Au commencement était le roman

Parce que la première muse de Dumas selon Dominique Fernandez est celle du roman, mais aussi parce que les vies même de son grand-père et de son grand-oncle ressemblent à des romans, raconter les sources auxquelles a puisé l’écrivain, montrer leurs influences sur l’auteur, constitue en soi comme de grands moments de plaisir. L’instant, en somme, où, loin de toute préoccupation quant à la méthode à employer, il ne s’agit plus que de ressusciter l’homme et le créateur, de le dévoiler vivant et en action, de le révéler dans la pleine mesure de ce qu’il était et de ce qui l’a fait.

Plus biographe que jamais, Dominique Fernandez raconte la vie des ancêtres d’Alexandre Dumas au rythme d’une nouvelle. Le bilan de la première de ces vies romanesques de la famille, celle du grand-oncle Charles Davy, présenté après un récit d’une brièveté et d’une concision rares (une page et demie), est l’occasion d’établir une première relation entre les ascendants et l’oeuvre du romancier :

‘Quel exemple de vie romanesque, pour son petit-neveu ! L’expatriation dans une île lointaine, une seigneurie exotique, la possession d’esclaves, la vie de château en France, les dépenses fastueuses, tout, y compris l’insouciance dilapidatrice et le dédain de payer ses dettes, devait fasciner l’imagination du jeune Alexandre. Lui aussi aura, par un jeu de mots sublime, des « nègres », son oeuvre littéraire étant conçue comme une énorme plantation d’idées et d’aventures fertilisée par des esclaves. Lui aussi aura un domaine seigneurial, trois hectares achetés en 1844 à Port-Marly, un bourbier de terre glaise. Il dépense plus de cent mille francs pour le consolider, avant d’y bâtir un château, baptisé Monte-Cristo, en l’honneur, pense-t-on, du roman éponyme paru la même année. [...]
Quand on saura que la propriété haïtienne de Charles était située dans la baie de Monte-Christ au pied du monte Christ, promontoire qu’on découvre à grande distance et qui semble détaché de l’île, au point de paraître lui-même insulaire, impossible de nier que le petit-neveu ait puisé dans ses souvenirs de famille, non seulement le surnom d’Edmond Dantès et le nom du château de Pont-Marly, mais la suggestion poétique qu’exhalent ces deux mots bizarrement accolés, l’aura mystique dont ils rayonnent.
Dumas, pp. 238-9.’

Avant même qu’Alexandre Dumas vienne au monde, l’histoire de sa famille était déjà constituée des thèmes qui fondent les grandes épopées romanesques : l’aventure, le voyage, le goût du risque, les conflits entre des personnages picaresques, l’amour. Comme si tous les éléments propices à l’alchimie romanesque n’attendaient qu’une plume pour être agencés et magnifiés, et Dominique Fernandez montre justement comment le romancier transpose cette histoire extraordinaire :

‘Que le petit-neveu fût parfaitement informé de la légende avunculaire, nous en avons la preuve formelle dans la conclusion, à dessein mystérieuse, de cet « État civil » volontairement incomplet. Cherchant un cadre pour son prochain roman, l’histoire d’un innocent injustement condamné qui s’évade et prépare minutieusement sa vengeance, Dumas décida de situer une partie de l’intrigue dans l’îlot en question. C’est ainsi, affirme-t-il, que « le Comte de Monte-Cristo, commencé pour moi en impression de voyage tourna peu à peu au roman ». Mais d’ajouter aussitôt : « Et maintenant libre à chacun de chercher au Comte de Monte-Cristo une autre source que celle que j’indique ici, mais bien malin celui qui la trouvera. »
Dumas, p. 240.’

Jeu avec le lecteur, constitution d’une trame romanesque à partir d’un fait vrai tiré de la légende familiale : tous ces éléments ne peuvent qu’enchanter Dominique Fernandez, lui qui utilise des voies identiques pour créer ses propres personnages, lui qui, simplement, ne parvient peut-être pas toujours à afficher la même désinvolture quant à l’oeuvre qu’il a créée, mais qui admire aussi Alexandre Dumas pour cette raison précise : ne pas se prendre trop au sérieux, ne pas considérer son art comme un sacerdoce, qualités qu’il salue en tout cas avec une profonde admiration, qu’il s’agisse de Rossini ou de Dumas.

Le grand-père d’Alexandre Dumas n’était d’ailleurs pas en reste : « Si Charles est un personnage romanesque, son frère, le grand-père de l’écrivain, l’est encore beaucoup plus. » (pp. 240-1). Et d’indiquer ici l’origine familiale de l’un des thèmes qui constitue l’univers romanesque : la fuite. « Scandale : un Blanc qui abandonne la plantation, choisit la compagnie de Noirs... Cet événement a lieu en 1748. Non seulement Alexandre Antoine s’enfuit, mais il disparaît. » (p. 241). Avec le récit de l’histoire de ce grand-père qui fonde une famille avec une négresse (« la Marie du mas »), c’est en effet une puissante source d’inspiration familiale et personnelle qui fait son apparition dans l’essai, celle que Dominique Fernandez appelle justement « la muse noire » et qui montre l’importance pour l’écrivain de ses origines de sangs mêlés, l’importance de la question de l’identité.

‘Notons les diverses identités qu’il [son père] a tour à tour empruntées : Thomas Davy de la Pailleterie, Dumas-Davy, pour choisir, enfin, Alexandre Dumas. Jeu avec l’état civil, goût des pseudonymes, tendance au déguisement, traits qu’on retrouvera chez tant de héros et d’héroïnes du romancier : Balsamo, Dantès, Salvator, Emma Lyonna, Milady. L’inconstance du nom épaissit le mystère de l’origine, permet de changer ses ancêtres, de se rêver plusieurs destins. En 1814, quand Alexandre III, l’écrivain, eut douze ans, sa mère le prit à part et lui demanda quel nom il comptait prendre : marquis de la Pailleterie, comme son grand-père, ou Alexandre Dumas, comme son père ? Au moment où le roi Louis XVIII récupérait son trône, le garçon serait plus avisé, ajouta-t-elle, d’opter pour le premier. Il se décida pour le second. On interprète ce choix par la fidélité aux idées de la Révolution, à l’esprit jacobin, par la volonté d’être de son siècle et moderne. Dumas étant le nom de l’aïeule noire, achetée et vendue comme une marchandise, pareille décision n’est-elle pas, aussi, un acte de solidarité avec ses origines nègres ?
Dumas, pp. 244-5.’

Là encore, faut-il rappeler la grande place de ces questions dans la création de Dominique Fernandez, montrer comment le choix du nom s’est aussi posé à lui, pour indiquer un autre point d’identification possible avec Dumas ? Non seulement ne pas renier ses origines étrangères, le métissage dont on est issu, mais l’assumer et même le revendiquer : se manifestent ici l’intérêt de Dominique Fernandez pour cette question de l’identité et son goût pour les personnages produits d’un métissage qu’il considère comme des hommes plus riches et plus beaux que les autres et dotés d’une psychologie particulière.

Afin de montrer à quel point le roman familial a été déterminant pour sa création, Dominique Fernandez révèle au lecteur un roman de Dumas « aussi magnifique que méconnu, qui traite directement de la situation sociale et de la psychologie du mulâtre ». C’est donc en résumant Georges qu’il considère comme « la réparation offerte au mulâtre humilié 216 », en montrant les points communs entre l’intrigue romanesque et l’histoire du père d’Alexandre Dumas que Dominique Fernandez met en valeur ce thème si personnel et si intime lié au sentiment profond d’une différence :

‘Autobiographique, comme si souvent les premiers romans, mais autobiographique dans un sens élargi, tel un manifeste génétique. Le héros éprouve dans sa personne, ce qu’ont éprouvé le père, le grand-père, la grand-mère, le grand-oncle de Dumas. Toute la lignée paternelle de l’écrivain revit à travers les épreuves et les tourments de Georges. Roman du début, roman des origines, qui résume en les amalgamant les souffrances, les luttes, les révoltes de plusieurs générations.
Dumas, pp. 245-6. ’

Faisant oeuvre de psychobiographe dans cet essai, Dominique Fernandez étudie donc avec beaucoup de sérieux et de soin cette relation entre l’oeuvre du romancier et son histoire, mais là, plus clairement peut-être qu’ailleurs, on peut entrevoir la raison personnelle qu’a l’écrivain pour se jeter avec tant de plaisir dans ce travail : Dumas et son oeuvre gigantesque offrent comme une manière de fantastique miroir à celui qui s’est toujours senti un peu étranger, qui insiste toujours sur son goût pour les peuples et les cultures métis, dans ses voyages comme dans ses romans, rappelant en cela la double identité qui compose ses propres origines. La compréhension de Dominique Fernandez pour l’oeuvre et pour la personne de Dumas est bien plus forte en somme que l’intérêt qu’il pouvait porter à Pavese : cette fois, c’est bien une relation intime et personnelle qui se lie entre le critique et son auteur. Ainsi, la fin de ce chapitre consacré à la « muse noire » pourrait tout aussi bien fournir matière à la définition de la psychologie et de la création fernandeziennes elles-mêmes :

‘Tous les « parias » qu’il met en scène, Dumas se reconnaît en eux : le bandit sicilien Pascal Bruno comme l’innocent injustement accusé Edmond Dantès ; le castrat Sporus, qui livre Néron au centurion pour le punir de l’avoir autrefois mutilé (Acté, roman romain), comme Gilbert, fils de domestiques, dont l’infériorité est sociale (Joseph Balsamo). En tous les marginaux, en tous les exclus, il se projette. Et si Naples, la Sicile, l’Andalousie plaisent tant, comme on l’a vu, à Dumas, c’est que leurs habitants, produits de races mêlées, ont du Georges en eux. Il étend ce système jusqu’à faire du métissage le critère de la beauté des femmes. Antonia, l’héroïne de La Femme au collier de velours, fille d’un Allemand et d’une Italienne, tient du mélange des deux sangs la beauté unique de ses traits et l’exceptionnelle élévation de son caractère. [...]
« Nous sommes tous des mulâtres, tous des métis », pourrait dire, de ceux qu’il aime, le petit-fils de Cézette.
Dumas, pp. 257-8. ’

Cette histoire familiale fournit donc matière à l’écriture et à la création, mais, bien plus encore que cela, elle justifie, pour Dominique Fernandez, la nécessité d’écrire et de créer, l’investissement de soi dans une vie artistique. C’est bien son propre reflet qu’il semble étudier ici, même si la création romanesque d’Alexandre Dumas, son caractère et sa façon de s’exprimer sur l’écriture et le roman ne sont pas toujours identiques aux siennes. En cela, la comparaison établie cette fois à partir des différences entre les deux créateurs, éclaire le travail des deux romanciers et renseigne aussi d’une façon très précieuse le lecteur sur le point de vue de Dominique Fernandez.

Montrant la grandeur de Dumas, avouant le plaisir et l’intérêt qu’il trouve à la lecture de ses romans qu’il range parmi les plus grands classiques de l’histoire littéraire, Dominique Fernandez dresse aussi de façon tacite pour son lecteur le bilan de sa propre trajectoire de romancier, il refait à partir de cette passion son histoire de la littérature des XIXe et XXe siècles, explique pourquoi l’astre de Dumas a cessé de briller mais pourquoi aussi il faut redécouvrir Dumas :

‘À l’idée religieuse du roman, conçue par Flaubert, adoptée par ses disciples, claironnée par ses épigones, imposée par la critique de la seconde moitié du XXe siècle comme le dogme et la loi de l’écrivain — se dévouer mystiquement à l’écriture, et, corollaire important, souffrir par elle, en elle, dans les tourments d’une création angoissée —, s’oppose la pratique distraite, gaie, ludique d’Alexandre Dumas. Pratique discréditée par la même critique et boudée par ceux des lecteurs qui se soumettent à la mode. La fécondité, la bonne humeur, la franchise galopante, la verve picaresque de Dumas, le débridé de son style, tout ce qui le recommandait à l’admiration de ses contemporains le rend suspect à notre époque qui a fait de la littérature un sacrement et méprise les livres qu’on avale sans effort.
Dumas, p. 17. ’

Si l’on peut entrevoir sans peine ici une critique de ces méthodes qui ont asséché le plaisir littéraire en même temps qu’elles ont tari la source romanesque, on peut aussi remarquer que cette qualité d’Alexandre Dumas que salue ici Dominique Fernandez comme un trait naturel, cette « bonne humeur », cette gaieté dans la création, il ne les a acquises, pour sa part, qu’après une longue initiation. Sa formule romanesque, nous l’avons dit déjà, il ne l’a trouvée qu’à l’âge de quarante ans avec Porporino (qui fut d’ailleurs couronné par le prix Médicis) ; le début de Dans la main de l’ange (qui reçut le prix Goncourt) raille quant à lui cette mode qui consiste à fabriquer un art romanesque qui réponde à la demande d’une méthode de lecture ; le narrateur de L’Amour et celui du Dernier des Médicis montrent quant à eux cette liberté de ton enviée à Alexandre Dumas, s’adressant directement à un lecteur qu’ils estiment dans leur camp ; avant cela, l’écriture et la création s’étaient cherchées aussi loin que possible de ce monde désinvolte dans les abîmes d’un univers qui n’avait pas encore su s’ouvrir au plaisir de faire voyager et aimer vraiment ses protagonistes. De plus, si nous avons remarqué jusqu’ici à quel point l’écrivain Dominique Fernandez, qu’il soit essayiste, romancier, journaliste ou critique, restait un, il faut à présent formuler une réserve essentielle, sans laquelle on ne peut comprendre le dilemme qui a pu retarder cette expression romanesque de la maturité : contrairement à Alexandre Dumas, Dominique Fernandez n’a jamais envisagé de vivre de sa plume, il a toujours tenu (et conseille aux jeunes écrivains d’imiter ce modèle) à avoir un métier indépendant de son travail de romancier pour ne pas être tenté de fabriquer pour plaire et pour vendre, et cette seconde activité était on ne peut plus intellectuelle puisqu’il était professeur d’Université, puisqu’il a dû pour cela s’absorber dans d’austères travaux, s’intéresser à ces pesantes méthodes qui menaçaient la création artistique...

Ainsi, la définition du vrai et du grand roman, de l’oeuvre d’invention par excellence pour Dominique Fernandez, est aussi simple et aussi évidente que possible ; seulement, il est sûr d’évoquer une oeuvre du passé, le roman contemporain lui semblant un genre moribond dans l’attente d’une renaissance, d’un nouveau souffle :

‘Des romans qui ne sont pas réservés aux dévots de la littérature, quelle aubaine ! Des romans qui racontent une histoire, avec une vraie intrigue, un vrai milieu, de vrais personnages ! Si l’on proclame de toutes parts aujourd’hui le déclin du roman européen, c’est bien qu’il a perdu de sa substance. Né pour être à la fois oeuvre d’art, étude psychologique et document sociologique, ayant maintenu jusqu’à la fin du XIXe siècle cette triple exigence, le roman est tombé depuis le second après-guerre aux mains de scribes qui l’on réduit à un exercice d’écriture.
Si un jour il retrouve souffle et audience, ce sera peut-être d’abord sous la forme du roman d’aventures, parce que le roman d’aventures oblige à être clair, précis, à filer droit au but, à montrer les hommes en action. Alors Dumas, au lieu de paraître un plaisantin, fera figure de précurseur.
Dumas, p. 19. ’

Rendre au roman la chair et la pulpe qui en faisaient un fruit incomparable, retrouver ce plaisir simple et enfantin qui émerveille, outre la puissance de son histoire, sans renoncer à sa complexité (car en cela il pouvait aussi représenter « un intérêt littéraire ») et redécouvrir sa véritable substance : c’est là tout le plaisir vivifiant auquel Dominique Fernandez goûte à travers sa lecture de Dumas. C’est sa définition personnelle de l’oeuvre romanesque qu’il retrouve ici, et qu’importe après tout si le plaisir procuré par la lecture d’un roman de Dumas est un plaisir enfantin : n’a-t-il pas montré déjà, à travers son analyse des livrets d’opéra, la grandeur et la richesse du monde de l’enfance, de ce qu’il appelle ici l’esprit d’enfance et qui lui permet précisément de cerner mieux encore cette définition de l’art du roman.

‘Face au roman intro- et rétrospectif, si fort à la mode de nos jours et si dangereux pour l’avenir même du genre, Dumas nous donne un grand modèle de roman prospectif.
Ou tout simplement de roman. De véritable roman. De ce qu’il doit être, de ce qu’il a été en France jusqu’à Zola, avant d’être détourné, faussé, dénaturé, de ce qu’il continue à être dans les pays de plus grande vitalité littéraire. Ni confession indirecte, ni mémoires déguisés, mais transformation des expériences réelles que l’on a vécues en destins possibles que l’on se crée.
D’Artagnan, c’est le Dumas intrépide, qui prend d’assaut Paris, ferraille, polémique ; Athos, le Dumas secret, qui porte dans son coeur le culte de Gérard de Nerval, de Charles Nodier ; Porthos, le Dumas avide, qui gagne des ponts d’or en vendant ses feuilletons au Siècle, au Commerce, à La Presse ; Aramis, le Dumas roué, qui louvoie entre ses maîtresses. Chacun de ces Dumas, cependant, est séparé de son modèle, poussé en avant, enrichi d’aventures imaginaires, qui ont pour effet, à la fois de représenter l’auteur tel qu’il est et de le doter d’une multiplicité de moi nouveaux.
« Le génie du roman fait vivre le possible, il ne fait pas revivre le réel 217. » Ce mot d’Albert Thibaudet, le plus profond qu’on ait jamais écrit sur l’esthétique du roman, trouve son illustration la plus parfaite dans l’oeuvre d’Alexandre Dumas. « Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. »
Dumas, pp. 43-4.’

Ces propos (avec les citations d’Albert Thibaudet pour les illustrer et les justifier), on peut aussi les lire à travers les différents entretiens que Dominique Fernandez a pu accorder à l’occasion de la publication de ses différents romans, citons par exemple les entretiens avec Frédéric Vitoux (« La Maladiction », 1987) ou avec Guy Scarpetta (« La Rigueur baroque », 1985) : cette règle de création du roman qui est aussi, pour lui, le seul véritable espoir de régénération romanesque, est donnée comme un fondement essentiel, le seul qui, en fin de compte, justifie le nom de romancier.

Et, pour montrer comment dans cette alchimie romanesque Dominique Fernandez se sent proche de Dumas, comment Dumas est pour lui l’exemple le plus pur de romancier, il faut encore indiquer un passage de Bric-à-brac qu’il cite longuement 218, pour l’exemplarité de la bonhomie créatrice de l’auteur, son refus de se prendre au sérieux, mais aussi pour la passion qu’il accorde à sa création. Toutes ces raisons, selon Dominique Fernandez, montrent la modernité d’Alexandre Dumas et expliquent aussi la raison de son discrédit : vitalité, plaisir et prolixité sont suspectes dans le domaine de la création romanesque.

Une différence notable cependant entre les deux créateurs : si Dominique Fernandez n’a jamais vraiment réussi à créer de bons textes courts (ses nouvelles restent des ébauches trop schématiques, l’art de la fiction qui requiert chez lui le développement par la réflexion ne peut y trouver l’espace ni le souffle nécessaires), Alexandre Dumas, quant à lui, a fait de la nouvelle son terrain d’entraînement, son « laboratoire », comme l’écrit Dominique Fernandez, quitte à transformer ensuite ces nouvelles en romans. Et c’est précisément là l’occasion d’observer les innovations apportées par Dumas au genre romanesque :

‘On constate ici, une fois de plus, la modernité de Dumas. Beaucoup plus conscient de son art qu’on ne le dit, bien plus averti des « problèmes » du roman que son débordement vital et sa phénoménale aisance ne le laissent supposer, il renonce à la neutralité objective, qui était la seule règle romanesque pendant le XIXe siècle (ce que Sartre, la reprochant à Mauriac, appelait le roman écrit par Dieu), et adopte, cinquante ans avant Henry James ou Tchekhov, la parti de choisir un angle d’attaque particulier, un personnage défini, dont seront reproduits les idées, les préjugés, le langage. Que le cocher de cabriolet, en outre, soit un membre d’une classe sociale inférieure, ou du moins étrangère à l’intelligentsia, en dit long sur le talent de l’écrivain, capable de s’identifier aux personnages les plus éloignés de son propre milieu. Il saura faire parler les rois, les dignitaires de l’Église, les favorites de Versailles, avec le même naturel que les soldats, les valets, les épiciers ou les petits-bourgeois.
Dumas, p. 56. ’

Transposant la matière de ses nouvelles dans la forme plus longue du roman, Dumas apporte en effet des modifications importantes qui font de lui un précurseur, celui qui décidément aura tout essayé avec bonheur. Pour ce qui est de la création de Dominique Fernandez, on assiste également à l’essai de formes différentes, à des modifications de l’architecture romanesque : il suffirait ainsi de comparer les mémoires de Porporino à la lettre-bilan de David, au jeu des différents narrateurs de L’Amour, aux mémoires d’outre-tombe de Pier Paolo ou encore aux romans en forme de témoignage que sont Le Dernier des Médicis et Tribunal d’honneur. Chez lui aussi, les tentatives sont nombreuses pour renouveler la voix romanesque, pour adapter le point de vue du narrateur à la trame du roman, et dans Nicolas seulement ce problème n’est pas maîtrisé, créant des invraisemblances et des maladresses. Toutefois, en dépit de ces différences de constitution, le terrain peut encore être considéré comme commun aux deux écrivains, à l’essayiste et à son modèle, dans la mesure où tous deux se posent la question d’une technique narrative, d’un point de vue à adopter, d’une voix à privilégier.

Notes
216.

Dumas, p. 251.

217.

Albert Thibaudet, « Réflexions sur le roman », La NRF, août 1912, p. 213 (recueilli dans Réflexions sur le roman, Paris : Gallimard, 1938, p. 12). C’est à Gide, qui la tenait lui-même de Martin du Gard (Journal des Faux-Monnayeurs, Gallimard, 1927, p. 113), que Fernandez emprunte cette citation. 

218.

Dumas, pp. 45-6.