2) Rompre avec la police de la psychanalyse

La rupture avec la psychanalyse n’est pas aussi radicale qu’il veut bien le dire vingt ans après la publication de L’Arbre jusqu’aux racines : on a vu que l’intérêt porté à l’enfance d’un homme, l’analyse des événements marquants de cette période qu’il continue à estimer déterminante, étaient encore, dans le roman comme dans les essais qu’il produira, des jalons essentiels pour saisir le personnage qu’il choisit d’étudier. La psychobiographie, son enquête exigeante et globale, n’a donc pas tout à fait disparu des préoccupations de l’écrivain. Pourtant, sur un point au moins il renie les principes psychanalytiques. Se voulant libre d’esprit et de moeurs, il refuse d’être enfermé, en raison de sa différence sexuelle, dans un déterminisme qu’il juge dangereux.

Il dénie à la psychanalyse la capacité d’expliquer une attirance mais ne renonce pas pour autant à l’explication d’un homme par son passé. Il refuse tout simplement de se soumettre à une analyse qui aurait pour but de changer sa personnalité, de le « guérir ».

‘Cessons une bonne fois de soumettre les homosexuels à une enquête psychologique (ou étendons-la à tous les hommes et toutes les femmes, quelles que soient leurs moeurs), cessons de croire que le comportement des homosexuels est le produit d’une histoire, qu’il résulte de conflits infantiles mal résolus. Freud, certes, a fait oeuvre révolutionnaire en adoptant cette position : pour la première fois, on ne traitait plus l’homosexuel en « taré », en dégénéré (comme Krafft-Ebing et les sexologues du XIXe siècle), mais en « victime » d’un milieu difficile. Aujourd’hui, cependant, ce point de vue dicté par une générosité qui était à la mesure de l’intolérance sévissant à l’époque, est devenu caduc. Continuer à étudier la genèse d’un penchant qui est aussi spontané que la gourmandise, ce serait persévérer dans l’opinion qu’une explication est nécessaire. Je ne vois rien à dire de l’homosexualité : elle existe comme le nez au milieu du visage, un point c’est tout. Il n’y a que deux variétés de l’instinct, égales en droit, en force, en fraîcheur.
Arbre, p. 364.’

Fort de la leçon du Sud de l’Italie qui lui a montré comment connaître la joie de vivre, comment s’accorder le plaisir et rêver du bonheur, il récuse donc cet aspect de la théorie freudienne, montrant ainsi la voie de la liberté individuelle. Ces révisions de 1992 montrent comment la lutte qu’il a menée contre lui-même et contre le monde lui a ôté ce sentiment de culpabilité, de la même façon que David a cherché, dans son âpre combat, non seulement à porter avec fierté son étoile rose mais à se débarrasser de l’aveugle qui hantait ses nuits d’adolescent en lui annonçant du martèlement de sa canne quelque châtiment. De plus, ce sont ses caractéristiques humaines et son originalité de créateur qu’il entend ainsi préserver : le sentiment de sa différence lui est indispensable. Il préfère donc se battre pour obtenir le droit à la liberté et au plaisir en exprimant sa différence, en révélant son homosexualité, plutôt que d’accepter l’idée d’être porteur d’une anomalie à corriger, d’une sorte de maladie à soigner.

‘De l’ancien essai sur Proust, je ne changerais donc, à présent que quelques lignes de la fin. Je ne mentionnerais plus « les armes qui nous ont produit nos blessures » ni « les ténèbres où furent portés les coups ». Ce « nous » me gêne, je récuse cette généralisation. Si, il y a vingt ans, j’éprouvais le besoin de me disculper au nom d’une éducation « malheureuse », j’ai appris à reconnaître dans la théorie freudienne une erreur d’époque, qui, à la longue est devenue une imposture. L’homme qui préfère les hommes n’a plus à se considérer comme prisonnier de quelque fatalité d’enfance : il sait aujourd’hui qu’il est libre, que son choix est indépendant de son passé. Les conclusions tirées de l’étude de Marcel Proust, vraies dans le cas de Marcel Proust, sont fausses si on les étend à l’ensemble des homosexuels. Pour la grande majorité d’entre eux, la justification par les « causes » est aussi désuète que l’explication par le « vice ».
Arbre, p. 365. ’

Dominique Fernandez insiste ici avec vigueur sur sa méfiance à l’égard de toute généralisation, de tout système, mais on pourrait lui faire remarquer que cette méfiance était déjà forte au moment où il écrivait L’Arbre jusqu’aux racines et que les passages que l’on peut lire, par exemple, sur les ouvrages de Marie Bonaparte n’accueillent pas sans une certaine réticence toujours rappelée l’outrance de la systématisation du décodage par la psychanalyste (pp. 26-7). Si bien que l’interprétation qu’il fait de ce « nous » vingt ans plus tard est contestable. L’utilisation du pronom n’était peut-être pas seulement dictée par la déception de ne pouvoir retrouver des manifestations et des indices d’une genèse de l’homosexualité dans le récit de la Recherche. Ce pronom avait peut-être déjà la même fonction que celui qu’il utilisera dans son roman, L’Étoile rose, où le narrateur parle au nom d’un groupe, où son identité est indissociable de son homosexualité. Ce « nous » manifesterait ainsi l’engagement de l’homme dans son travail de critique et confirmerait ce que nous définissions plus haut comme la quête personnelle d’un homme à travers l’analyse d’une oeuvre d’art, car ne cherchait-il pas avant toute chose à se reconnaître à travers le processus créateur d’un autre ? N’était-il pas alors, depuis l’adolescence, en quête d’un modèle auquel s’identifier ? Faits qui, loin d’être négligeables, montrent au contraire de façon exemplaire quelle était la motivation profonde de Dominique Fernandez, puisque la fin même de son ouvrage révèle l’identité et le point de vue du critique : première manifestation claire et évidente de sa personnalité dans un essai. La Recherche ne déçoit pas tant le psychobiographe que le lecteur lui-même qui souhaitait trouver un double en littérature, qui rêvait de rencontrer un romancier qui présenterait les événements tels que lui, Dominique Fernandez, les avait vécus. Mais cette oeuvre, bien sûr, reste à écrire, et c’est d’abord dans ses romans, par la fiction, qu’il parviendra à la formule recherchée ailleurs qui exprime le sentiment de culpabilité et la quête de liberté, la vaine recherche de modèles et le besoin de créer.

Ainsi, après l’aventure de la psychobiographie, quand l’écrivain estime en avoir fini de sa contribution personnelle aux analyses critiques (il faut attendre 1999 pour voir paraître un nouvel ouvrage consacré à une oeuvre littéraire 209), le roman n’est plus alors celui d’adolescents à la courte vie, il devient celui de héros en mesure de dresser le bilan de leur expérience, dont la vie, elle-même, est une histoire. De plus, la trame romanesque devient celle du roman historique.

Après l’étape de la psychanalyse, la question de l’homosexualité est posée, définie, elle est l’objet du deuxième combat de Dominique Fernandez, qui s’exprime cette fois par le roman, l’essai et le récit de voyage. L’auteur ne s’est pas soumis à une analyse, il a préféré la création pour exprimer ses fantasmes, ses complexes. Par un réflexe de défense, il a ressenti le besoin de rejeter les principes d’une analyse qui enfermait l’homosexualité dans une définition d’anormalité, décrivait sa personnalité comme le résultat d’une éducation, d’une histoire. C’est, à travers cette résistance à l’idée même de genèse de l’homosexualité, qu’il ressent alors le besoin de se défaire des théories de la psychanalyse, c’est dans ce mouvement qu’il commence à exprimer dans son oeuvre romanesque ce qui jusque-là n’a été qu’un motif de complexe : la nature homosexuelle de son désir et les implications sociales, psychologiques et éthiques qu’elle peut avoir.

Certes, les événements de mai 68 ont sans doute contribué à cette libération individuelle tout autant qu’à cette distance prise avec la psychanalyse, mais le cheminement semble plus individuel que collectif dans le cas de Dominique Fernandez : le travail (le mot a ici tout son sens) de maturation, d’expression et de création a été total. Il a refusé de laisser plus longtemps ses personnages dans ce qu’il nommera « le placard » mais il a renoncé aussi à les faire entrer dans le cabinet du médecin ou du psychanalyste : les voilà livrés au vent frais du plaisir. Une autre arme désormais serait la sienne, grâce à la psychanalyse et contre elle, celle d’une certaine ironie, celle d’une mémoire qui revisite le passé non pour le figer dans des instants pathologiques mais pour le faire revivre.

Cependant, après L’Arbre jusqu’aux racines, la psychanalyse aura toujours une place dans les romans de Dominique Fernandez, sous un double statut : d’une part, sans référence à la doctrine freudienne, elle lui permet cependant de déchiffrer la psychologie d’un homme, de mettre à jour les complexes et les fantasmes qui ont déterminé ses actes, et, d’autre part, il la fait comparaître au banc des accusés pour persister à vouloir expliquer l’homosexualité et soigner les homosexuels.

Notes
209.

Les Douze Muses d’Alexandre Dumas.