1)Chercher le plaisir pour écrire ou écrire pour trouver le plaisir ?

Si le thème du plaisir et la question de l’homosexualité se manifestent dès le premier roman (L’Écorce des pierres), au moment où a paru le livre, en 1953, tous les critiques semblent ne pas voir ces motifs que nous considérons aujourd’hui comme majeurs, ni déceler la raison de la conduite désespérée d’Henri : la fascination de l’échec semble se suffire à elle-même. Est-ce par manque d’audace de la part des critiques ? Est-ce parce que ce roman — qui nous apparaît aujourd’hui comme l’éprouvette renfermant les composantes de base de l’art romanesque fernandezien, mais avant leur combinaison —, peut profiter du recul qui est le nôtre : plus de trente ouvrages, des centaines d’articles, des entretiens et des interventions publiques qui rendent les marques plus claires et plus aisées à déchiffrer ?

Les mots « homosexuel » et « homosexualité » dans l’oeuvre romanesque n’apparaîtront qu’avec L’Étoile rose, tandis qu’ils sont présents dès le premier essai publié par l’auteur (Le Roman italien et la Crise de conscience du monde moderne), dès les premiers articles aussi. Dans ceux qu’il nomme ses romans de l’échec le romancier n’a pas encore trouvé le moyen d’aborder le thème du plaisir : ces livres, situés dans une période qui lui est contemporaine, campent des adolescents aux tortueux débats de conscience mais qui se refusent, pour des raisons mystérieuses, d’affronter la vie. Leur dérobade face à l’épreuve de l’existence n’est pas sans faire penser à l’attitude de leur créateur devant la dimension qu’il souhaite non seulement aborder mais explorer, mais qu’il évite alors d’exprimer, certain qu’il n’est pas encore en mesure, qu’il ne jouit pas de la liberté de le faire. Significatif à ce titre, est le moyen utilisé par Dominique Fernandez pour éviter d’employer des mots qui feraient précisément référence à la nature du désir de son protagoniste dans Les Enfants de Gogol, quand, à propos de Stéphane, Étienne examine cette question :

‘D’ailleurs, je connaissais maintenant assez bien mon élève pour savoir que parmi tous ses sujets d’angoisse, celui-là au moins lui serait épargné. Il ne refoulait rien de ce côté-là, il n’avait pas besoin d’avoir peur, pas besoin de se défendre : ce genre d’attirance, il ne l’éprouvait pas, ni consciemment, ni inconsciemment. Des preuves ? Mais la manière même dont nous avions, sur mon initiative, discuté une fois ou deux du problème. Il n’avait pas montré beaucoup d’intérêt pour la question : seulement, ce qui est bien plus significatif, il ne l’avait pas non plus éludée. Loin de manifester une réprobation dont la véhémence aurait pu être suspecte, il s’était déclaré, avec une maturité qui prouvait son détachement, partisan de mesures d’indulgence. En somme, il ne justifiait pas ces gens mais il les comprenait, et pour sa part, si le hasard les mettait sur son chemin, il se contentait de leur tourner le dos, sans précipitation inutile, avec une virile fermeté [...].
Gogol, p. 155.’

« Celui-là », « de ce côté-là », « du problème », « la question », « ces gens » : le lecteur ne peut que s’étonner de ce manque de précision, surtout de la part d’un narrateur qui se livre à une étude, qui se fait le rapporteur d’un cas, démarche bien peu scientifique en vérité puisqu’elle évite soigneusement de nommer avec précision ce dont il est question. À moins qu’il ne faille imaginer une autre raison liée à l’inconfort de l’auteur lui-même qui n’a pas encore trouvé le moyen, ni de développer le thème de la recherche du plaisir dans son oeuvre romanesque ni de dévoiler sa propre identité.

À sa décharge, il faut d’ailleurs préciser qu’au moment de la rédaction de ce roman, Dominique Fernandez est encore marié (c’est le choix qu’il fait de publier ce roman qui semble avoir provoqué son divorce d’avec Diane de Margerie), mais sur ce point précis aussi, et sans vouloir identifier le narrateur à son auteur, le lecteur se doit de s’interroger sur l’interprétation à donner à ces propos, de se demander s’ils n’expriment pas, en même temps que ce culte ambigu pour le père absent, un désir réel bien que réprimé :

‘J’aimais Patricia. Je m’étais engagé avec elle. Elle savait tout de mon passé et je n’avais pas besoin de me révolter puérilement contre elle pour lui faire comprendre qu’une partie de moi lui serait toujours refusée. Nous nous étions entendus tacitement là-dessus. 
Gogol, p. 38.’

« Tacitement » : toute l’histoire d’Étienne tient en effet dans la signification de cet adverbe qui laisse croire que tout est clair, des motifs personnels et de l’identité du héros mais qui indique aussi qu’il n’est pas utile d’en parler, qu’il n’a jamais été question d’en parler : moyen, une fois encore, d’éluder la vraie question, celle du désir, tout en faisant d’elle la colonne vertébrale invisible de ces annales, qui, décidément, sont bien moins analytiques qu’elles le prétendent et dont les zones d’ombre sont dues à ce jeu avec une vérité à la fois recherchée et repoussée, suggérée et non-dite.

Les articles donnés à La NRF à partir de 1955 montrent à l’intérêt de Dominique Fernandez pour l’homosexualité (le choix des pièces ou des livres critiqués en est le meilleur révélateur), mais indiquent aussi une certaine timidité. Ainsi, la réponse de Carlo Coccioli, que l’on peut juger amusante 231 aujourd’hui, à l’article que Dominique Fernandez consacrait en 1955 à son roman Fabrizio Lupo montre de façon exemplaire comment celui qui commençait déjà à réunir les livres de sa bibliothèque homosexuelle pouvait être pris pour un partisan de l’autre camp : il est particulièrement piquant en effet de voir que les points où Coccioli s’est senti attaqué par son critique (l’homosexualité et l’amour maudit) sont précisément les thèmes structurants de l’oeuvre romanesque à venir.

Toutefois, la susceptibilité de Coccioli n’est pas la seule raison de sa méprise : le jeune critique fait alors preuve d’une si grande prudence qu’il traite le sujet de l’homosexualité dans une sorte de nébuleuse. À cette époque, en effet, que Dominique Fernandez s’interroge sur la valeur de ce roman, sur le cas de Pavese ou sur celui du Don Juan de Montherlant, il lui faut lier l’homosexualité à d’autres traits dominants de l’homme ou du personnage : le terme semble ne jamais se suffire à lui seul, comme si le besoin était ressenti, impérieux, de le fondre, de le rendre plus discret dans le fond d’un commentaire dense.

Dans Le Rapt de Ganymède, Dominique Fernandez jugea d’ailleurs le texte qu’il avait consacré à la pièce de Montherlant et fait preuve d’une grande sévérité sur sa prudence passée, tout en reconnaissant qu’il lui était alors impossible de se sentir autorisé à écrire autre chose :

‘Le spectateur, homosexuel et refoulé, que j’étais en 1958 se précipitait sur n’importe quel rayon de lumière qui lui paraissait filtrer à travers les épaisses ténèbres où il se sentait condamné à vivre. J’ai sollicité avec trop d’empressement, sans doute, les timides allusions de la pièce ; le ton lui-même de l’article trahit un état d’excitation et de fièvre qui fera sourire aujourd’hui. Ainsi, pour le prisonnier, le moindre son qui arrive jusqu’à sa cellule est accueilli avec joie. Tout vaut mieux que le silence. J’avais si soif d’entendre parler de ce qui faisait mon tourment que je créditai de qualités mirobolantes l’ouvrage de Montherlant, sans montrer, peut-être, le sens critique nécessaire.
Gan., p. 265.’

D’un intérêt de tout premier ordre est le retour sur cette période capitale où, dans le roman, l’homosexualité est un thème à ce point voilé, traité de biais et recouvert tantôt par une construction labyrinthique (Lettre à Dora) tantôt par la complexité psychologique et morale du personnage principal (L’Écorce des pierres), et où, dans ses articles ou ses essais, le critique ne se sent pas libre d’aborder la question de front, — où il se cherche lui-même à travers les oeuvres qui sont soumises à son jugement et se trouve dans une double impasse : incapable de révéler précisément la raison de son plaisir ou de son émotion, incapable aussi de renoncer à cette quête qui lui était indispensable. Jugeant non seulement du contenu de cet article mais de la position dans laquelle il se trouvait trente plus tôt, Dominique Fernandez met une fois encore en lumière le rôle qu’a joué la psychanalyse dans cette difficile quête de la liberté d’être et de la liberté d’expression.

‘Aujourd’hui, je ne qualifierais plus de « douloureux » le secret de Don Juan. Les expressions de « homme normal », « homme complet », pour désigner celui qui arrive à « l’épanouissement » d’une « virilité véritable, authentique », ne m’échapperaient plus non plus. Étais-je sincère en les employant alors ? Oui et non. Non, dans la mesure où la prudence, la pusillanimité me conseillaient de ne faire mention publique de l’homosexualité de Don Juan qu’en la déclarant le signe d’une virilité « indécise, douteuse ». Oui, dans la mesure où, intoxiqué par mes lectures psychanalytiques, je doutais d’être un homme entier et portais sur moi-même un diagnostic d’échec. « Un masque, qui recouvre un désespéré » : c’était moi, tel que je me jugeais, et sans la consolation d’être si peu que ce fût un don Juan.
Gan., p. 264. ’

1958, année de la publication de cet article qu’il faut resituer dans l’histoire personnelle de la recherche de modèles et d’exemples qu’a menée l’auteur. L’écriture de cette critique dramatique est donc postérieure à deux lectures (Jean-Paul de Marcel Guersant, en 1953, et La Jeunesse d’André Gide de Jean Delay, en 1956) qui ont été d’une importance capitale pour Dominique Fernandez mais qui, cependant, si elles lui ont permis de prendre conscience qu’il n’était pas seul, qu’il y avait d’autres hommes vivant le même désir, ne lui ont permis ni de sortir de l’ombre, ni d’exprimer avec plus d’audace ses goûts et ses idées.

‘Je me souviens de m’être délecté aux épisodes païens du roman [Jean-Paul], et ennuyé aux discours moraux du prêtre — tout en m’identifiant à ce jeune homme, qui avait à deux ans près mon âge, se montrait mille fois plus déluré que je n’étais, agissait comme j’aurais voulu agir, et mourait presque en saint. Ma lâcheté, une fois de plus, me faisait honte. Comme Jean-Paul, j’avais mon « vice » en horreur ; mais sans avoir le courage de le mettre en pratique, en dehors d’une brève aventure à l’étranger. Au demeurant, avec ou sans croyance en Dieu, l’homosexualité ne pouvait être qu’un enfer : telle était la leçon que j’ai retirée de ce roman, à la fois bouleversant et horripilant, audacieux et malsain. Vigoureux, sincère, et digne à coup sûr d’une réédition.
Gan., p. 111.’

Le résumé du roman de Marcel Guersant 232 montre assez précisément ce qu’attendait Dominique Fernandez de ses lectures : non seulement, une reconnaissance mais la possibilité d’envisager la seule source de plaisir qu’il savait être la sienne comme une recherche naturelle. Or, ni la magistrale psychobiographie de Jean Delay ni ce roman « bouleversant et horripilant » ne lui apportent ce réconfort : chez le premier, il se sent disculpé 233, chez le second, il semble intuitivement ressentir le travail qui reste à faire pour ouvrir vraiment la voie d’une création romanesque qui poserait des questions sans avoir recours aux méthodes freudiennes, sans se soumettre à la loi des dogmes judéo-chrétiens.

D’autres auteurs ont suscité l’intérêt et parfois l’enthousiasme de Dominique Fernandez ; c’est le cas de Roger Peyrefitte pour son roman Les Amitiés particulières, jugé dans un court paragraphe qui montre la réticence du critique pour ce livre qualifié de 

‘beau roman, mais qui baigne tout entier dans le secret, la faute, la tragédie. C’est la Grèce contaminée par l’Église, Corydon traîné au confessionnal, les bergers de Virgile livrés à saint Paul. Je fus moins sensible à la gracieuse légèreté de l’idylle qu’à la malédiction dont les amours de Georges et d’Alexandre sont punies.
Gan., p. 104.’

C’est Robert Merle salué pour son « livre remarquable », Oscar Wilde ou la destinée de l’homosexuel, mais dont est critiquée la thèse qui « suppose que la sexualité normale de l’homme est orientée vers la femme : jamais Merle ne se demande si l’homosexualité n’est pas un simple désir, sans explication, sans genèse » (p. 113). Ce que Dominique Fernandez cherchait en fait dans ces années 50 où, âgé de vingt ans, il vivait dans l’oppression de la loi du silence, se sentant dans la double obligation de taire qui il était et de cacher ce qu’il désirait, n’était pas tant une permission, qu’un encouragement à parler et à créer, un exemple. On ne s’étonnera donc pas de l’absence ou de la rareté des références au Corydon ou à L’Immoraliste de Gide : l’auteur considère d’une part que le désir gidien est un désir plus pédéraste qu’homosexuel (il ne peut pas s’identifier pour cette raison à celui qui a, le premier en France, eu le courage de publier un livre exposant la qualité naturelle d’un désir qui réunit deux êtres du même sexe), d’autre part, que ces oeuvres ne s’adressent pas à sa génération (le débat n’est plus pour lui celui d’un érotisme solaire et poétisé, mais celui de la place que peut occuper dans la société un homme dont le désir ne coïncide pas avec la norme), et enfin que ces livres sont ceux d’un homme issu de la grande bourgeoisie qui, certes, a fait preuve de courage en les publiant mais qui n’a pas, en tout état de cause, risqué de perdre son travail ou de se voir rejeter...

Le processus d’identification (et de libération) n’a pas pu jouer, ni avec Proust, ni avec Gide ; quelle que soit l’admiration qu’il porte à ces écrivains et à leurs oeuvres, ce n’est pas de lui qu’elles parlaient, ce n’est pas de sa génération ou de son milieu qu’il était question. Seul restait finalement le roman de Marcel Guersant :

Jean-Paul reste le premier roman homosexuel (et non plus seulement pédérastique et gracieusement élégiaque comme l’histoire racontée par Peyrefitte) jamais publié en France. La première affirmation publique, le premier cri de révolte, la première protestation d’innocence d’une race persécutée sans avoir choisi son sort. Cocteau, qui préparait son élection à l’Académie française, n’avait toujours pas avoué son Livre blanc, et Marcel Jouhandeau, l’irrégulier par excellence, ferait paraître en 1954 son Tiresias, apologie de la sodomie, sans nom ni d’auteur ni d’éditeur, dans une édition hors commerce à cent cinquante exemplaires. [...] Roger Martin du Gard lui-même, malgré sa renommée internationale, mourrait en 1958 sans avoir osé publier son grand roman homosexuel, Le Lieutenant-colonel de Maumort, auquel il travaillait depuis 1941 et qui ne paraîtrait qu’en 1983, vingt-cinq ans après sa mort.
Gan., pp. 110-1.’

C’est dans ce désir littéraire que Dominique Fernandez 011s’est constitué cette bibliothèque qui témoigne de l’interdit qui pesait alors sur la question, une bibliothèque dans laquelle les romans sont très rares et témoignent de cette incapacité à se libérer, une bibliothèque où en revanche abondent les ouvrages de médecins, psychiatres ou psychanalystes qui proposent la répression ou la guérison.

Les livres que recherche Dominique Fernandez dans ces années noires restent à écrire, le travail de la recherche du plaisir et de l’écriture fernandezienne peut et doit donc commencer. Il lui faut cependant trouver le moyen de renoncer à se retrancher prudemment dans un silence, qui, certes, le protège de tracasseries professionnelles, mais ne peut pas l’aider à trouver le plaisir, ni à devenir l’auteur de cette oeuvre qui reste à créer.

La constitution du roman fernandezien semble d’ailleurs être le produit naturel de cette quête d’une voix pour exprimer un désir réprouvé, minoritaire et considéré comme anormal par les médecins et les législateurs, par la société en général. La vaste culture que s’est constituée le romancier durant toutes ces années de recherche et de déception, la formation universitaire qui est la sienne, et le principal trait de caractère qui le caractérise, la combativité, sont autant de points qui l’inclinaient à rechercher un moyen de lutter avec les armes de l’écriture contre les préjugés et les injustices. Avant d’entrer en scène avec un roman à thèse 234, un roman qui se présente comme le témoignage exemplaire d’un homosexuel né dans les années 30 et ayant bravé les interdits, survécu aux menaces ou aux pièges, et gagné seul sa liberté, Dominique Fernandez s’adonne à une représentation historique de son désir avec Porporino. Dans ce roman où s’expriment non seulement un désir homosexuel (l’anachronisme n’est évidemment pas fait par l’écrivain) mais le thème du paria, l’écrivain réussit à ménager la part d’explication qui fait dès lors l’originalité de sa création romanesque : le Prince Sansevero, personnage inquiétant et fascinant, visionnaire et fou, est le personnage avec lequel l’auteur parvient à exprimer ses fantasmes, sa conception de la sexualité, son rêve. S’il confie l’originalité de sa pensée, la force de ses arguments et la valeur contestatrice de ses points de vue à un inventeur génial qui refuse de donner un tour utilitaire à ses inventions, qui s’enferme dans son souterrain pour donner libre cours à sa recherche esthétique, n’est-ce pas pour dresser une parabole de la fonction de l’écrivain, qui, comme le prince avance masqué ou caché, lie le génie à la transgression, doit trouver des subterfuges pour exprimer sa vérité et joue tout à la fois sur la séduction que son art exerce et sur la force de fascination et de répulsion qui se dégage de sa quête ?

La création de ce masque représente sans doute le premier indice d’une véritable libération : le romancier en faisant parler un autre, si différent de ce qu’il est au fond, mais partageant sa rêverie, a réussi à expliquer ce qu’il considérait jusque-là comme l’indicible et l’inavouable par le biais de la transposition et de l’évocation d’un pays qui représente pour lui la terre du plaisir et le lieu de la libération, d’une époque révolue et déjà déchue (le règne des castrats prend fin). Ce qu’il avait cherché à suggérer ou à évoquer dans ses premiers romans ne réussit à s’imposer avec clarté, à s’épanouir, que dans le cadre du roman historique, celui-là même qui lui permettra d’exprimer avec le plus de finesse sa pensée du plaisir.

Le roman quand il a pour cadre une histoire contemporaine continue cependant, même après cette libération, à se heurter à certaines difficultés, à des maladresses : on sent l’auteur moins à l’aise pour parler, avec des mots qui sont ceux de son époque sans pour autant être ceux de son milieu, des conditions de la recherche d’un plaisir qui visiblement le poussent à certains excès, à forcer le trait de portraits comme cela est le cas dès L’Étoile rose avec le personnage de Fag.

En 1971, nous l’avons vu, Dominique Fernandez s’est libéré de la psychanalyse en créant ce qu’il a appelé lui-même un roman freudien ; or, même avec l’invention d’un narrateur qui s’amusait des règles de la narration, qui montrait la désinvolture d’un romancier qui jouait avec son lecteur au jeu de la création d’un roman qui ne saurait être comparé à aucun roman jusque-là, l’écrivain n’a pas poussé l’audace assez loin pour se sentir la liberté d’exprimer enfin la raison véritable qui pousse Étienne à rompre ses fiançailles. La distance prise avec l’art romanesque ne provoque pas encore la liberté que trouvera plus tard le romancier.

En 1974, il publie Porporino et en même temps qu’il touche un public plus vaste, il atteint ce que l’on pourrait appeler sa vérité romanesque, faite d’un contenu idéologique qui s’adresse à toutes les générations de lecteurs, d’une part de rêve et de nostalgie, d’exotisme et d’évasion. Le succès du romancier confirme les talents du critique : il sent que le temps est venu sans doute de s’exprimer sans fards ni déguisement. C’est alors cette double reconnaissance professionnelle acquise dans les deux activités qu’il mène de front, de critique (auteur d’une thèse remarquée, de deux essais salués par de nombreux articles élogieux : Le Roman italien... et surtout L’Arbre jusqu’aux racines) et de romancier couronné par le prestigieux « prix Médicis » qui lui permettent de dire enfin ce qu’il est, ce qu’il pense, de s’engager au sein d’un mouvement qui est loin alors d’être à la mode, plus loin encore de faire l’unanimité dans le monde universitaire ou même dans le cercle de la littérature parisienne où il a réussi à se faire un nom et une place de premier rang.

1968 a permis de confirmer une libération sexuelle qui était amorcée dès le début des années 60 : il est temps pour lui, dans les années 70, de prendre position, de « sortir du placard », de mettre sa notoriété au service de la cause homosexuelle.

Rétrospectivement, c’est avec une grande sévérité que l’auteur du Rapt de Ganymède juge ceux qui auraient eu, avant lui, par l’autorité qu’ils avaient acquise auprès d’un vaste public par leurs travaux d’érudits, et par la place qu’ils occupaient dans l’Université française, l’occasion de faire entendre la voix du désir homosexuel en s’affirmant publiquement, mais qui n’ont pas voulu dire alors quelles étaient leurs raisons de s’intéresser à certains sujets de la littérature ou à la philosophie :

‘Quant à Roland Barthes, on put constater sa lâcheté dans le petit livre qu’il publia en 1975 aux Éditions du Seuil, Barthes par Roland Barthes. Invité à parler de lui-même, un des maîtres à penser les plus prestigieux de son temps, qui aurait pu sans danger et dû se servir de sa notoriété pour modifier l’image publique de l’homosexuel, se déroba derrière des préciosités de langage. Un seul paragraphe sur « la déesse H. », débité sur un ton neutre, dépersonnalisé, comme s’il ne s’agissait pas de l’auteur lui-même. « Le pouvoir de jouissance d’une perversion (en l’occurrence celle des deux H. : homosexualité et haschisch) est toujours sous-estimé. » Quelle frayeur, quels chichis pour oser le mot ! L’homosexualité n’est mentionnée d’abord que par une majuscule, puis énoncée tout du long, mais entre parenthèses, et accolée aussitôt à une autre « perversion », comme pour détourner l’attention. Surtout qu’on ne m’applique pas ce que je viens de dire ! proclame ce luxe de précautions, d’autant plus pitoyable que ce qui est dit est d’une indigence extrême. On n’apprendra quelque chose de moins vague que par des fragments d’un journal posthume (Incidents, 1986). Ce qui était prudence légitime pour les générations de Proust, Martin du Gard, Cocteau (mais Gide avait passé outre) me semble aujourd’hui pure et simple poltronnerie.
Gan., p. 132.
Il faudrait enfin parler des livres de Michel Foucault, directement intéressé, comme Roland Barthes, au sujet. Lui non plus ne s’est jamais décidé à apporter son témoignage personnel. Il n’a traité de l’homosexualité, dans les trois volumes de son Histoire de la sexualité (Gallimard, de 1976 à 1984), que par le biais de l’analyse historique, en s’appuyant sur les plus récentes des études consacrées à la Grèce antique. C’était prendre acte de la grande mutation intervenue dans l’observation et l’étude de l’homosexualité. Aujourd’hui la parole n’est plus aux médecins ni aux psychanalystes, elle est aux historiens. On regrettera la timidité de Foucault, sa crainte d’engager son autorité : la philosophie avait avec lui l’occasion, pour la première fois depuis Platon peut-être, d’influer directement sur les moeurs. Il a laissé ce rôle à des hommes qui n’avaient ni son prestige ni par conséquent son pouvoir de devenir des modèles pour la jeunesse.
Gan., p. 133. ’

Ce n’est pas tant le jugement du partisan de ce que l’on nomme aujourd’hui le outing (terme anglais pour désigner la dénonciation publique d’homosexuels qui, hommes politiques ou personnalités en vue, ont peur de révéler leur identité sexuelle et de perdre leur crédit, leurs avantages ou leur électorat) — attitude que réprouve d’ailleurs Dominique Fernandez au nom du libre choix de chacun de définir individuellement sa position235 qui s’exprime ici, mais le point de vue de celui qui aurait aimé s’appuyer sur l’exemple d’autres intellectuels français, qui se serait senti soutenu dans ses luttes et dans son travail et qui aurait peut-être ainsi évité le désagréable tribunal rennais réuni contre l’homosexuel, auteur de Dans la main de l’ange.

Notes
231.

Carlo Coccioli exprimait en effet à son critique  ses reproches en ces termes : « Esprit fort, vous vous fichez pas mal de l’homosexualité ; ce qu’il vous faut attaquer, c’est l’amour. L’amour tout court, celui qui remplit vraiment, lui, les pages de mes livres : leur seul objet appréciable. Mais alors c’est moi qui vous pose une question : “Pourquoi n’aimez-vous pas l’amour ?” Remarquez, d’ailleurs, que vous êtes en bonne compagnie : les braves gens, qui pourtant pardonnent à n’importe quel chien de couchailler à droite et à gauche, montrent des yeux méfiants lorsqu’ils se trouvent en présence de l’amour pur, de l’amour divin ; et plus c’est pur et divin, l’amour, plus ils sont méfiants : d’où leur satisfaction quand ils peuvent déclarer, généralement sur la base de sottises traditionnelles, qu’il est maudit, qu’il est impossible... » (NRF, avril 1955, p. 743). Il est assez piquant en fait de voir développés par l’auteur courroucé tous les termes qui fonderont l’esthétique fernandezienne, à commencer par la question de l’amour maudit.

232.

Né en 1913, de nationalité suisse, a fait des études de théologie, est l’auteur d’une édition des Pensées de Pascal en 1954 (d’après Les Amours masculines, Anthologie de l’homosexualité dans la littérature de Michel Larivière, Paris : Lieu commun, 1984).

233.

« Je me rappelle avoir lu le premier tome (de loin le plus important) d’une traite, d’abord dans le train de Paris à Amiens, puis le reste dans la nuit. Je me croyais encore, à cette époque, victime d’une fatalité mystérieuse, d’un ordre absurde écrit dans le ciel. Cette étude, où ce qui était dit de Gide s’appliquait fort bien à mon propre itinéraire, m’apprit — ou je crus qu’elle m’apprit — comment j’étais devenu homosexuel : par l’éducation que j’avais reçue, par l’influence d’une mère autoritaire me contraignant à dissocier l’amour et le désir, par mon enfance partagée entre la loi morale et l’attirance de la « chair », par l’obligation où l’on m’avait mis de ne chercher mon plaisir que dans un domaine clandestin, dangereux, avilissant. Je n’étais donc pas, me dis-je, une aberration dans l’espèce humaine, mais seulement le produit d’une histoire. Mon cas cessait d’être un secret honteux : je le comprenais, désormais à la lumière de la raison. Immense fut le soulagement que j’éprouvai. Ce livre a marqué un tourment dans ma vie. Avant, je me prenais pour un monstre. Après, la faute de ce que je me trouvais être n’incombait plus à quelque défaut abject de ma nature, mais au divorce de mes parents, au caractère de ma mère, à une suite funeste, mais parfaitement avouable, d’erreurs pédagogiques commises à mes dépens. / Aujourd’hui, bien sûr, le principe même d’une “explication” me semble inadmissible. L’homosexuel est aussi naturellement ce qu’il est que l’hétérosexuel. [...] L’ouvrage de Jean Delay garde néanmoins une grande importance historique. L’homosexualité cessait d’être un mystère, pour devenir un accident. » Gan., p. 115.

234.

Il s’agit bien sûr de L’Étoile rose, qui présente aussi, comme Le Rapt de Ganymède, la somme de toutes les lectures et recherches entreprises par Dominique Fernandez. Dans le choix même du prénom du jeune Américain (Donald) qui initie David au vocabulaire d’une homosexualité qui s’organise pour se ménager des occasions de plaisir malgré la répression, ne peut-on pas voir une allusion à l’un des auteurs américains (Donald Webster Cory) qui les premiers ont décrit les « us et coutumes des homosexuels américains », à celui chez qui il a découvert le mot « gay » ? Voir Gan., p. 108 à propos de L’homosexuel en Amérique (1951).

235.

Ainsi dans un court texte que Dominique Fernandez donne au Nouvel Observateur (7 novembre 1991) intitulé « Cessons d’être lâches » : « Il ne s’agit ni de plastronner ni de provoquer, mais tout simplement de s’affirmer tel qu’on est, sans honte comme sans forfanterie. Aujourd’hui, en tout cas, je trouve juste qu’on méprise le gay non parce qu’il est gay mais parce qu’il n’ose pas l’être ouvertement. Quiconque a les moyens intellectuels et sociaux de se déclarer et se dérobe à l’épreuve porte tort à l’ensemble du groupe et fait reculer d’un siècle la libération. En revanche, dénoncer les autres, selon la pratique de l’outing américain, me semble une triste résurgence du passé. On retourne aux vieilles méthodes de chantage qui sévissaient, précisément, dans la société rétrograde. À chacun de prendre ses responsabilités ; donner la chasse aux sorcières est une nouvelle preuve de lâcheté. »