3) Où Dominique Fernandez pose ses valises

Trois lieux marquent la vie française de Dominique Fernandez : Paris où il a grandi et connu trois domiciles, la Kalat, maison où il réside principalement l’été, et Rennes où il a fait toute sa carrière de professeur d’Université.

Paris est le lieu du travail (Dominique Fernandez n’a jamais résidé à Rennes) et a fait l’objet de deux descriptions dans l’oeuvre romanesque : dans le quartier de la place de Breteuil où il habitait avec sa mère et sa soeur pendant la période de la guerre et dont on peut retrouver de nombreux détails dans L’Étoile rose (pp. 31-4), et, de façon beaucoup plus précise, du 14 rue de Douai, son adresse actuelle, que l’on a pu reconnaître d’abord dans La Gloire du paria sous le nom de rue de Douchy et que l’on retrouve aujourd’hui avec beaucoup plus de précisions dans Nicolas, roman dans lequel il s’est contenté de changer la rue de Douai en rue Victor Massé ; enfin, ce quartier de la Nouvelle Athènes, il l’a peint aussi dans Tribunal d’honneur. C’est pour son activité d’écrivain, de critique littéraire et de lecteur (puisqu’il a appartenu de nombreuses années au comité de lecture des éditions Grasset) qu’il a préféré continuer à habiter Paris et qu’il préfère aujourd’hui encore y poser ses valises. Il n’a jamais conçu apparemment s’installer durablement dans un des lieux où il avait trouvé le plaisir et le bonheur, à Naples, en Sicile ou même dans sa « citadelle » du Boulou, obéissant à sa règle personnelle de faire la part entre le temps du plaisir, la vie de l’écriture solitaire et le temps de l’activité professionnelle, dominée par l’écriture plus courte d’articles, par la promotion nécessaire de ses oeuvres.

Paris apparaît ainsi comme la ville de l’effort, de la réussite. Peu de descriptions de sa vie parisienne sont données, si ce n’est de courtes évocations d’un intérieur dépouillé, entièrement dédié au travail littéraire :

‘Peu d’objets, chez moi ; seulement ceux à qui me lie le souvenir d’une main donneuse et aimée. Une cellule nue, quatre murs blancs auraient ma préférence. Si l’inspiration peut naître d’un tableau, d’un morceau de marbre ou de porcelaine contemplé, seul le vide autour de soi permet la concentration. Or, écrire un roman, c’est d’abord se concentrer : chasser hors de sa vue, de son oreille ou de son coeur tout ce qui n’est pas l’histoire à raconter. Commencer par éteindre sa télévision (ou ne pas en avoir du tout, comme moi) ; fermer son poste de radio ; refuser de lire les journaux ; repousser les appels du monde ; choisir l’ignorance comme une forme de sacrifice nécessaire ; et même tourner le dos aux chers objets, aux photographies des visages les plus tendrement aimés. Donc, dans mon bureau, seule l’armée austère des livres rangés en ordre de bataille dont l’alignement hostile me rappelle que chaque ligne est un combat à remporter, et l’ouvrage en train plus difficile à gagner qu’une guerre. Mais on ne peut pas écrire tout le temps : alors on s’étire, on se lève, et quelle chance si on trouve un long couloir où remettre en marche l’esprit engourdi par l’effort. Oui, il faudrait une cellule, et son complément naturel dans tout monastère : ces galeries où les pas résonnent, ce cloître propice aux rêveries fécondes, ce jet d’eau au milieu des buis... Et pourquoi pas les cloches ? Faute de quoi j’ai choisi un appartement où la moitié des précieux mètres carrés est « perdue » en un long couloir coudé, chemin qui ne mène qu’à l’écriture. Assis à ma table, où ne sont admis que d’humbles accessoires au service du culte (le grattoir, le scotch, les ciseaux), voici la cérémonie qui recommence. Soldat ou moine ? Bien anachronique, en tout cas, l’écrivain aujourd’hui.
« Mon chez moi », France-soir Magazine, 22 nov. 1982.’

Longtemps, le rapport antre Rennes et Paris a été défini par l’auteur comme une complémentarité. Longtemps, il a dit et répété le bonheur qu’il avait de pouvoir se confronter à une réalité moins parisienne, son plaisir d’enseigner dans cette ville :

‘Car Rennes est une ville très vivante. J’enseigne là-bas, ce qui, je tiens à le dire, m’a beaucoup apporté. C’est très important, vous savez, de sortir de Paris. Dans nos milieux, les choses paraissent aller de soi. Vous débarquez en province, tout excité par l’événement du jour. Pour eux, cela n’existe pas. Ils ont d’ailleurs raison. Une semaine plus tard, à Paris, tout est oublié.
« La Semaine de Dominique Fernandez »
Prop. rec. par Nita Rousseau, Le Nouvel Observateur, 9 oct. 1982.’

Or, ces propos élogieux sur la ville de Rennes n’auront pas suffi à faire taire les reproches que des Rennais ont tenu à lui exprimer, et c’est un véritable petit tribunal qu’on réunit pour lui signifier que sa place n’est pas à Rennes au lendemain du couronnement de son roman Dans la main de l’ange par le prix Goncourt et à peine un mois après les propos élogieux qu’il avait tenus sur la ville. Indigné par ces réactions mesquines :

‘Lorsque j’ai eu le Goncourt, en 1982, j’étais professeur, intouchable, puisque j’avais une chaire. À l’époque, le recteur m’a convoqué, il avait organisé une sorte de petit tribunal. On m’a fait mille reproches et je sentais bien qu’à l’origine, il y avait une haine pour l’homosexuel. Détournée bien sûr, mais combien de carrières ont-elles été empêchées ou retardées sans que jamais cela soit dit. C’était à la faculté de Rennes, et j’ai dû prendre un mi-temps.
« Deux Homos dans la ville », prop. rec. par Roger Stéphane, Globe, 1988.’

Il ne manquera aucune occasion de brocarder la préfecture d’Ille-et-Vilaine et son université, multipliant jusque dans ses romans (La Gloire du paria 203 , Le Dernier des Médicis 204), les allusions péjoratives ou les attaques acerbes contre les esprits médiocres de la ville la « plus triste, la plus poussiéreuse de France » et provoquant parfois le courroux des lecteurs 205 du Nouvel Observateur...

Ses valises, il les pose aussi aux Chartreuses du Boulou, non loin de Perpignan, à quelques kilomètres de la frontière espagnole. Temps du plaisir, de la retraite mais non pas temps de la vacance à la Kalat, car Dominique Fernandez l’a dit déjà 206, il abhorre l’idée de même de vacances : rien de plus étranger à son tempérament que le désir du farniente, le « plaisir stupide de se tourner les pouces ». Les trois mois d’été, jusqu’aux réunions parisiennes du jury du prix Médicis auquel il appartient depuis 1978, sont donc tout occupés, selon un emploi du temps rigoureux, par la lecture et l’écriture, quotidiennement, de sept heures du matin jusqu’à treize heures, par la baignade sur la plage d’Argelès ou quelques parties de tennis, et le plaisir de la musique dans la soirée.

*

Pour entrer dans son oeuvre, pour jouer un rôle essentiel dans sa vie, provoquer des allers et des retours, un pays, une ville doivent nourrir non seulement les sens, apporter du plaisir, combler des désirs (ou en susciter), mais stimuler la réflexion, la quête intellectuelle de l’écrivain. À ce titre donc, même un lieu dont la beauté est éblouissante ne saurait attirer une nouvelle fois l’auteur, si la culture qui l’a créé et qui l’habite lui reste étrangère et hermétique. Il y a là, dans son rapport avec les lieux, une relation étroite entre la sensualité, la quête du sens et l’imaginaire : les endroits les plus enrichissants, ceux qui proposent les énigmes les plus fascinantes, comme Naples, Saint-Pétersbourg ou Rome, entraînent l’écriture non seulement de relations de voyage, mais de romans.

Mais tout voyage implique un départ et un retour, et c’est bien en France que Dominique Fernandez, en dépit de son amour pour l’Italie, de sa passion pour Saint-Pétersbourg, a élu domicile, en France qu’il a choisi de construire livre après livre sa carrière, malgré des relations parfois conflictuelles ou passionnelles. Le voyage, chez lui, n’a rien d’une fuite, il n’est que l’inlassable recherche de sa propre identité, la preuve évidente de cette quête toujours insatisfaite de la beauté et de la vérité, qu’il poursuit toujours et partout avec le même enthousiasme, avec le même élan.

Notes
203.

  V. pp. 111-5.

204.

  « L’Université d’Ille et Vilaine, tout le monde le sait, ne compte que des cuistres et des sots. », Médicis, p. 132.

205.

V. Le Nouvel Observateur n° 1610 où l’on trouve une lettre de lecteur et la réponse de l’écrivain à la suite d’un article que Dominique Fernandez a consacré à un roman de Philippe Le Guillou.

206.

V. « Mes vacances ? Travailler beaucoup plus » [Entretien avec Christian Giudicelli], Le Figaro Magazine, 2 juillet 1994.