Voyager

À l’écrivain boulimique correspond une soif de voyages, sources non pas seulement de dépaysement mais de plaisir et donc de création. Sur ce point encore, Dominique Fernandez se sent en terrain d’intimité avec Alexandre Dumas : tous deux partagent les mêmes goûts, les mêmes attirances pour la Méditerranée et pour la Russie, tous deux sont animés par le même besoin de se trouver eux-mêmes par le voyage, d’ouvrir l’horizon de leur création à d’autres sociétés, à d’autres mondes.

Et quand c’est à une définition de la relation de voyage, une analyse des caractéristiques de cette écriture si particulière, que s’adonne alors Dominique Fernandez, on croirait là aussi assister à une sorte d’autoportrait tant il est impossible de ne pas penser que se révèle l’écrivain derrière son modèle :

‘Nul n’est plus étranger que lui au type de ces touristes consciencieux qui, le guide en main, ne veulent pas « rater » un château ou une église. Le « devoir culturel » est le dernier souci de Dumas ; c’est son plaisir qui importe : règle d’or des bons voyageurs, qui sont si rares, en notre siècle comme dans les précédents. Dumas, il faut qu’il prenne goût à ce qu’il voit, il faut qu’il s’amuse, ou s’excite, ou s’émeuve ; ce n’est pas un voyageur en bois ; c’est pourquoi ses livres de voyage garde du sel et du jus après bientôt deux siècles.
Dumas, p. 174.’

La priorité est donnée aux sensations, aux intuitions et au plaisir : les esthéticiens peuvent bien reprocher à Alexandre Dumas ses lacunes théoriques ou, pire encore, son refus de faire un travail sérieux sur les oeuvres dont il parle, sur les artistes dont il dresse le portrait, pour Dominique Fernandez, le choix est fait entre les scrupuleux théoriciens, les fanatiques grammairiens de l’art et le débonnaire écrivain qui n’a de cesse de trouver vivant et frémissant ce qui l’entoure, susceptible donc d’être transposé dans son oeuvre romanesque. C’est le parti de la vie et de l’art ressuscités qu’il prend avec Dumas, se détournant des doctes, pesants et minutieux travaux des historiens. Une fois de plus, le voyage le montre, toute source d’émotion pour l’auteur devient source d’inspiration pour le romancier, la réalité, pour peu qu’elle soit forte et riche, pour peu qu’elle soit intéressante, devient le point de départ de la création, de la relation de voyage jusqu’au roman. Cette définition s’applique à Dumas, mais convient aussi parfaitement à Dominique Fernandez.

L’autre cause d’admiration de l’essayiste pour Dumas est liée à son pouvoir d’évocation : là, le lecteur doit deviner ce que le voyage métaphorique, dans l’oeuvre de Dumas, apporte à l’homme et à l’écrivain, ce que ce plaisir dispensé par l’oeuvre de Dumas transmet de richesses et d’émotions capables de nourrir l’oeuvre romanesque de l’essayiste.

‘Comme il est romancier avant tout, il doit, pour ne pas s’ennuyer en voyage, faire un roman de tout ce qu’il rencontre. Quelle chance pour nous, ses lecteurs ! Comme il croit à ses romans, il nous force à y croire, nous aussi. Voilà le secret de sa prodigieuse réussite de conteur. Nous nous identifions aux personnages, réels ou inventés, qu’il suscite devant nous. Nous prêtons foi à l’existence des bossus, des ondines, des diables, des assassins, des pirates, avec la même absence de doute que s’ils avaient pour de bon vécu. Ils ont pour nous la même solidité, la même épaisseur, que Dumas lui-même assis à la table de son restaurant ou essayant de dormir dans l’impossible lit allemand. Cet homme nous empaume chaque fois, avec son génie de superposer à la réalité toujours un peu plate du voyage les trouvailles inépuisables de sa verve, elle-même fille de son besoin d’être heureux.
Dumas, p. 175.’

Dominique Fernandez est ce que l’on appelle « un lecteur professionnel » : il a non seulement fait partie de nombreuses années durant du comité de lecture des éditions Grasset, mais n’a jamais cessé son activité de critique littéraire qu’il poursuit aujourd’hui encore au Nouvel Observateur. Il n’est sans doute pas excessif de voir, dans ce plaisir extrême (et désintéressé) pris à la lecture des oeuvres de Dumas, la volonté et la volupté de retrouver une fraîcheur et une naïveté de lecteur, un état d’enfance, dans la mesure où les qualités de conteur de l’écrivain sont si puissantes qu’elles l’entraînent dans cet univers du roman d’aventures sans qu’il puisse résister. Tour de force réalisé par un auteur qu’il se doit donc de ranger dans la grande littérature classique, celle qui résiste au temps, celle qui parvient à séduire son lecteur, qu’il soit un enfant ou un écrivain expérimenté, qu’il découvre l’oeuvre ou qu’il la relise pour la dixième fois... Cette magie de Dumas est profitable au romancier puisqu’elle restitue intacte toute la force et la puissance, la chair et l’épaisseur d’un art de la fiction non encore asséché par des modes. Retrouvant son plaisir premier de lecteur, le romancier retrouve aussi la mise en oeuvre de la formule romanesque qu’il préfère, celle qui fait revivre une société et évoluer des personnages.

Enfin, comment ne pas penser encore à une possible définition du lien à établir entre la relation de voyage et le roman de Dominique Fernandez, en lisant ce début de conclusion sur la genèse de l’oeuvre d’Alexandre Dumas ?

‘Aussi, loin d’être seulement une collection agréable d’impressions, un voyage de Dumas est l’atelier où il inaugure ou affine les recettes de ses grands romans, apprenant à y doser le sérieux nécessaire au bon fonctionnement du genre romanesque, et l’ironie indispensable à la santé de l’esprit. Bien mieux : il arrive même, au détour d’une page, qu’on entre dans le laboratoire intime de l’écrivain, dans la chambre secrète où se sont accumulés, depuis la lointaine enfance, souvenirs, inquiétude, traumas, tout cet humus plus ou moins inconscient où les livres de la maturité planteront leurs racines. C’est une surprise de ce genre qui attend le lecteur au début du récit du voyage sur le Rhin.
Dumas, p. 181.’

Deux illustrations (deux muses supplémentaires) sont fournies pour démontrer et expliciter la vérité de cette loi esthétique : la première concerne la Méditerranée et la seconde, la Russie et le Caucase. Dominique Fernandez montre dans ces chapitres comment Dumas sait reconnaître l’importance d’un personnage réel pour en faire un héros de son oeuvre (la plus belle illustration de ce trait concerne Lady Hamilton), il note aussi la place que tient l’histoire dans son oeuvre, la compréhension et l’acuité dont est capable Dumas dans ses voyages réels pour restituer les traits dominants d’une société dans ses romans. Il serait vain ici de vouloir analyser plus en détail ce qui une fois encore charme Dominique Fernandez et suscite son admiration : il faut simplement se reporter à ces deux chapitres pour prendre la pleine mesure de ce rapport d’identification.

La raison du voyage, le motif du départ, sont enfin, là encore, des points qui peuvent éclairer la démarche d’Alexandre Dumas comme celle de Dominique Fernandez :

‘Les écrivains français vivent à Paris, nécessité pratique ; ils supportent le Nord, par raison, par intérêt. Leur coeur, cependant, leur sens, leur corps restent au Sud. Le Sud, c’est la couleur, la gaieté, les émotions, la vie, la pauvreté relative, mais combien plus stimulante que les satisfactions du confort.
Dumas, p. 189.’

Cet extrait pourrait fournir un résumé exemplaire de la biographie de Dominique Fernandez lui-même. N’a-t-il pas, lui aussi, recherché la vitalité du Sud, comme un besoin, comme une source d’inspiration, comme un apprentissage de l’humour et de la sensualité, tout en sentant bien que son métier d’écrivain lui imposait de résider à Paris, lieu où il lui faut assumer son devoir de paternité du livre écrit, tout faire pour assurer son succès ? Enfin, n’est-ce pas aussi de son oeuvre qu’il parle quand il évoque le rôle que peut jouer son oeuvre romanesque pour Alexandre Dumas, quand il décrit ce lieu utopique, ce paradis où parviennent à coexister des tensions antagonistes, des désirs incompatibles ?

‘Ses paradis s’appellent Naples, la Sicile, l’Andalousie, l’Orient, terres de brassages et de mélanges. Le roman historique ? Ce n’est qu’un moyen de fuir dans le passé, comme le voyage permet de s’évader dans l’espace. Dantès a le hachisch, lui, il a l’écriture. De son oeuvre il a fait son île, située, comme Monte-Cristo, en plein centre de la Méditerranée et de l’Europe, point utopique de rencontre entre des aspirations impossibles à concilier.
Dumas, p. 326.’

*

La nostalgie du roman d’aventures se révèle être un fort sentiment de frustration pour Dominique Fernandez. Lecteur, il reste profondément fasciné par ces histoires qui content des exploits, qui mettent en scène des destins hors du commun. Ce plaisir est celui de rêver à des lieux exotiques, de s’identifier à des personnages extraordinaires et à la destinée fantastique : ce qu’il a tenté de faire, à travers le roman historique, n’est pas autre chose que l’adaptation de ce goût particulier, que la volonté de réinsuffler la vie à une littérature qu’il jugeait moribonde, de ressusciter le plaisir de la création. La forme qu’il choisit peut donc être considérée comme celle de la trame d’un roman d’aventures à laquelle il intègre des passage de réflexion, et c’est là ce que l’on peut considérer comme une tentative d’adaptation du roman d’aventures à l’époque contemporaine, par le renouvellement des thèmes, pas le surgissement de nouvelles questions esthétiques, sociales et sexuelles.

Certes, pour lui, le roman se doit d’être aussi un roman d’investigation dans la mesure où il est source de questionnement, où il représente une société qu’il remet en question : Dominique Fernandez n’a pas renoncé aux fondements classiques de la création romanesque, qui se donnait pour principe d’être un témoignage sur une époque.

L’identification de Dominique Fernandez à Alexandre Dumas montre précisément ce que doit devenir selon lui le roman, dans quelle lignée il se place : une oeuvre dont l’objectif premier est d’apporter des plaisirs simples à son lecteur, une oeuvre qui, précisément, saurait séduire l’enfant, qui cherche à s’évader de son moi et de son monde par la lecture, comme le lecteur « professionnel », qui exige un contenu riche, une réflexion cachée sur le monde. Réhabiliter la figure de Dumas, c’est une façon de montrer la voie d’un roman vivant, d’un roman d’aventure(s) qui offre tous les possibles et qui répond point pour point à la définition qu’en proposait Jacques Rivière en 1913 : « Qu’il soit d’infortunes, d’exploits, de périls matériels ou au contraire de pensées, de sentiments, de désirs, le roman nouveau sera donc un roman d’aventure219 », et définissant plus précisément encore ce mot même d’aventure, lui donnant tout son sens étymologique :

‘L’émotion qu’il nous faut demander au roman d’aventure, c’est, au contraire de l’émotion poétique, celle d’attendre quelque chose, de ne pas tout savoir encore, c’est celle d’être amené aussi près que possible sur le bord de ce qui n’existe pas encore. Avec ce que nous tenons, nous avons de quoi être contents ; pourtant il y a quelque chose, là, tout près de nous, qui va arriver, quelque chose qui est à la fois absolument inconnu et absolument inévitable : nous sentons le souffle de cette chose sur notre visage et nous ne la voyons pas encore. Notre plaisir est de cela même qui nous manque. Et puisse-t-il nous manquer encore un instant ! Or, pendant cet instant, nous mettons là, devant nous, pêle-mêle, sans les concilier, tous nos désirs ; nous avons devant nous, à deux pas le trésor de l’infinie possibilité ; nous possédons tout, pendant quelques minutes encore ; notre âme, toute ouverte, par une attention délicieuse et sans voix, écoute bruire, comme la mer, l’immense avenir. Bizarre mélange d’interrogation et de confiance, d’inquiétude et d’abandon ! Justement c’est l’abandon à l’inquiétude ; en lisant un roman d’aventure, nous nous livrons sans réserve au mouvement du temps et de la vie, nous acceptons d’éprouver jusqu’au fond de nos moelles cette question obscure et infatigable qui pousse et travaille tous les êtres vivants, nous nous remettons pieds et poings liés à la misérable et merveilleuse anxiété de vivre220. ’

Et ce n’est pas pur hasard si l’on retrouve sous la plume de Jacques Rivière, pour définir le roman d’aventure, les alliances de termes qui caractérisent aussi l’entreprise romanesque et esthétique de Dominique Fernandez, ces traits d’une mentalité baroque qui confèrent au récit l’épaisseur et l’instabilité propres au vivant, ce que l’on peut appeler « effet d’attente », « suspense » ou, comme Jacques Rivière, « inquiétude ». Car n’est-il pas maintenant nécessaire de se demander si celui qui recherche à s’évader de son monde par le plaisir de la lecture ou par celui de la création dans d’autres espaces et d’autres temps, si celui qui a consacré une large partie de son énergie et de sa curiosité à courir après les plus beaux anges baroques, si celui qui, enfin, bien que critique professionnel, reste un enfant fasciné par la magie des romans de Gustave Aimard, prouvant ainsi son goût pour le jeu et le mystère, n’est pas aussi l’un des derniers auteurs baroques ?

Notes
219.

Jacques Rivière, « La Roman d’aventure », (La NRF, mai-juillet 1913), recueilli dans Études (1909-1924), Gallimard, 1999, p. 344.

220.

Ibid., p. 345.