Être amoureux

Si un trait de caractère, une préoccupation personnelle, réunit encore Dominique Fernandez et Alexandre Dumas, guidant le premier dans sa connaissance du second, c’est bien l’amour. À travers la place que tient l’amour, le rôle qu’il joue dans l’art de la fiction, dans le métier même de l’écriture, on voit là encore de profonds liens de parenté entre les deux écrivains. C’est la lecture d’Ascanio qui sert d’illustration aux commentaires développés sur la conception de l’amour et du travail.

L’identification de Dumas au personnage d’Ascanio, à cet égard, joue le rôle d’un révélateur en posant la question essentielle de la place qu’un artiste peut consacrer à l’amour :

‘ Entre les femmes et l’amour, le véritable artiste n’a pas le choix : s’il recourt aux femmes, ce ne peut être que comme stimulant pour la création ; jamais une femme, en tout cas, tombeau des ambitions, sépulcre des énergies ; mais une pluralité de partenaires, choisies moins pour elles-mêmes que comme reflets de la beauté pure, de la forme. [...]
Et ainsi Ascanio, qu’on ouvre d’abord comme un roman d’aventures, qu’on dévore comme un récit de cape et d’épée, se révèle au fil des pages comme un des livres où Dumas a mis le plus de lui-même. On y trouve, non pas assénée sous forme de discours, mais éparpillée au gré des épisodes, une réflexion sur le destin de l’artiste et sur les conditions indispensables à son art. Du Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac à La Montagne magique de Thomas Mann, tous les textes qui mettent en scène un créateur sont des projections de l’écrivain. Ascanio n’échappe pas à la règle. Dumas, comme Cellini, a immolé ses autres passions à son art, n’en déplaise aux dédaigneux qui continuent à le traiter d’amuseur. Et le signe auquel on reconnaît qu’il est un créateur véritable, un écrivain aussi « sérieux » que Balzac et Thomas Mann, c’est précisément les sacrifices qu’il s’est imposés pour réserver toutes ses forces à ses livres.
Ni amour conjugal, ni amour sentimental ; ni le calme sécurisant de l’un, ni la gratification poétique de l’autre ; une vie privée aléatoire, inconstante, versatile ; et toute la sève vitale employée à noircir le papier.
Dumas, pp. 84-5.’

Cette définition du créateur, celle du sacrifice nécessaire à l’art, ont non seulement pour but de montrer le vrai visage de Dumas, de rétablir la vérité sur cet homme qui, pour n’avoir pas assez dit quelle importance tenait la création dans sa vie, est passé pour un « amuseur », un auteur de second plan, elles ont aussi une dimension révélatrice de la figure de Dominique Fernandez. Comment comprendre mieux qu’en relisant ce passage, quelle place il accorde lui-même à la création esthétique et à l’écriture, comment, quand on lit les pages qui précèdent cette conclusion, ne pas penser au sujet même de L’Amour, qui n’est au fond qu’une vaste réflexion sur les rapports de l’art et l’amour ?

Certes, nous dit ici Dominique Fernandez, l’amour est une muse mais à condition d’alimenter le terrain de l’imaginaire du créateur, à condition de ne pas empiéter sur la disponibilité que le créateur doit à son oeuvre. Le titre du chapitre lui-même, « la muse de l’amour et du travail », ne montre-t-il pas avec force que l’amour pour un romancier n’est envisageable qu’à condition de trouver sa pleine réalisation dans le travail, c’est-à-dire dans la souffrance et non pas dans le repos et la quiétude d’une relation satisfaisante ? Cette conception de l’amour que Dominique prête ici à Alexandre Dumas convient en tout premier lieu à l’essayiste lui-même. Un autre signe enfin de cette identification et de ce double portrait, de Dumas et de Dominique Fernandez par déduction : cette distinction essentielle de l’amour comme source de sécurité ou comme source de rêverie, et de l’amour comme source de questionnement esthétique, d’inspiration romanesque. Là encore, cette distinction évoque immédiatement pour le lecteur de l’oeuvre fernandezienne le double refus d’une relation amoureuse rendue solide et indestructible par des liens comme ceux du mariage ou de l’intérêt (des biens, une famille...) et d’une idylle amoureuse qui dispenserait le créateur de poursuivre le but de sa recherche. Ainsi, l’amour se représente dans l’art, l’amour reste un sujet d’art parce qu’il n’est jamais un bien acquis, parce qu’il est, pour le créateur, toujours lié à un profond sentiment de précarité et d’instabilité dans la réalité, parce qu’il est le signe supplémentaire de l’anticonformisme de l’artiste, de sa marginalité fondamentale, en vertu de laquelle, précisément, il interroge la société et remet en question ses règles.