3)Alexandre Dumas, le créateur total

Impressionnant est le nombre d’articles et de préfaces consacrés par Dominique Fernandez à l’oeuvre d’Alexandre Dumas. La présence de Dumas dans les romans fernandeziens reste curieusement discrète, limitée au domaine de l’enfance ou de la comparaison : Pier Paolo lit enfant Les Trois Mousquetaires 213  ; Vincent, à la grande satisfaction de Porfirio 214, s’amuse à imiter le « mordieu » des Gascons ; Nicolas, comme l’annonce le narrateur du roman, tombera dans le piège de quelque redoutable Georges D’Anthès215. Pourtant, comme pour le roman d’aventures — genre abandonné par les adultes au plaisir des enfants —, comme pour les romans policiers de Simenon — genre considéré comme mineur, littérature dite facile, donc populaire —, les livres d’Alexandre Dumas sont généralement tenus en mépris par les critiques, et, comme pour Stevenson ou Simenon, Dominique Fernandez s’emploie à montrer la grandeur, la force, la puissance et le génie créateur de l’auteur des Trois Mousquetaires. Réhabiliter pour révéler, voici là encore le projet évident de l’auteur. Sa passion pour Dumas, il l’a nourrie, patiemment, au fil des années, en collectionnant tous ses livres, en recherchant, lors de ses voyages, toutes ses oeuvres rares ou introuvables en librairie et tous ses écrits dispersés, en saluant, enfin, comme critique, toute nouvelle édition d’un livre de Dumas — pour finir par écrire en 1999 un essai dédié à l’écrivain, le seul essai qu’il ait consacré entièrement à un écrivain depuis sa thèse.

Les Douze Muses d’Alexandre Dumas : c’est sous ce titre un brin provocateur que Dominique Fernandez entraîne son lecteur à la découverte de Dumas. Le ton même de l’essai se démarque du ton qu’il a pu employer jusque-là : ce sujet le transforme pour le tirer au coeur de l’univers romanesque de cet évocateur de génie.

Choisir de parler de « douze muses » et non pas des neuf muses classiques comme le souligne l’auteur dans son introduction : « Cependant, ce n’est d’aucune de ces neuf muses qu’il va s’agir dans ce livre. J’en ai trouvé douze autres qui se disputeraient aussi bien la protection de Dumas » (p. 14) —, c’est déjà vouloir évoquer le gigantisme du créateur, vouloir indiquer la fantaisie qui le caractérise, son goût pour la vie et son don pour le plaisir.

‘La seule muse qui lui ait fait défaut, c’est la muse de la théorie littéraire, vieille fille sèche et rébarbative. « Je n’admets pas, en littérature, de système ; je ne suis pas d’école ; je n’arbore pas de bannière » (préface à Napoléon). La défection de cette pimbêche rend Dumas encore plus cher aux esprits libres.
Dumas, pp. 12-3.’

Ces douze muses imaginées, « trouvées » par Dominique Fernandez sont autant de voies privilégiées pour pénétrer dans l’univers de Dumas, ses sources d’inspiration, bien sûr, mais aussi ses moyens d’expression. On peut d’ailleurs aisément les classer, les identifier : les deux premières, celle « du roman » et celle de « la nouvelle », correspondent à une sorte d’introduction enthousiaste dans l’univers de Dumas à partir des deux grands genres dans lesquels il s’est illustré. La suivante, celle de « l’amour et du travail » entièrement fondée sur la lecture d’Ascanio, pourrait tout aussi bien convenir à Dominique Fernandez lui-même : il s’emploie à y montrer comment Dumas crée un roman à partir d’une histoire réelle, comment son imaginaire se met en place dans cette structure préexistante, puis, d’après ce même texte, quelle est sa conception de l’amour et la quantité de travail nécessaire pour venir à bout de l’oeuvre. Deux chapitres plus courts sont ensuite consacrés, l’un à la muse de « Paris », l’autre à celle de « la province » : il s’agit ici de mettre en valeur le rôle joué par les différents lieux dans les romans et, plus largement, dans la création de Dumas. La muse « baroque » et la muse « fantastique » permettent de considérer deux éléments essentiels de l’oeuvre de Dumas, deux composantes structurantes : ces deux chapitres, bien que l’auteur s’en défende, font entrer, par des voies qui leur sont propres, le romancier dans des écoles, dans des courants esthétiques. Là encore, participe de cette admiration pour une oeuvre totale et gigantesque, une certaine identification, un sentiment profond d’intimité avec cet univers dans lequel il retrouve ses propres goûts littéraires, ses aspirations de créateur, ses tentations d’homme. La « muse noire » et « la muse bourgeoise » établissent le lien entre l’identité du romancier et sa création : ce sont sans doute les chapitres qui empruntent le plus à la méthode de la psychobiographie, en soulignant les rapports entre les innovations romanesques et sa personnalité, mais d’une façon qui se veut plus naturelle, débarrassée du jargon ou de la théorie. Dans les trois chapitres restants (qui ne sont pas placés à la suite les uns des autres) : « la muse méditerranéenne », « la muse du voyage », « la muse russe et caucasienne », comment ne pas penser pour finir aux goûts de Dominique Fernandez lui-même, lui qui a fait de la Méditerranée sa patrie d’élection pendant plus de quarante ans, lui qui ne peut concevoir de vivre sans voyager, qui trouve précisément son inspiration en voyage, par le voyage, lui qui, enfin, ne saurait se passer aujourd’hui de la Russie, terre d’inspiration nouvelle et source d’émerveillement esthétique et morale ?

C’est donc, on l’aura compris, au moyen d’un propos fondé sur la liberté de ton et sur une profonde connaissance de l’oeuvre de Dumas, que cet ouvrage (qui ne voudrait en aucun cas ressembler à un travail universitaire) fait découvrir ou redécouvrir Dumas. Or, si, à travers cette passion, apparaissent les lignes de force qui constituent cet essai d’un amoureux (l’identification, l’admiration et la volonté de faire découvrir les facettes les plus essentielles de ce créateur total), il nous faut maintenant procéder à un examen plus approfondi pour définir la valeur même de ce plaisir né de la lecture des oeuvres d’Alexandre Dumas.

Notes
213.

  Ange, p. 47.

214.

Porfirio et Constance, p. 475.

215.

  Nicolas, p. 22.