisément parce qu’il n’y a pas autre chose à ajouter à propos de ce bonheur qu’il n’y aura, d’une part, aucune autre oeuvre comparable, et, d’autre part, aucun autre texte évoquant ces lieux ? Encore un détail important est à noter ici : s’il est longuement question de l’opéra (La Traviata joue le rôle d’un révélateur dans les rapports de Julien et de Roman) dans le début du récit, l’art maure n’est jamais vraiment décrit, c’est là une exception dans cette création où les oeuvres d’art ont toujours une fonction importante : on peut comprendre cette absence comme le signe d’une pénétration sensuelle, seulement, dans cet univers maure, comme en Inde, il n’a pas pu être question de percer les mystères religieux, littéraires ou artistiques de cette culture, l’écrivain ne s’y est pas retrouvé avec ses propres questionnements... Ainsi, au terme de ce séjour, Roman rentre à Paris, riche non seulement de sensations mais de sa propre identité révélée par le plaisir, comme son créateur finit lui aussi par rentrer à Paris.

Notes
201.

La Quinzaine littéraire, 16 oct. 1985 : entretien accordé à Tatania Tolstoï.

202.

Avant son premier voyage à Saint-Pétersbourg, Dominique Fernandez nous avait en effet plusieurs fois indiqué cette volonté.