3) La psychanalyse tournée en dérision ?

Trois types de personnages relaient la critique de la psychanalyse dans l’oeuvre romanesque : le médecin, la femme et le juge. Pas un roman qui n’élude, depuis L’Étoile rose, la question de la psychanalyse et sa condamnation par le romancier quant à son jugement et ses conclusions sur l’homosexualité. Sujet qui fournit d’abord une explication indispensable sur le parcours du personnage, l’épisode devient bientôt l’occasion d’une sorte d’exercice de style, et c’est avec un luxe de détails que sa diatribe s’amplifie autour de ce qu’il considère comme une imposture intellectuelle et comme le comble du ridicule.

L’avertissement de David avant le récit de ses étapes de soumission à la psychanalyse est essentiel : il dévoile, en même temps que son besoin d’explication personnelle, par quel tour de force personnel, par quel sursaut de vitalité, il lui a fallu se dégager de ce carcan.

‘Maintenant, même si les pages qui vont suivre peuvent t’agacer, par la soumission dont j’ai fait preuve devant le docteur, tu les liras avec un soin particulier, non seulement parce qu’il est bon que tu saches comment les psychanalystes nous voient, nous expliquent et nous jugent. Tu dois comprendre aussi leur pouvoir de séduction, qui te paraît tellement invraisemblable. Jusqu’à mai 68, qui a marqué, sur ce point, comme sur tant d’autres, une coupure définitive, accepter d’être étudiés comme des cas était la seule façon pour nous de plaider notre innocence.
Étoile, p. 129. ’

Le pouvoir de séduction tient à cette capacité non seulement à admettre l’homosexualité mais à en parler, ce qui, nous le savons, a beaucoup compté pour Dominique Fernandez lui-même. Car à travers l’exemple du docteur Dupin, c’est bien un portrait du psychanalyste en général que dresse le romancier, comme le montre le présent de l’indicatif des verbes voir, expliquer et juger, lesquels dénoncent, de plus, le pouvoir inquisiteur exercé par ces spécialistes de l’âme. Ainsi, cette volonté inébranlable de faire évoluer l’homosexuel, de le conduire vers l’hétérosexualité, en un mot de le guérir, est caractéristique du discours du psychanalyste comme le montrent les propos du docteur Dupin :

‘Votre cas me passionne. Vous êtes peut-être plus proche de la guérison qu’un autre, s’il est vrai que l’obstacle si effrayant à surmonter n’existe plus pour vous. Inversement, le fait d’avoir été avec des femmes rend pour vous inutile le moyen de normalisation que nous suggérons à certains de nos patients.
Étoile, p. 170.’

On mesure la somme de principes du psychanalyste qui devait, dans un premier temps, rassurer le patient (il n’était plus coupable mais malade), puis l’indigner. Annonçant la direction que prendra la suite de l’oeuvre et dévoilant les motifs de cette tentation pour le culte de l’échec et la raison de la force du sentiment de culpabilité, l’analyse lucide et complète de David doit retenir notre attention. Car, celui-ci, en l’occurrence, est à considérer comme le double et le porte-parole de Dominique Fernandez :

‘Bien différents étaient les sentiments qui m’agitaient. Jusqu’à présent, l’impossibilité de me confier à personne, sans craindre de m’attirer le mépris de mes camarades, avait empoisonné ma jeunesse. Pour la première fois, mon secret ne m’appartenait plus ; je m’en étais déchargé sur quelqu’un ; et le docteur, au lieu de me traiter comme un criminel, cherchait à diminuer ma part de responsabilité. Une foule de pensées contradictoires roulaient dans ma tête : une admiration immense pour la psychanalyse, qui descend dans le fond des actes, non pas pour en accabler leur auteur, comme la psychologie classique, mais au contraire pour le rassurer et pour l’absoudre ; l’envie absurde de rejeter la bonté du docteur et de retourner, par orgueil, dans le camp des parias ; la volonté de guérir ; le vague regret de devoir renoncer à la perversion avant de l’avoir vraiment connue ; le soupçon mortifiant d’être seulement un névrosé (« la névrose, négatif de la perversion », avait dit Gérard Dupin, formule énigmatique, dont le sens, si je ne me trompais pas, ne tournait pas à mon honneur) ; une grande joie, à me savoir aussi normal que n’importe qui ; une grande tristesse, à me sentir abandonné par le dieu obscur qui m’avait poursuivi jusque-là de sa malédiction : telles étaient les choses qui assiégeaient mon esprit, dans un ordre confus, chaotique et mouvant, où prédominait toutefois une gratitude sans bornes, ne t’en déplaise, pour celui qui me sauvait de la dépression nerveuse.
Étoile, pp. 136-7. ’

Portrait modéré, conduit par l’honnêteté et le souci d’exactitude de celui qui écrit des mémoires (le narrateur), cette première apparition du psychanalyste après la rupture de l’auteur avec cette méthode de lecture n’a pas encore la charge satirique qu’on lui trouvera plus tard : la retranscription de la conversation se veut précise, le portrait ne tourne donc pas à la caricature par brièveté, cependant, tous les enjeux de l’adhésion à la psychanalyse ou de son rejet sont présentés. Cette analyse imaginaire annonce le double choix que fait l’auteur de se libérer personnellement de la doctrine tout en créant des personnages dont le rapport au plaisir se réinscrira sans cesse dans cette dualité déchirante face à la liberté, face à la loi et face à la permissivité de la société.

Le bilan dressé, la création romanesque peut désormais faire le reste et ce sont la vulgarisation des théories freudiennes et la simplification des principes psychanalytiques qui deviendront les véritables cibles du romancier, dénonçant ainsi le danger même de la systématisation de toute école, la fausseté de toute loi psychologique quand elle est appliquée à l’emporte-pièce à un individu en particulier. Ainsi, Gian Gastone en quête de condamnation, recherchant la preuve de son inadaptation sociale, se jette dans des lectures qui, sans se fonder encore sur la théorie freudienne, transportent les préjugés, les principes que la doctrine viennoise rappellera ensuite. C’est l’occasion pour Dominique Fernandez de transposer dans le domaine romanesque le sottisier réuni dans Le Rapt de Ganymède sur les préjugés des médecins et psychologues.

‘D’un côté, je mis les livres français : c’était le point faible de l’adversaire, la ligne la moins difficile à enfoncer.
Dr Jacques Georgieu, Étude médico-légale sur les attentats aux moeurs. « Que ne puis-je éviter de salir ma plume de l’infâme turpitude des pédérastes ! » s’exclame dans son préambule ce magister de l’Athénée de Rennes.
« Infâme turpitude, un pléonasme, Votre Seigneurie. Vous avez trop le souci du langage pour ne pas déceler dans cette redondance un vice de la pensée. L’Université d’Ille et Vilaine, tout le monde le sait, ne compte que des cuistres et des sots. »
Médicis, p. 132.’

C’est le bon sens de Pino Simonelli, qui, médecin napolitain, ayant étudié à Vienne les théories de « la Nouvelle École », est appelé en renfort pour combattre et réfuter toutes ces préjugés, ces théories nouvelles qui sont déjà celles que Freud développera plus tard et qui reposent sur l’idée de la normalité d’une étape homosexuelle au moment de l’adolescence. Que le romancier en profite ici pour accabler l’Université rennaise et le lecteur a la preuve de cette volonté de caricature. De son côté, le refus de Gian Gastone de se voir disculpé, excusé au nom d’un sursis, révèle la nature du rapport qu’il souhaite instaurer avec le monde, qui le place à tout jamais sous le signe d’une condamnation et d’une réprobation. Cette critique de la psychologie classique est donc à la fois celle de la médecine et de la police qui, en l’occurrence, marchent ensemble pour prononcer la condamnation de ceux qu’elles nomment « antiphysiques » et « pervers ».

Lorsque la fiction se déroule au XXe siècle, la charge est nécessairement orientée contre la psychanalyse et c’est sans doute avec le personnage du juge dans Nicolas, créature sommaire et ridicule, que Dominique Fernandez livre la satire la plus violente contre ces vieux préjugés aux allures scientifiques mais au fond contestable :

‘— Le Dr Raoul Patenôtre, de la Société de psychanalyse, est formel : les sujets en question sont d’une constitution fragile. Si, ayant décidé de s’amender, ils tentent de se réinsérer dans une existence normale — les cas, paraît-il, abondent —, ils ont du mal, quelle que soit leur bonne volonté, à tenir leur promesse. Parmi tous les repentis que traite le Dr Patenôtre, il n’y en a aucun qui n’ait été victime d’une rechute.
Nicolas, p. 272.’

Lexique médical et vocabulaire judéo-chrétien de la pénitence font de ce discours sur l’identité homosexuelle un exemple on ne peut plus ridicule de la permanence d’idées simplettes, exprimées dans un jargon pseudo-scientifique pour masquer l’inanité de propos qui ne reposent que sur des généralités non démontrées, sur des coïncidences. Bref, des mots dignes d’un charlatan.

Après le médecin-policier, après le juge, c’est le tour de la femme de jouer au psychanalyste et de faire, par l’absurdité des propos qu’elle tient, la démonstration des limites de la théorie dans son application à l’homosexualité. Dans Porfirio et Constance, c’est à Armelle que revient ce rôle ingrat, Armelle à qui Porfirio, son père, l’homme du Sud, répond :

Allons, Armelle, avoue qu’on ne peut manquer de s’emberlificoter dans des arguties ridicules, tant qu’on s’obstine à ne pas reconnaître la vérité, à savoir que nul ne devient homosexuel s’il ne l’est déjà. Vincent n’a pas eu besoin de passer par un tortueux processus de réaction (au passé, à la famille, au père, au fascisme) ; tout simplement, il a rejoint quelqu’un qu’il était de naissance.
Porf., p. 418.
Que le partenaire de Vincent soit un homme me rend peut-être un peu plus soucieux. Il aura à braver plusieurs sortes de persécution, qui ne manquent pas même en Italie : celle qui traduit le réflexe de défense de la société, dont la cohésion repose sur la solidité du lien familial ; celle qui découle de l’éducation catholique et des dogmes judéo-chrétiens ; celle qui tient au succès actuel des idées de Freud et à la diffusion d’une doctrine selon laquelle un homosexuel est un être incomplet, un sous-homme bloqué à un stade infantile de son développement. Il faudra une force exceptionnelle de caractère à Vincent pour ne pas se laisser intimider par les docteurs de ton école, variété sournoise et délétère d’oppresseurs, parce qu’ils parent de l’autorité scientifique reconnue à la médecine, et que, tout en feignant la « compréhension » et la « tolérance », ils maintiennent dans l’humiliation celui qu’ils persuadent de son infériorité.
Ibid., p. 420.

Défense du fils par le père, mais surtout accusation de la psychanalyse, représentée ici par une femme qui, de toutes ses forces, s’oppose au père, veut l’accabler de toutes les fautes. Il y a là, dans ce discours confié à la femme (comme cela est déjà le cas dans Une fleur de jasmin à l’oreille où la mère de Julien tentait de comprendre par la lecture de Freud ce qu’elle avait manqué dans l’éducation de son fils), une certaine misogynie qui place au même rang les sots, les policiers, les charlatans et les femmes, tous porte-parole d’idées grossières, de théories simplistes. Et c’est avec la même arme que l’auteur les pourfend : il réfute leurs arguments par la raison et leur fait la preuve par le Sud que l’homosexualité est un fait de nature et non pas de culture.

Ainsi, c’est encore à une femme, Olga, la compagne de Nicolas de Souzdal, d’exposer des idées très répressives sur l’homosexualité qu’elle considère comme une tare à éradiquer :

‘— S’il [Tchaïkovski] est un malade, qu’il se soumette à une cure. Votre Charcot, monsieur, a de nombreux émules en Russie. Nous ne manquons pas d’hôpitaux psychiatriques, à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Or, rien n’indique qu’il se considère comme malade. Il dirige ses oeuvres en public, voyage à l’étranger, fréquente le grand monde, a des relations à la Cour. S’il acceptait de se faire traiter, je serais la première à réviser mon jugement dans un sens plus favorable. Mais puisqu’il refuse, apparemment, cette solution, puisqu’il n’envisage même pas la possibilité de guérir, le verdict que vous rendrez tiendra compte, j’espère, de cette circonstance aggravante.
Trib., pp. 131-2. ’

Ces propos d’une sévérité extrême dénotent une foi naïve dans la science mais aussi un jugement moral qui influence le médecin qu’est aussi la jeune femme : pour elle, guérir ou mourir est la seule alternative que l’on doit proposer au compositeur. Cette condamnation médicale et morale est, de plus, redoublée encore par la condamnation qu’elle prononce en tant que femme, puisqu’elle s’exprime aussi au nom de toutes les femmes : « Il méprise la moitié du genre humain, et tu serais prêt à l’excuser ! [...] Les femmes ne peuvent que s’estimer offensées par Tchaïkovski. » (p. 132) La rigidité d’Olga en la matière est sans doute causée par des motifs personnels (le procès du compositeur se tiendra en août, ce qui privera Nicolas de ses vacances), mais c’est là justement un point ajouté à ce portrait critique de la femme, qui fait preuve de beaucoup de légèreté pour décider d’un problème grave. De sorte que seule Anna, la femme du narrateur, offre un point de vue plus éclairé et plus ouvert sur la question. C’est un peu comme si, entre les femmes qui veulent juger et celles qui veulent comprendre, il n’y avait aucune voie intermédiaire, un monde féminin qui s’organise fondamentalement autour de cette dualité des amantes sacrifiées et des mères compréhensives.

*

L’étape de la psychanalyse a été essentielle comme source de libération, moyen d’expression mais dans son dépassement aussi comme moyen de combat. Car Dominique Fernandez est avant tout un homme qui a besoin de combattre, de lutter. Aussi, après avoir imposé la psychobiographie, il s’est ardemment engagé pour la cause homosexuelle, écrivant livres et articles ; dans son dernier essai, Le Chien et le loup, consacré à la question du Pacs, Dominique Fernandez réclame les mêmes droits pour un couple homosexuel que ceux dont jouissent tous les hétérosexuels.

Toutefois cet aspect visible du combat est doublé par une autre question tout aussi essentielle (sinon plus importante encore) à ses yeux, celle de sa création. Chacun de ses combats a toujours été suivi d’un écho, de reflets dans son oeuvre de fiction : il lui est impossible de dissocier ce questionnement public et personnel sur le plaisir et la liberté de sa représentation dans son oeuvre. Ainsi, à travers ces caricatures féminines qui condamnent l’homosexuel, ne peut-on pas reconnaître les traits de la « vieille Sullerot » ? Ce qui montre combien l’homme des combats et le romancier, le critique et le voyageur ne font qu’un.