1)Pourquoi la psychanalyse ?

Dans L’Échec de Pavese comme dans L’Arbre jusqu’aux racines, Dominique Fernandez s’emploie à justifier son choix, à montrer à son lecteur que seule la psychobiographie telle qu’il la conçoit permet au lecteur de comprendre certaines oeuvres et certains créateurs. Présentée comme la méthode de l’exigence qui n’exclut aucun outil, aucune autre méthode, aucun moyen d’approche ou d’analyse, elle est, selon lui, la voie privilégiée de la connaissance, celle qui, s’appuyant sur l’esprit rigoureux, sur la sensibilité, la curiosité et la vigilance ne néglige aucune piste, aucun détail.

Les trois études qui suivent la longue introduction à la méthode, dans L’Arbre jusqu’aux racines, de même que la thèse de doctorat de Dominique Fernandez, offrent la démonstration exemplaire de cette volonté d’analyser pour percer à jour le mystère d’une oeuvre, celui d’un artiste. Or, ce qui retient aussi l’attention du lecteur, attestant à la fois l’honnêteté du critique mais indiquant aussi la position défensive (ou combative) qu’il adopte, c’est son besoin constant de prévoir les critiques pour mieux les éviter. Et s’il est, bien sûr, question de l’analyse et de ses outils, il est aussi question du critique lui-même et de la situation où sa propre méthode le place :

‘[...] entre le psychobiographe et son modèle se noue une relation parfois étrange , et de même que le romancier opère sur son double un transfert qui le délivre de ses conflits, nul ne peut garantir que le psychobiographe ne cherche pas et ne réussisse pas à faire sa propre cure par le truchement, et quelquefois au détriment, du modèle qu’il s’est choisi. Il faudrait donc soumettre le psychobiographe lui-même à un examen psychobiographique, et ainsi de suite à l’infini, jusqu’à une objectivité improbable. Le choix même de son modèle par le psychobiographe répond sans doute à une exigence toute secrète et irrationnelle : au point qu’il est légitime de se demander, au terme d’une étude qui a prétendu poser la psychobiographie en science de la critique, si on peut même parler d’une méthode. Tant il semble, après tout, que la réussite d’une psychobiographie dépende beaucoup moins de la rigueur des instruments employés que du nombre et de la richesse des relations émotionnelles qui établissent entre un créateur et son exégète une complicité aussi peu avouable et aussi sujette à caution qu’entre un romancier et son personnage.
Arbre, pp. 69-70.’

Reconnaissant ainsi l’intérêt et le bénéfice personnels que tout critique peut prendre à son travail, c’est-à-dire la somme de connaissances sur lui-même qu’il acquiert par la découverte de l’autre et de son oeuvre, Dominique Fernandez envisage le rapport même qu’il a eu avec son modèle et qu’il sera amené à entretenir avec d’autres créateurs. Un ensemble de relations complexes, très proches en somme de celles qu’il dit instaurer avec ses propres personnages. Une fois de plus, l’activité critique n’a pas été coupée de l’activité créatrice, elle s’est peut-être simplement substituée à elle pendant une courte période pour mieux permettre ce travail de maturation nécessaire à la naissance de l’oeuvre efficace, car, pendant les six années qu’il consacre à la préparation de sa thèse, il ne publie aucun roman, aucune oeuvre de fiction, comme si étudier le cas de Pavese l’aidait à terminer l’exploration entreprise avec les héros de l’échec de ses premiers romans...

Les doubles romanesques que sont alors Jean (L’Aube) ou John (Lettre à Dora) sont soumis à une logique freudienne. Les étapes de leur discours correspondent à celles de l’anamnèse (leur récit s’évertue à retracer les moments révélateurs de l’enfance, le rôle qu’il joue dans la constitution d’une personnalité, l’influence des parents et de l’histoire parentale sur le personnage). Mais, très vite, en systématisant ce type de discours, en transformant le roman en une sorte de laboratoire freudien, le romancier a éprouvé les limites de ce type de création en produisant un roman analytique avec Les Enfants de Gogol.

La psychanalyse (sous sa forme d’analyse méthodique) sort donc de l’oeuvre par l’expression romanesque avec l’écriture de ce roman qui se présente comme le rapport, l’analyse, d’Étienne sur le cas du jeune Stéphane... L’on sait que ce roman a vraisemblablement hâté sinon provoqué la rupture entre Dominique Fernandez et Diane de Margerie ; de là à imaginer un autre signe de bénéfice personnel tiré par l’auteur de sa recherche, c’est peut-être aller trop loin, mais ce qu’il faut toutefois examiner est contenu dans les faits que nous venons de rappeler : la psychanalyse comme moyen d’étude d’une histoire, comme analyse de la genèse d’une oeuvre, d’une personnalité demeure présente dans les écrits fernandeziens. C’est donc sous ces formes diverses et plus mineures qu’il faudra désormais la rechercher.

Dans la troisième partie de L’Arbre jusqu’aux racines, partie qu’il consacre à Proust et à la Recherche du temps perdu, apparaît très nettement la raison profonde qu’a l’auteur de s’intéresser à l’application de la psychanalyse à la littérature. C’est en fait une nécessité personnelle qui guide alors sa lecture à la lumière et selon les préceptes de la théorie freudienne. La critique esthétique qu’il donne du traitement de l’homosexualité par Marcel Proust est très éclairante sur ce point :

‘Soumise ainsi à des règles analogues à celles qui président au déroulement de la vie végétale et de la vie animale, l’homosexualité devient une sorte de phénomène naturel, devant lequel l’attitude du voyeur, indifférent à ses origines et à ses causes, est la seule qui convienne. Proust supprime complètement la dimension historique de l’homosexualité, il a l’air de croire qu’on naît inverti comme on hérite de telle forme de nez, de telle couleur de cheveux, il met tout sur le compte du « terrain », il s’abstient de supposer que l’homosexualité a des causes psychologiques précises, qu’elle est aussi, pareillement à l’asthme, le résultat de conflits infantiles — du moins dans une société où, comme il le remarque lui-même, elle a cessé d’être tenue pour une manifestation normale de l’instinct, dans une société qui la condamne et la persécute.
Arbre, p. 340.’

Il est alors impossible pour Dominique Fernandez de considérer l’homosexualité comme un fait de nature indépendant d’une histoire. Ce qu’il recherche avec tant de fougue tient à deux exigences qui, la psychanalyse abandonnée, resteront fortes et réelles dans son oeuvre : le besoin d’expliquer et la foi dans la lecture historique d’un personnage ou d’un fait. Ici, trouver une explication, une cause à l’homosexualité avait un intérêt non seulement littéraire mais aussi personnel pour le critique : il s’agissait pour lui de parvenir à confirmer les points d’une théorie qui apporterait une consolation, et de trouver un autre homme ayant qui traversé les mêmes instants de doute, de souffrance et de plaisir que lui, un modèle et un exemple. Et contrairement à Proust qui a effacé le rôle joué par la mère (« La Mère reste intacte sur son trône, quelle que soit la prolifération saturnienne qui grouille honteusement à ses pieds », p. 341), Dominique Fernandez s’applique dans son oeuvre romanesque à décrire et analyser l’éducation dispensée par la mère, montrant comment ses actes et ses propos influencent directement la personnalité de son fils, qu’il soit enfant, adolescent ou adulte. Même après l’abandon de la psychanalyse, il continue à attacher une très grande importance à l’influence de l’éducation maternelle, que celle-ci se montre excessive par ses démonstrations tendres et affectives, par sa rigueur et ses exigences ou par son absence. La question de la mère, même si elle n’explique plus les goûts amoureux de son fils, continue à jouer un rôle essentiel et même déterminant pour accéder à la compréhension du héros. Or, ce qu’il semble reprocher à la Recherche, au-delà même de la disparition du rôle joué par la mère du narrateur, est bien l’absence chez Proust du trait qui constitue le coeur de sa propre création : la démarche explicative qui permet, en suivant son histoire, de comprendre le mystère d’un héros.

‘Proust a écrit une Divine Comédie, mais une Divine Comédie à rebours. Deux fois à rebours puisque, d’une part, à la différence de Dante, Proust se met du côté des réprouvés, du côté des parias, et que, d’autre part, le voyage commence par le Paradis de l’enfance, se poursuit par le Purgatoire de la mondanité et s’achève dans l’Enfer du sexe, avant une tardive et laborieuse remontée vers les étoiles, vues comme du fond d’un puits. Une telle conception assure à l’oeuvre son équilibre et sa « grandeur », mais elle a permis à Proust d’isoler l’époque paradisiaque dans une splendeur factice (à moins qu’il n’ait choisi cette conception pour avoir un prétexte de maintenir, éclatante, la fiction d’une enfance édénique). Ce qui manque dans La Recherche, ce que Proust a soigneusement obstrué, ce sont les voies de communication entre le royaume angélique d’avant et les royaumes sinistres d’après, ce qu’il a omis de nous dire, c’est comment ce Purgatoire et cet Enfer découlaient nécessairement de ce Paradis, comment le bonheur de l’Ange préparait, dans un rapport de cause à effet, les vanités du Snob et les turpitudes de l’Amant.
Arbre, pp. 341-2. ’

Ces « voies de communication » absentes, que l’on pourrait appeler aussi voies d’explication, Dominique Fernandez, pour sa part, n’a de cesse de les mettre en relief dans sa propre création, de les révéler non pour réduire l’énigme de son héros mais pour montrer l’épaisseur et la complexité de son personnage. Cette construction proustienne du roman, il la suit pourtant pour chacun de ses personnages nés en Italie (Pier Paolo, Porporino et Porfirio208), situant dans leur enfance l’éden et dans la fin de leur parcours une sorte de descente aux Enfers dont seule l’écriture peut les libérer. Or, à la grande différence de Proust, l’éden fernandezien est constitutif et primordial, il n’est pas coupé de la suite de l’existence du héros mais montré comme un début trompeur. Tout ce récit des premiers pas de l’enfant est justifié par la lumière qu’il projette sur le rôle d’une éducation et sur le danger de l’idéalisation de cette période. Au moment de la rédaction de L’Arbre jusqu’aux racines, Dominique Fernandez ne sait pas encore ce que sera son oeuvre romanesque à venir, mais il pressent déjà quelle place tiendra désormais l’explication du héros dans son oeuvre, il semble comme prévoir la démarche analytique de sa pensée et annoncer le contre-pied qu’il prendra de la rupture merveilleuse opérée par Proust.

De ce passage par la psychanalyse reste le mouvement de la méthode toujours valable, toujours utilisé non seulement dans ses articles de critique ou ses préfaces mais aussi dans sa création romanesque, qui se propose d’expliquer une oeuvre en révélant le mystère de son créateur. Reste aussi, comme un réflexe de critique et de créateur, la verticalité de la métaphore de l’arbre à laquelle recourt l’auteur pour faire comprendre que les fruits ne peuvent être vraiment goûtés qu’à condition de reconstituer leur genèse, depuis les racines de l’arbre qui les a créés jusqu’au rameau qui les porte, en ayant suivi tout le parcours de la sève qui les a nourris...

En 1972, si Dominique Fernandez envisage les progrès que peut encore faire la psychanalyse, le lecteur sent bien que, pour lui, la dynamique a eu lieu avec la lecture de Freud et que les analyses de Lacan ne provoquent pas la même admiration ni le même enthousiasme. Ce qu’il cherche à préserver dans le choix même de la méthode à employer est sa liberté, la qualité personnelle de son jugement : il tient avant tout à rester un amateur d’art qui cherche à comprendre les raisons de ses coups de coeur esthétique sans vouloir systématiser sa voie d’analyse, en gardant au contraire toute sa liberté. Un paragraphe atteste déjà cette volonté d’indépendance, ce refus de se voir enfermer dans une école, même dans celle qu’il a contribué à créer :

‘En outre, toute critique littéraire doit comporter trois temps : le temps de la sympathie spontanée, de la complicité instinctive avec l’auteur ; le temps de l’étude objective, par le recours aux diverses « techniques » ; le temps de la réflexion libre, du choix interprétatif. Or ce précepte, qui a l’air anodin, constitue une vigoureuse et non superflue mise en garde contre le fanatisme méthodologique en vogue à Paris, qui méprise le premier temps, est rarement capable du troisième et dépense toute son énergie dans le second. 011Arbre, p. 96.’

Se méfiant des imitations scientifiques en littérature, Dominique Fernandez montre ici sa foi dans un rapport instinctif et sympathique avec l’oeuvre d’art à étudier. Il se replace ainsi dans la droite ligne de la critique de l’entre-deux guerres qui n’avait de méthode que celle de la psychologie classique et qui se proposait, avec la finesse culturelle et intellectuelle qui la caractérisait, de partager des impressions et des points de vue sur un livre ou un tableau. Rien de plus désuet, en 1972, que cette affirmation, qui le situe au rang des détracteurs de la science appliquée à la littérature, voire pire encore, au rang des amateurs... Ne ménageant pas ses puissants adversaires, Dominique Fernandez se définit en combattant du bon sens, en esprit libre.

Notes
208.

Seul Gian Gastone fait exception à la règle.