L’Arbre jusqu’aux racines peut être considéré comme un tournant de l’oeuvre et de la vie de l’auteur. Même si, vingt ans après, à l’occasion de la réédition du volume pour le Livre de Poche, Dominique Fernandez juge et critique la valeur de son essai, remet en question la pertinence de certaines de ses analyses, il ne renie pas l’ouvrage et le lecteur de l’oeuvre fernandezienne ne saurait rester indifférent au rôle essentiel que joue ce livre. Très significative, la tentative faite d’une interprétation psychobiographique de l’oeuvre d’art révèle les orientations de l’auteur autant que les directions prises par les protagonistes de la création. En effet, on ne peut penser qu’il n’est affaire que de coïncidences dans cette création, alors que des réseaux de correspondances montrent la complémentarité des différents genres qui la composent, indiquant chaque jalon de son évolution. Cette réflexion, comme celle qui est menée dans L’Échec de Pavese, a abouti à la formule esthétique actuelle du roman fernandezien, mais a aussi conduit l’auteur à accepter de découvrir et de saisir par sa représentation esthétique le plaisir, c’est-à-dire la liberté.
Faut-il rappeler ici les thèmes structurants du début de l’oeuvre, montrer que le culte de l’échec, le refus d’envisager comme une possibilité la quête du bonheur, la recherche du plaisir, sans disparaître, cessent d’être les points névralgiques et dans une certaine mesure obsessionnels de l’oeuvre pour devenir des étapes dans la trajectoire de personnages romanesques qui recherchent le plaisir et réclament la possibilité d’être libres, pour constituer l’arrière-plan critique des articles écrits sur l’art ? Assurément, la pleine mesure psychologique et esthétique, la maturité romanesque et critique sont ainsi atteintes après et donc avec l’écriture de cet ouvrage, avec une réflexion qui a été poussée jusqu’au bout de ses limites. L’Arbre jusqu’aux racines clôt une époque de l’oeuvre pour en annoncer une nouvelle.
Il faut donc, pour comprendre ce qui fait l’unité de ce cheminement de l’auteur, en dépit de toutes ses ruptures et avec toutes ses ruptures, s’intéresser aussi aux diverses positions qu’il a adoptées au fil des années. Très caractéristique est sa force combative, qui irrésistiblement le mène à s’opposer pour pouvoir se définir. Ainsi, la façon dont il justifie son inscription dans le mouvement psychobiographique, — qu’il a largement contribué à mener au premier plan des méthodes critiques —, est au plus haut point révélatrice de sa démarche personnelle :
‘Dans les années 70 , pour se faire respecter, il fallait combattre sous la bannière d’un clan. Le clan vainqueur, alors, était celui des structuralistes. À celui qui ne voulait à aucun prix s’engager sous cet étendard, quelle issue restait-il ? Porter la devise freudienne. C’est ainsi que, lecteur depuis de longues années de Freud, que j’admirais comme philosophe et écrivain plus que comme chef d’école, et en qui je reconnaissais un merveilleux éveilleur d’idées (au même titre qu’un Platon ou un Nietzsche), sans accorder un crédit excessif à l’évangile psychanalytique (oeuvre des épigones), je me suis senti obligé, en 1972, de durcir ma pensée, de lui donner un tour plus rigoureux qu’il n’eût convenu. L’esprit de géométrie, à cette époque, avait supplanté l’esprit de finesse ; le critique littéraire qui ne se présentait pas armé de pied en cap d’une théorie n’était pas admis dans la forteresse gardée par une intelligentsia sourcilleuse.C’est d’abord par rejet d’une méthode (qui se trouvait alors être dominante) que Dominique Fernandez choisit comme outil de lecture la psychanalyse, préférant du même coup la minorité à la majorité, le clan des opposants à celui des vainqueurs. Si l’enquête psychanalytique qu’il entreprend alors sur les textes littéraires lui a été personnellement profitable, bien au-delà du souci de trouver une place dans l’Université française, son choix l’a situé doublement comme un héritier d’une certaine tradition critique à laquelle a appartenu son propre père, reprenant le goût pour la psychologie classique en lui donnant toutefois des règles clairement définies, laissant aussi « le champ libre à l’intuition, voire à la fantaisie ». De plus, si la lecture de Freud a été essentielle, celle de La Jeunesse d’André Gide 207 de Jean Delay a joué un rôle de tout premier ordre, montrant la voie de l’exigence quant à la connaissance à avoir du sujet à étudier.
Le choix d’une méthode, loin de n’être dans son cas qu’une question de hasard ou d’opportunisme, a été une question cruciale qui lui a donné l’occasion de s’interroger soi-même et d’approfondir la quête entreprise dans son oeuvre de fiction : après cette recherche critique sur les oeuvres des autres, son oeuvre non seulement ne sera plus la même mais, trouvant de nouvelles orientations, semble vraiment commencer.
Il a d’ailleurs consacré un article de critique à ce livre dans La Nouvelle Revue Française, article très enthousiaste qui a permis à Dominique Fernandez de rencontrer le psychiatre.