3) Une facture classique ?

À première vue, l’oeuvre romanesque de Dominique Fernandez ne présente pas les débordements typiques d’une oeuvre baroque, les ornements du langage dus au goût pour les mots rares, pour les néologismes, pour les figures de style complexes... : le style224 de ses romans, la construction de ses livres semblent résolument s’inscrire dans le respect des règles classiques. Non pas tant qu’il rejette l’idée d’inventions ou de renouvellements du genre romanesque par la forme, mais plutôt qu’il rejette l’idée de gratuité.

Sans repousser l’épithète « baroque » auquel il donne un sens très particulier, bien loin d’une classification hâtive d’éléments, en le reliant à la fois à une catégorie mentale et à un ensemble de règles à respecter, le romancier fait de la notion esthétique un exercice exigeant dispensateur de plaisir. La rigueur et l’efficacité sont les deux traits qui définissent le mieux son travail d’écrivain : ce qu’il recherche n’est pas l’ornementation gratuite mais ce qu’il nomme lui-même « la justesse », le but de ces efforts est de procurer le plaisir de l’inattendu.

‘Donner du plaisir au lecteur, le surprendre par des inventions savoureuses — mais placées au bon endroit —, l’entraîner sur des routes imprévues — mais soigneusement préparées —, tels sont les principes « baroques » de mon travail, qui suppose une ascèse rigoureuse, une attention scrupuleuse à la construction de l’ensemble, une vigilance sans défaut au moindre détail.
« La rigueur baroque », entretien cité supra, p. 29.’

Efficacité d’une langue qui ne s’abandonne que très rarement à la création de néologismes, et qui préfère le recours à des mots empruntés à une langue étrangère pour créer un effet de réel. Mais le point le plus important et le plus intéressant soulevé ici par le créateur est bien cette idée même de « construction d’ensemble », c’est en effet sur l’architecture de ses romans qu’il faut s’interroger.

C’est en premier lieu le droit de raconter simplement une histoire que réclame le narrateur, revendication de la simplicité et du plaisir, rejet des modes et des artifices afin de mieux emporter dans un monde particulier, au coeur d’un destin sans pareils, le lecteur qui est considéré comme un ami, comme un confident. Subterfuge de créateur, certes, mais révélateur cependant du dessein esthétique d’une oeuvre qui s’inscrit dans la tradition d’un roman qui ne cherche pas à séduire les lettrés avides de raffinements intellectuels, de jeux de construction, mais à emporter dans le souffle passionnant de sa narration celui qui s’intéresse aux mystères d’un homme. C’est la raison pour laquelle l’incipit fernandezien se transforme parfois en avertissement au lecteur, à mi-chemin entre la provocation professionnelle et le jeu :

‘Eussé-je choisi pour audience le frivole public littéraire, et ses pédants mentors qui lui font honte d’attacher foi au temps chronologique, me sentirais-je aussi libre de relater ma vie, un épisode après l’autre, comme ils sont arrivés ? Il faudrait, pour plaire à ces messieurs, briser la suite naturelle des événements, mépriser les dates, raconter à l’envers, bousculer présent, passé et avenir dans un casse-tête prétentieux. Il faudrait également que la parole ne soit plus ce vêtement simple de la pensée, tirant toute sa qualité, toute son élégance de sa parfaite proportion avec l’idée à rendre, mais un jeu verbal gratuit, ce qu’ils appellent du « langage », indépendant des choses à exprimer.
[...] Je planterai devant toi, comme la forêt des druides au lever du rideau de la Norma, la ville et l’année de ma naissance. Tu apercevras tout de suite les rues, les maisons, le ciel de Bologne, pendant que ta mère, à peine essuyées les assiettes du repas de midi et le reste de la mozzarella mis à rafraîchir dans une serviette humide, prend son arrosoir pour faire la tournée des plants de basilic et de menthe.
Ange, p. 13.’

Répondant à cet engagement esthétique, le roman fernandezien s’inscrit résolument dans une tradition littéraire classique : ce n’est pas au moyen d’une révolution ou même d’une transformation de la structure, du plan ou de la forme du roman que l’auteur fait un apport personnel au genre, mais par la nature même de ce qu’il souhaite dire, simplement et directement, en s’adressant à un lecteur qu’il considère comme son confident. Confident et complice, le lecteur doit accepter de se prêter au jeu ironique du narrateur, à cet art de recomposer l’histoire, d’imaginer et de restituer le drame intime des personnages. Car, le travail sur la révolution, sur la déstructuration du plan romanesque écarté, l’interrogation sur l’écriture elle-même n’en est pas moins présente dans le récit, mais dans la mesure seulement où elle assume une fonction éthique et psychologique, où elle ajoute du sens à ce qui est dit.

Le lecteur, dûment averti, se laissera prendre par les artifices cachés ou dévoilés par le narrateur : ce jeu constitue en soi un plaisir que partagent ensemble l’auteur facétieux, qui, méprisant la vacuité d’un roman asséché par le terrorisme d’une mode formelle, préfère les vieux artifices du roman classique, et le lecteur, qui, s’il accepte de le suivre dans cette voie, se réjouit de pouvoir goûter à nouveau la pulpe roborative des grands romans du XIXe siècle.

Le roman fernandezien s’amuse des contraintes imposées au genre, non pas en les niant mais en les combinant de façon complexe entre elles. Chaque grand roman est à ce titre une tentative de se jouer de la mode et de renouveler une forme mais dans un esprit classique, sans gratuité, sans nuire au fond mais au contraire pour s’adapter à lui et le mieux servir. Dans la main de l’ange, L’École du Sud et Porfirio et Constance sont les fruits d’un récit autobiographique fictif, fondés sur la confidence et la confession, relevant de la nécessité du héros non de se justifier mais de s’expliquer. Le développement est chronologique et ces deux romans tirent leur force émotive de la subjectivité du narrateur, de l’unité du point de vue et du besoin de s’adresser à un premier lecteur, un intime, Gennariello dans le cas de Pier Paolo, et Constance, son épouse (puis Armelle et Vincent, ses enfants) dans le cas de Porfirio. C’est, dans les deux cas, un personnage à qui est retiré le droit de s’exprimer (Pier Paolo est mort, Porfirio a dû fuir la France pour échapper à la justice) qui retrace les méandres de son existence pour en résoudre les énigmes, pour en révéler les mystères. L’homme, l’aventure humaine, une fois encore, est au premier plan de la création romanesque accompagnée du souci constant de permettre au lecteur de comprendre, de savoir pourquoi.

Porporino et Le Dernier des Médicis utilisent la forme de mémoires écrits par un personnage témoin promu à la fonction d’annaliste, qui n’a pas joué un rôle de première importance dans l’histoire racontée. On retrouve là cette volonté d’offrir un témoignage imaginaire qui comble les lacunes des documents historiques, d’où vient l’orientation précise que peut prendre aussi le roman fernandezien, celle de l’explication. Proche de cette forme, celle de la chronique entretient le même pouvoir d’évocation et de recréation d’une époque : elle est présente dans L’Amour et dans Tribunal d’honneur.

L’Amour repose sur une dualité de points de vue qui garantit une certaine distance avec le héros en même temps qu’une véritable sympathie : c’est par le moyen du collage du journal que Friedrich tient pendant son séjour romain (IIIe partie), puis de la lettre qu’il envoie finalement à Élisa (IV, XII), que l’auteur parvient à multiplier les points de vue. Le passage du récit d’un narrateur omniscient à celui du principal protagoniste a pour principal effet le dédoublement non seulement du point de vue mais de la tonalité : tandis que le récit du narrateur omniscient a établi quelque distance ironique ou simplement ludique avec les personnages, en les faisant apparaître et disparaître à son gré, en multipliant des effets d’annonce 225 qui semblent rappeler à tout moment au lecteur que l’auteur est là, libre dans sa création de manipuler ces créatures secondaires, le récit du personnage intensifie la nature du drame. L’alternance des voix (récit par le narrateur omniscient du voyage de Friedrich, journal du voyage italien de Friedrich, récits des événements romains par le narrateur omniscient, et, pour finir, lettre de Friedrich à Élisa), pour reprendre un vocabulaire musical, loin de diminuer la vraisemblance de l’anecdote, accentue la particularité respective de chacun de ces deux modes d’entrée dans l’aventure des héros (écho ironique et écho dramatique).

C’est une architecture complexe, une combinaison de lignes apparemment contradictoires qui forment la magie romanesque de l’un des romans les plus fascinants et les plus maîtrisés de Dominique Fernandez. Un essai de polyphonie romanesque, dans la mesure où ce duo de voix propose deux points de vue, distincts sinon opposés, le premier, objectif, en dépit de ses connotations ironiques et le second, subjectif, puisqu’il est constitué par le témoignage du protagoniste.

Ce jeu de construction n’est pas la conséquence d’une fantaisie subite de l’auteur : il est, au contraire, justifié par la volonté de compliquer l’analyse des événements, de leurs causes et de leurs significations. Autant de voies d’interprétation et autant d’interprétations possibles : chaque lecteur se fera son opinion sur les raisons de Friedrich de renoncer à son idéal, chaque lecteur, quel que soit son point de vue, sera convaincu par le message délivré par les rouages complexes de la composition esthétique : le monde est plus complexe qu’il n’y paraît, chacun n’a pas sa vérité mais des vérités possibles...

C’est dans un autre grand roman fernandezien, Tribunal d’honneur, que l’on retrouve l’exploitation brillante d’une structure fondée sur la polyphonie, sur la variété des voix et des points de vue. Le narrateur, Basile de Sainte-Foy, se dédouble d’une certaine façon, puisque, évoquant le drame intime qui se joue dans la famille d’un des jurés (Boris Atanaiev), il quitte un instant sa position de témoin, pour devenir un narrateur omniscient. L’évocation de ce milieu, le récit de cet instant de crise et de ses péripéties qui, sans cela, auraient dû rester mystérieux, ont diverses fonctions, toutes capitales pour la suite du roman. Le narrateur s’explique et justifie ses connaissances dans cet extrait qui montre de façon exemplaire la complicité établie avec le lecteur :

‘Si je me laissais intimider par nos littérateurs à la mode et par cette sorte de tyrannie qu’ils ont instaurée en exigeant que chaque personnage, chaque scène d’un roman reflète un « point de vue » unique, arrêté au début du récit et maintenu tout du long coûte que coûte. L’objectivité du narrateur omniscient, qui soulève comme Asmodée le toit des maisons et regarde bouger ses héros sans se soucier de l’invraisemblance d’un tel procédé, n’est plus de mise à la fin d’un siècle qui a détrôné les vieilles gloires et les a remplacées par les champions d’un art résolument « moderne ». Périmé, Gogol ! Démodé, Tolstoï ! Obsolète, Dostoïevski ! L’écrivain du jour, c’est Tchekhov, celui justement qui a établi la dictature du « point de vue ». Chacune de ses oeuvres obéit à la même recette. Il s’installe dans la conscience d’un personnage donné, et, à partir de cet observatoire, enregistre tout ce qu’il est possible à ce personnage de voir, d’entendre, de ressentir, mais seulement à ce personnage. Un mari trompé ? Le filtre de son amertume colore l’ensemble du récit. Un secrétaire de tribunal porté sur la bonne chère ? Le glouton transforme les rapports d’audience en grotesques énumérations de plats. Un médecin de district, un paysan harassé par la corvée, un chasseur de gelinottes, une veuve, une coquette restent au centre du paysage physique et moral évoqué autour d’eux. Tchekhov pousse si loin cette virtuosité, qu’il fait défiler l’immensité de la steppe russe par les yeux d’un enfant de neuf ans. Si le héros est un animal, tout sera vu, flairé par des prunelles, un museau de chat ou de chien.
Un art incomparable, à coup sûr. Un écrivain digne de l’admiration qu’il suscite, mais qui n’a jamais composé que des nouvelles. Le plus long de ses textes aura quatre-vingts pages. La plupart en comptent moins de dix. Au-delà de dix ou de vingt pages, comment maintenir le despotisme du « point de vue » ? En ce qui me concerne, vais-je, parce que je n’ai pas été le témoin de certains faits dont le récit est indispensable à la compréhension de cette histoire, me priver de les raconter ? Quand Boris Atanaiev a reçu la lettre, étais-je là pour épier sur sa mine — une face ni belle ni laide et que surmonte une filasse ni blonde ni châtain (les seuls détails dont je puisse me porter garant) — les réactions du conseiller d’État ?
Pourtant la lettre est arrivée chez lui, et il s’est trouvé un moment où ses yeux en ont pris connaissance, une minute fatidique où s’est inscrit sur cette face un mouvement soit de satisfaction pour l’honneur d’avoir été choisi, soit de crainte pour cette responsabilité nouvelle. Si la sentence qu’il rendra diffère du jugement souhaité par le tsar, obtiendra-t-il l’avancement qu’il convoite ?
Trib., p. 108.’

La chronique cesse d’être une monographie pour devenir un écrit polyphonique qui multiplie les voies d’approche et les points de vue : la magie romanesque rend possible, vraisemblable et même indispensable ce moyen d’entrer dans la vie privée d’un personnage que le narrateur connaît à peine (trois lignes dressent le portrait physique du conseiller d’État, qui, sinon, demeure étranger à Basile). À partir de cet exemple inaugural et essentiel, le lecteur pénétrera auprès des jurés qui auraient dû rester inaccessibles au narrateur, non seulement il assistera aux discussions qui fixeront le sort de Tchaïkovski, mais il découvrira les mobiles profonds de chacun de ces impénétrables sphinx. Apprendre que Boris Atanaïev est un homme qui se trouve non seulement incapable d’assumer mais de s’avouer son homosexualité, un homme dont la violence, l’agressivité et les accès de colère sont les seuls moyens d’expression de ses pulsions, est en effet capital pour le lecteur. Aussi, entrer dans l’intimité de son foyer et assister à la revanche de Nastasia sur le déni de son époux despotique est l’un des aspects les plus captivants de ce développement de la fiction : le romancier reprend un type de personnage qu’il a déjà créé, celui qu’il a nommé « la honteuse », mais en lui donnant cette fois un rôle de premier ordre. La médiocrité morale du juré, son absence de courage, des défauts humains dont l’importance est capitale servent de traits de force pour établir l’un des sept portraits centraux. Le lecteur ne peut qu’apprécier ce dédoublement du narrateur, le travail de romancier auquel se prête consciemment et en toute clarté Basile, puisque c’est un élément essentiel et passionnant, l’un de ceux qui cofèrent au roman une dimension sociologique, qui est ainsi créé.

L’auteur use de la même méthode pour raconter la rencontre du père Georges Terenski, candidat à la succession du métropolite, et du terrible et inquiétant procureur du Saint-Synode, Pobiedonostsev. Cette scène se révèle indispensable pour l’évocation de cette Russie orthodoxe, dont les prêtres sont tentés de pardonner au nom lecture scrupuleuse et littérale des évangiles mais dont le pouvoir politique reste entre les mains des représentants d’un tsar rétrograde et autoritaire, garant de la loi morale. Il y a dans le duel verbal entre ces deux hommes toute la connaissance intime qu’a l’auteur de la Russie et de ses moeurs, de son climat politique et des règles qui commandent au peuple l’obéissance et la soumission. Le luxe des détails, la précision du vocabulaire, l’art du récit et, enfin, la vraisemblance des attitudes psychologiques font oublier au lecteur toutes les stratégies narratives mises en place, les questions de narrateur ou de points de vue, pour ne laisser place qu’à la magie de l’évocation romanesque.

C’est, évidemment, une autre façon de comprendre ici la phrase d’Oscar Wilde que Dominique Fernandez choisit comme épigraphe de son roman : « Donner une description précise de ce qui n’est jamais arrivé n’est pas seulement le travail qui sied à l’historien, mais l’inaliénable privilège de tout homme d’art et de culture 226. » Ici, évidemment, cette citation ne saurait s’appliquer seulement à l’auteur mais définit aussi précisément le travail de dédoublement, de création et d’évocation auquel se livre le narrateur.

La question qu’il faut maintenant se poser, délicate entre toutes, est de tenter de savoir pourquoi l’auteur qui a montré une telle maîtrise dans l’agencement de points et de lignes complexes pour parvenir à la composition parfaite d’un grand roman, a échoué dans Nicolas. La création d’un réalisme psychologique et culturel, d’une vraisemblance sociale et esthétique, parfaite dans le grand roman russe malgré la multiplication audacieuse des voix narratives, n’est pas convaincante dans ce roman, plus court et qui, pour l’essentiel, se passe en France.

Nous avons déjà eu l’occasion de montrer à quel point, dans l’oeuvre de Dominique Fernandez, la longueur du roman avait une importance dans l’épanouissement d’une construction narrative. Ici, dans Nicolas, l’auteur a bien été tenté de multiplier aussi les voix en insérant dans son roman un extrait du journal de Nicolas, en faisant le récit du voyage en France d’Alice et de Nicolas, en racontant enfin, comme si Antoine était devenu un narrateur omniscient, la scène du fiasco sexuel entre Rachid et Nicolas puis la scène du meurtre de Juliette. Autant d’éléments qu’Antoine ne peut pas connaître, autant de points qui nuisent à la vraisemblance romanesque et qui nous laissent penser que n’importe quel narrateur ne peut pas prétendre à la double existence, ne peut pas, sans condition particulière, être à la fois Antoine Lamoignon et Asmodée.

L’intérêt que porte Antoine à Nicolas, bien que justifié par la nécessité d’adjoindre à Alice dans son voyage en France un compagnon susceptible de lui enseigner les subtilités d’une langue et d’une culture qui lui sont à peu près étrangères, ne paraît pas non plus très convaincant. Le jeune homme, certes très doué, ne correspond pas à l’idée que l’on peut se faire d’un mentor : égocentrique, il n’est habité par aucun altruisme et se soucie comme d’une guigne du sort réservé à sa compagne de voyage. Seul, son charme séraphique, qui se manifeste assez tardivement dans le roman227, pourrait avoir séduit Antoine au point de lui proposer de s’installer en France, mais Antoine n’a de désir que pour les femmes et le lecteur se trouve donc incapable de comprendre ce qui a bien pu le pousser à surmonter toutes les procédures administratives pour organiser son arrivée.

Seule Alice a une vraie raison de fuir la Russie et de tenter l’aventure française, mais elle n’est qu’un personnage secondaire qui fait éclater les défauts de son compagnon. Le statut du narrateur, trouble, mal défini et d’une façon générale peu vraisemblable, amène le lecteur à se poser sans cesse trois questions auxquelles il ne peut répondre : pourquoi Antoine Lamoignon raconte-t-il cette histoire ? Pourquoi Nicolas est-il devenu le sujet du roman alors que Rachid pose les vraies questions ? Comment Antoine pourrait-il vraiment raconter des événements qu’il a, certes, indirectement provoqués mais qui ne devraient pas l’intéresser à ce point ?

Les parenthèses ajoutées pour justifier le savoir du narrateur en début des chapitres XXXVII228 et XXI229, sortes de pirouettes de l’auteur pour montrer son détachement des règles narratives, sa désinvolture et sa liberté, ne parviennent pas à convaincre le lecteur : le contenu du roman jette trop directement le lecteur dans un univers en crise dont il sent que le personnage central, Rachid, ne sortira pas indemne, pour le laisser se prendre au jeu d’un narrateur qui, lui, ne parvient jamais à persuader qu’il a de vraies raisons de raconter ce qu’il raconte. L’ironie, la distance, sans doute parce que le roman est plus court et moins dense que L’Amour ou que Tribunal d’honneur, sans doute aussi parce que les personnages ne sont pas aussi fermement définis que dans ces deux romans, renforcent les faiblesses et augmentent les invraisemblances du récit. La nature même des personnages, leur existence reste précaire, leur portrait psychologique tantôt brossé à grands coups de pinceau, — on peut même penser à un collage de fiches à certains moments, pour les discussions qui opposent Rachid et Antoine —, tantôt seulement esquissé (pour les personnages féminins en particulier), vont jusqu’à la caricature sans trouver la juste mesure. Le juge chargé d’instruire le meurtre de Juliette, et Henri Sauterot, critique de danse animé par la méchanceté et la cruauté, ne sont-ils pas poussés au-delà des limites raisonnables, l’un du bon sens et l’autre du spectacle, peut-on encore croire à leur numéro sans penser qu’il n’y a pas assez de matière dans leur intervention pour leur prêter vie et les rendre humains et crédibles ?

Pourtant, le personnage de Rachid est sans doute un héros potentiel, un protagoniste qui était digne de susciter la passion et dont la voix aurait pu donner un relief authentique à cette passion russophile. Car Rachid, à travers les différents portraits qui sont donnés de lui, est une sorte de synthèse des différents héros fernandeziens : il y a en lui David luttant en mai 68 pour réclamer des droits, Bernard déchiré par la volupté de vivre dans la clandestinité, le besoin de s’assumer et l’angoisse de perdre l’auréole des exclus. La voie que choisit Rachid est en tout point passionnante et nous devrons l’étudier particulièrement230. C’est pourtant la voix par laquelle il s’exprime qui semble anémiée, c’est un personnage qui aurait dû tout hériter des meilleurs représentants romanesques fernandeziens mais qui, toujours éclairé à contre-jour par un narrateur dont l’existence ne convainc pas, apparaît en filigrane laissant le lecteur sur sa faim, conscient que, décidément, l’architecture baroque dont parlait l’auteur est une entreprise délicate qui peut échouer même quand on maîtrise parfaitement son métier de romancier.

Car, chez Dominique Fernandez comme dans la statuaire baroque, — et cette analogie paraît d’autant plus fascinante après l’évocation de Nicolas , l’oeuvre aboutie forme un tout : l’art de la composition requiert une telle exigence, une telle rigueur aussi, que si un élément manque ou est défaillant, il entraîne immanquablement l’appauvrissement du reste de l’ensemble. Ainsi, le manque de vraisemblance du narrateur entraîne la faiblesse non seulement de l’ensemble de l’architecture du roman mais aussi de la crédibilité des personnages, qui, introduits différemment, auraient pu figurer au nombre des personnages baroques que l’on peut rencontrer avec plaisir dans le reste de l’oeuvre. Classique ou baroque, la question semble finalement secondaire dans cette oeuvre où le plaisir de la création, la réussite esthétique du roman et la force psychologique des personnages tiennent entièrement à cette alchimie des différents éléments qui entrent dans la construction romanesque et semblent être le fruit d’un travail toujours renouvelé, toujours affiné dans les grandes oeuvres fernandeziennes.

Ainsi la formule romanesque de Dominique Fernandez empruntée à Chateaubriand (« On ne peint bien que son propre coeur, en l’attribuant à un autre ») reste la même depuis Porporino, même si des innovations narratives ne cessent d’être apportées dans le même mouvement.

*

Le plaisir romanesque de Dominique Fernandez tient à cette combinaison complexe d’éléments qui, séparément, peuvent sembler plus ou moins romantiques (l’attitude face à l’existence de certains personnages), plus ou moins baroques (le goût pour le spectacle de personnages secondaires, certains traits de la construction romanesque qui reposent sur des effets de miroirs, des jeux sur la multiplications de points de vue...), plus ou moins classiques (les destins contés sont tous, ou presque, des destins tragiques), de telle sorte qu’il peut paraître vain de ne vouloir accoler à cette oeuvre qu’une seule épithète. À la classification il faut donc préférer la définition, car à quoi se résout le plaisir romanesque de Dominique Fernandez sinon au pouvoir de recréation et d’évocation d’un monde et d’un héros à partir d’une authentique volonté de relire un destin, dans la totalité de son mystère ? Il n’y a pas de hasard, dans cette oeuvre, pour le choix du sujet. Celui-ci répond entièrement à la nécessité de l’auteur de continuer et d’approfondir son exploration d’un thème et d’une question qui habitent depuis toujours son travail créateur : comment être un artiste et être un homme en même temps ? Les héros de l’échec montraient que le ressassement égocentrique était une façon d’échapper à l’urgence de trouver une réponse à cette question, ils se perdaient avant de s’être confrontés à l’épreuve de la vie ; les héros de la maturité, ceux qui sont nés de la projection de l’auteur dans des sortes de doubles, répondent chacun à leur manière, dans l’époque qui est la leur (du XVIIIe au XXe siècle), dans le monde qui est le leur (de l’Italie à la Russie en passant par la France), montrent qu’il n’y a pas de façon véritable d’échapper à la question du plaisir et de la vie.

Le travail esthétique, la recherche d’une forme nouvelle est donc, dans les grands romans de Dominique Fernandez, en accord parfait avec l’exploration d’une nouvelle dimension de la thématique romanesque : la variété, non seulement du cadre mais de la psychologie et de la morale des personnages, assure à la création romanesque fernandezienne une matière aussi riche et féconde, aussi originale et diverse que le sont ses curiosités de voyageur, car la création romanesque est aussi une sorte de voyage, à travers les secrets d’une pensée, les mystères d’une destinée.

CHAPITRE IV : LE MILITANT DU PLAISIR ET L’ASCÈTE

Militant du plaisir, combatif en toute occasion pour réclamer la liberté d’être différent, Dominique Fernandez met sa plume au service d’une cause, profite de l’espace de parole qui lui est donné pour parler au nom de ceux qui, anonymes et réduits au silence, ne peuvent avoir d’occasion de s’exprimer. C’est dans cette intention de révéler, d’expliquer et de revendiquer que l’écrivain publie trois livres que l’on doit ranger dans les rayons de la littérature engagée : L’Étoile rose, Le Rapt de Ganymède et Le Loup et le chien. Ces trois ouvrages montrent assez bien l’évolution de la société française et les changements gagnés, d’âpres luttes, en l’espace de vingt-cinq ans par les homosexuels ; ils montrent aussi comment l’écrivain considère sa mission : il ne s’agit pas pour lui de se contenter du roman mais de s’engager (le mot a ici pleinement sa valeur), de sortir de l’ombre pour donner son opinion, pour se battre avec les moyens qui sont les siens, ceux de l’écriture, et de la réflexion. L’engagement dans le combat homosexuel est un travail, une nécessité morale, sociale, esthétique et politique, révélatrice d’un attachement profond à l’une des fonctions primordiales de l’écriture et de l’art, qui est de chercher à convaincre, à démontrer, à prouver.

Notes
224.

Voir pour une étude du style et du mot dans l’oeuvre de Dominique Fernandez, le chapitre III de la IIème partie.

225.

Notons par exemple l’annonce de la sortie de Julius dans la troisième partie du roman : « Il [Julius] disparaîtra bientôt de cette chronique, consacrée à une autre race de héros. Considérons qu’il en est déjà sorti. Au moment où elle va s’assombrir, n’est-ce pas un trait supplémentaire de savoir-vivre que de s’éclipser ainsi sur la pointe des pieds ? Incapable de refréner une saillie, il se serait mis à plaisanter dans les instants pathétiques, empêchant le drame de mûrir. » (Am., p. 325)

226.

V. supra, p. 218.

227.

« Perchée sur une butte, fermée, à l’abandon, la chapelle Saint-Nicolas dresse sur des murs turquoise un bonnet d’eunuque argenté. Du balcon qui domine le lac, Nicolas plongea dans l’eau fraîche. Je pus constater qu’il n’avait pas plus de poils sur les jambes que sur les bras. Corps aussi blanc et lisse que celui d’un enfant. Il nagea autour d’un îlot et dérangea un banc de poissons qui glissaient sur les cailloux du fond, puis regrimpa, jusqu’au belvédère où je l’attendais, par les rochers abrupts hérissés de cytises jaunes en fleur. Quelle vigueur musculaire, quelle adresse dans ces membres fluets... Tout ruisselant de gouttelettes émeraude, il enjamba la barrière de tronc de bouleaux fendus par le gel et reprit ses habits qu’il avait laissés à ma garde. Bien que nous fussions absolument seuls à l’extrémité de ce promontoire — le reste du bateau avait préféré attendre l’heure du retour, fixée à sept heures du soir, sur les bancs d’une guinguette installée près du débarcadère —, il ne voulut pas ôter son caleçon pour le faire sécher. Il préféra se rhabiller encore mouillé et nous nous remîmes en route par les sentiers poussiéreux. Moi, qui n’aime que les femmes, il m’avait ému, je l’avoue. Encore aujourd’hui, je me demande si la simple pudeur habituelle aux Russes lui avait déconseillé de se montrer tout nu, ou s’il se cachait par pressentiment des ravages qui pourraient résulter d’une conduite imprudente. » (Nicolas, pp. 214-5).

228.

« Un matin, Rachid se réveilla la bouche pâteuse. (Comment l’ai-je su ? Comment la scène qui a suivi est-elle venue à ma connaissance ? Eh bien, sans entrer dans les détails, évidemment, il m’en a raconté assez pour que ce que je vais en dire forme un récit vraisemblable). » (Ibid., p. 264).

229.

« (De temps en temps, Nicolas me montrait ce cahier. Un jour, il oublia qu’il y avait intercalé quelques réflexions personnelles sur sa vie à Paris.) » (Ibid., p. 152).

230.

  V. infra, pp. 496-8.