2) Simenon, « ce pur romancier »

Plutôt que de nostalgie, il faudrait sans doute trouver un autre mot qui définirait mieux ce mélange d’admiration et d’envie que ressent Dominique Fernandez à la lecture des romans, et des livres en général, de Georges Simenon. Une fascination telle qu’il a placé le livre de Simenon aux côtés de celles de Thomas Mann, d’Elsa Morante, de Vladimir Nabokov et de João Guimarães Rosa, pour répondre à la revue de Tokyo, Bungaku-Kai, dans son numéro de janvier 1994, qui lui demandait d’indiquer quelles étaient, pour lui, les cinq oeuvres à retenir depuis 1945 :

Pedigree, de Georges Simenon (Belgique, 1948)
parce que ce Liégeois est le plus grand écrivain français de l’après-guerre, que ce livre est le plus développé et le plus abouti de son immense production, et qu’on a rarement raconté avec plus de justesse et d’émotion une enfance difficile dans les quartiers pauvres d’une grande ville.’

De cet univers si particulier, si unique dans l’histoire littéraire française, Dominique Fernandez montre l’originalité, la force et la grandeur, non sans citer le nom de Gide qui, avant lui, a voué une profonde admiration au créateur de Maigret. Simenon rapproche les deux écrivains à la fois par la commune admiration qu’ils ressentent pour cette oeuvre incomparable et par ce qui les sépare et aussi dans leur création, dans leur identité, de cet écrivain au large public, au grand succès.

Fidèle à sa façon de procéder, c’est donc en étudiant les particularités esthétiques de l’oeuvre de Simenon et en les reliant à sa vie, à son existence, que Dominique dresse le portrait de l’auteur de romans policiers et de drames intimistes : ici l’écrivain se montre aussi admiratif de l’oeuvre autobiographique que de l’oeuvre de fiction. Ainsi, dans la correspondance entre Simenon et sa première épouse, il voit le « laboratoire » de l’auteur de Pedigree :

‘Bénies soient donc ces lettres, où Simenon s’est défoulé de ce qu’il y avait de banal et de mou dans sa nature, où il a exploité à fond sa veine sentimentale et bêlante, de manière à renaître purifié du mauvais style et pouvoir écrire ses romans avec ce laconisme, cette neutralité qui font sa gloire. La correspondance avec Tigy a été le laboratoire du romancier, la mise à plat des lieux communs qui embarrassaient sa plume, le cri bête du coeur qui, une fois lancé, laisserait la place à l’écriture maigre du commissaire Maigret.
[...] Ici nous tenons déjà le vrai Simenon, attentif au destin des paumés et des exclus, parce qu’il a commencé lui aussi par manger de la vache enragée, comme il le répète à longueur de lettres, Voilà la seconde raison de considérer cette correspondance comme le laboratoire de Simenon. Laboratoire concret, récit de ses aventures et de ses déboires, avec le compte minutieux de ses dépenses et de ses combinaisons de restaurant et de logement. Nous voyons vivre devant nous presque un personnage du romancier, énergie de caractère et volonté en plus. C’est dans ses propres expériences de jeunesse, quand il était seul à Paris, qu’il a puisé les éléments pour élaborer le tableau le plus complet de la misère, sociale et psychologique, de notre siècle.
« Le laboratoire de Simenon », Le Nouvel Observateur, 13 avril 1995.’

Les influences exercées par le milieu dans lequel Simenon a vécu, enfant, sont soigneusement étudiées par Dominique Fernandez qui en fait une des clés pour comprendre l’oeuvre du romancier. L’examen de l’interaction de la vie du créateur et de son oeuvre, facilité par la lecture des oeuvres autobiographiques, est ici encore une voie de connaissance du sujet.

L’Épopée des petites gens : n’est-ce pas la formule qui résumerait le mieux l’univers romanesque de Simenon ? Dans une des Dictées (14 octobre 1976), il a rappelé comment la Liège de son enfance était divisée en trois parties, correspondant aux trois classes de la société. Il y avait le quartier des hôtels particuliers, construits en pierre de taille, dont les occupants, propriétaires, administrateurs ou gros actionnaires des usines qui encerclaient la ville, vivaient calfeutrés chez eux, avec un nombreux personnel enfermé dans la cave-cuisine derrière un grillage. Puis les quartiers ouvriers, à la périphérie, noirs de charbon et de suie, où les esclaves au torse nu s’affairaient jour et nuit autour des fourneaux. Enfin, entre ces deux zones, les quartiers des « cols blancs », c’est-à-dire des employés, tel Désiré, le père de Georges, tirés à quatre épingles, pauvres mais dignes.
Le romancier, comme on sait, recrutera ses héros presque exclusivement dans cette troisième classe, la classe intermédiaire des « petites gens », employés, boutiquiers, fonctionnaires, retraités, paumés de toute espèce. Ni dans la haute société, parmi les prolétaires du charbon. Il restera fidèle au milieu de son enfance, de son père et de sa mère.
« Le Manant aux joues lisses », préface aux Mémoires de Simenon (1993), p. V.

Ces personnages sont en fait aussi loin de ceux de Gide que de ceux de Dominique Fernandez, c’est une population, qui leur est à tous deux radicalement étrangère et qui les fascine en raison même de cette étrangeté. Ainsi, des personnages gidiens, l’auteur écrit : « Gide peint des êtres hypercultivés, dont le drame est d’être hypercultivés, et qui tentent d’échapper à leur culture — en voyageant, de préférence en Afrique du Nord211 » — et l’on pourrait en dire autant de ses propres personnages, qui sont non seulement des êtres hypercultivés mais des artistes, des personnages profondément complexes, radicalement différents de ceux de l’auteur liégeois qui privilégiait, quant à lui, des « êtres simples, peu évolués, car ce qui l’intéresse, chez l’homme ou la femme, ce sont les “instincts de base”, les réactions immédiates, spontanées, quand elles ne sont pas faussées par l’éducation ou la culture212 ».

Tout aurait donc dû (ou pu) opposer Dominique Fernandez et Simenon, comme tout aurait dû logiquement empêcher le dialogue entre Gide et Simenon. Dans l’article que Dominique Fernandez a consacré en 1994 aux relations d’André Gide et de Georges Simenon, est précisée la nature même de ces oppositions :

‘Rien de plus neuf, de plus inhabituel, de plus étrange, dans l’histoire littéraire française, que la rencontre de ces deux tempéraments : le romancier et l’homme de lettres, l’instinct et le calcul, la spontanéité et la théorie, l’écriture presque automatique et le style raffiné, le somnambule et le critique.
« Gide et Simenon », Lectures d’André Gide (1994), p. 274.’

Retenons ces deux mots de spontanéité et d’instinct, qui, utilisés par Dominique Fernandez pour définir l’art de Simenon, ne sauraient convenir à l’art romanesque ni à l’écriture de l’auteur de L’Amour ou de L’Arbre jusqu’aux racines. C’est bien cette capacité innée, naturelle à décrire un milieu modeste, ce don à faire évoluer ses personnages médiocres, cette foule de ratés auxquels la littérature ne s’intéresse pas à l’accoutumée, ces anti-héros par excellence, qui suscitent l’admiration commune du Prix Nobel de Littérature et du Normalien. Admiration sans bornes pour un type d’écriture inimitable : on ne devient pas Simenon, son style ne se travaille pas, ses romans — même ses romans policiers — décrivent des milieux qu’il faut connaître et sentir pour pouvoir les évoquer avec justesse. C’est ce souffle de la création, cette puissance d’évocation, cet art original que l’on peut appeler celui du roman d’atmosphère qui séduit Dominique Fernandez. Dans sa vie comme dans son oeuvre, Simenon n’intellectualise pas. Cette simplicité, cette immédiateté tant de la création que de l’action se vérifie selon Dominique Fernandez dans des domaines aussi différents que le style ou la sexualité : sont rappelés ainsi le rejet des ornements et « l’érotisme primaire » de Simenon comme pôles de son mode de vie et d’écriture.

‘Érotisme « primaire », par opposition à l’érotisme « secondaire » de Gide, lequel n’aurait pas pu trouver le plaisir sans obstacles à franchir, contraintes à surmonter, réflexions, conscience de l’enjeu, sans complications ni arrière-pensée, ne fût-ce que le sentiment d’avoir conquis la liberté. Il y a chez Simenon une liberté sexuelle, comme animale, aux antipodes des tortuosités gidiennes.
« Gide et Simenon », Lectures d’André Gide (1994), p. 280.’

Ici encore, Dominique Fernandez serait à ranger résolument du côté de Gide : rien dans ce qui constitue son univers ne suggère une telle liberté, mais tout dénonce, au contraire, ce débat intérieur préalable au plaisir et qui va même jusqu’au sentiment de culpabilité, contrepoint indispensable de la volupté, aiguillon du désir. Chez Simenon, c’est bien cette capacité vitale tant dans l’oeuvre que dans la vie qui fascine les deux écrivains parce qu’ils la savent hors de leur portée, impossible à imiter.

Pourtant, au départ, le projet de Simenon et celui de Dominique Fernandez présentent des similitudes : comprendre l’homme, saisir le secret de l’homme. Un projet commun qui obéit au besoin de percer à jour un mystère mais qui prend des formes radicalement différentes et en premier lieu du point de vue même de la création. Ainsi, c’est d’une approche que ne saurait utiliser Dominique Fernandez pour créer ses propres héros que se sert Simenon :

‘Apologie de « l’imbécillité », pataugeage dans le rien, conviction que la lumière ne peut jaillir que dans un cerveau délesté : de même, le romancier tirait ses personnages d’une sorte de vacance intérieure, leur force tient à ce que l’auteur ne pèse ni de près ni de loin sur leur destin. Pas question de leur prêter le moindre fragment de leur ego, ni de les investir d’un message, ni de se servir d’eux pour sa propre satisfaction esthétique.
Préface citée supra aux Mémoires de Simenon, pp. IX-X.’

Cette vacuité, cette disponibilité totale, cette indépendance absolue des personnages et de leur créateur, l’auteur de Porporino ne pourrait s’en inspirer dans sa propre création : si sa méthode fondée sur l’introspection et sur la projection peut évoquer, dans un premier temps, l’emploi de techniques comparables — il s’agit d’investir l’existence d’un autre, de se couler dans sa vie, comme un acteur doit s’identifier au personnage qu’il doit incarner —, elle repose ensuite sur des principes absolument contraires, puisqu’il choisit son personnage en fonction d’une préoccupation personnelle, s’en sert comme d’un double, lui prêtant ses idées ou fantasmes, et se servant de lui pour aller là où il n’irait pas ou ne voudrait pas aller, lui-même. C’est donc, au contraire de Simenon, à partir de l’ego et en fonction de lui qu’un personnage fernandezien se constitue. L’idée même de vacuité (ou de vacance intérieure) semble étrangère à l’auteur qui est engagé, comme Gide, dans une lutte consciente pour la maîtrise de son écriture, dans la perfection de son style et de son récit à travers d’inlassables réécritures et corrections.

L’admiration de Dominique Fernandez pour Simenon est en tout point comparable à celle de Gide : il s’agit de la fascination d’un romancier conscient de sa technique, s’interrogeant sur les lois, règles et théories esthétiques, en somme d’un créateur et d’un critique tout à la fois qui rencontrent le « pur romancier » en la personne de Simenon, celui qui crée avec un rythme incroyable, qui parvient à faire un roman psychologique qui soit détaché de lui-même, qui rend romanesque des vies médiocres, et qui, enfin, crée dans une sorte d’affrontement physique direct, sans référence à la littérature, sans interrogation sur la valeur de son geste, sans remise en question éthique. L’intellectuel considère avec envie et impuissance l’instinctif, incapable pour sa part d’une création en prise aussi directe avec le quotidien le plus trivial, avec cette vérité brute, non encore transformée par l’art, de l’existence d’êtres médiocres.

Notes
211.

Dominique Fernandez, « Gide et Simenon », Lectures d’André Gide (1994), p. 281.

212.

Ibid., pp. 280-1.