En 1978, élu au jury du prix Médicis, Dominique Fernandez publie son roman, L’Étoile rose, et décide de mettre sa plume au service de la cause homosexuelle en donnant des articles ou des entretiens (une vingtaine entre 1979 et 1999) à des revues spécialisées : Masques, Gay Pied, Ex Æquo. Ce mouvement d’engagement a été anticipé avec la publication d’Amsterdam où l’auteur décrit par le voyage la quête et la découverte d’un plaisir libéré de toute entrave.
L’engagement, le récit de l’histoire d’un militantisme homosexuel commencent donc avec le roman pour se poursuivre à l’aide des deux autres activités essentielles de l’écrivain, celles de l’essai et de l’article de presse. Autant Le Rapt de Ganymède apparaît comme le livre d’un bilan, celui d’un siècle d’histoire, celui qui vise à faire la synthèse et la présentation d’une culture homosexuelle constituée à travers les siècles et à travers les différentes formes d’art, autant Le Loup et le Chien est un livre dicté par les circonstances et l’actualité. Le premier essai pose le problème de la place de l’homosexuel dans la société en regard des lois qui l’ont jadis discriminé, rejeté et condamné, des lois qui tendent peu à peu à lui reconnaître des droits, le second est la réclamation d’un traitement égalitaire : le point de vue d’un écrivain au moment où la loi sur le Pacs est discutée à l’Assemblée Nationale.
Sans renoncer ni à sa culture, ni à cet art de la polémique qu’il a su développer, c’est bien l’écrivain qui s’exprime ici, dans le débat public et politique, avec ce qu’il sait, ce qu’il sent et ce qu’il souhaite. Car l’écrivain justifie et explique son militantisme par son histoire particulière sur laquelle il revient une fois encore, l’histoire de cette génération née dans les années trente qui a dû lutter et vivre sans modèle, dont le parcours est à la fois la recherche du plaisir, la crainte d’être condamné et la volonté de jouir d’une liberté identique à celle des autres hommes :
‘Impossible, en ces années 1950, de me confier ni aux parents, ni aux professeurs, ni aux camarades. Impossible même de prononcer le mot « homosexualité ». Au lycée, en khâgne, à l’École Normale supérieure, à la Sorbonne, partout où j’ai fait de longues études, jamais on ne faisait allusion à l’amour entre deux hommes, entre deux femmes. On expliquait Virgile, Platon, Balzac, Rimbaud, Verlaine, sans souffler mot du sentiment qui inspire la deuxième Églogue, des moeurs qui sous-tendent la philosophie du Banquet, sans s’interroger sur l’arrière-monde d’où jaillissent les discours de Vautrin, sans évoquer les tempêtes qui avaient provoqué le coup de revolver de Bruxelles.Ce livre est donc le produit d’une blessure et d’une déception, la réaction de celui qui, meurtri par la démission de la gauche et plus généralement par celle des députés qui devaient voter pour l’examen de la loi relative au Pacs, prend la parole, témoigne de ce qu’il a vu en séance et indique, de son point de vue, quelles sont les causes culturelles, politiques, idéologiques et religieuses de cette dérobade, quelles sont les conséquences de cette lâcheté. C’est en son nom propre, en tant qu’homosexuel plus qu’en qualité d’écrivain, comme homme plus que comme artiste, que Dominique Fernandez fait valoir son point de vue, retraçant l’histoire de cette loi qui vise à accorder des droits d’égalité, à reconnaître enfin une partie de la société. Car ce qu’il nomme « la soif de reconnaissance » est aussi la réclamation d’une réparation sociale : l’histoire du Pacs est souvent dépassée, comme dans l’extrait cité précédemment, pour faire valoir des périodes particulièrement critiques de l’histoire de la société française.
Ainsi, l’auteur revient sur ce qu’il nomme « l’étoile rose, cette étoile jaune des homosexuels, qu’ils devaient porter dans les camps nazis, [qui] leur a été assignée dès les temps bibliques » (Loup, p. 41). Mais c’est après avoir fourni son interprétation des condamnations de l’homosexualité par la Bible, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, pour montrer non seulement le point de vue de l’Église sur la question mais la place qu’elle tient dans le débat. Là encore, la documentation de l’auteur ne peut pas être prise en défaut : il a lu et analysé tous les textes dans lesquels les voix importantes des grandes religions monothéistes se sont exprimées. Et son propre point de vue, à lui qui ne veut être rattaché à aucune de ces religions, qui a su montrer le destin d’un paria (Pier Paolo) dans la très catholique Italie et le parcours spirituel d’un jeune protestant (Friedrich) interpellant Dieu pour lui présenter sa conception de l’Amour pur, est de dénoncer ici l’étroitesse de vue de ces évêques qui rejettent, à travers l’idée du Pacs, la reconnaissance de l’homosexualité :
‘Peut-on préjuger de la réaction du Christ, si les pharisiens avaient poussé devant lui un couple gay ? Jésus lui-même ne semble pas avoir été insensible à la tendresse homophile. Les peintres italiens de la Renaissance montrent, avec une constance qui indique un accord tacite de l’Église, puisqu’ils recevaient leurs commandes du clergé, le jeune et blond saint Jean couché sur sa poitrine. Je n’insinue rien d’obscène en disant cela. Je fais seulement remarquer que le christianisme étant une loi d’amour, aucune haine, aucune phobie n’a le droit de s’en recommander. La morale sexuelle a toujours été le point faible de la doctrine catholique. Jusqu’où peut aller l’amour que celle-ci autorise ? Si, par principe, elle se croit obligée de condamner l’homosexualité, elle ne s’interdit pas non plus de fermer les yeux, par indulgence ou par calcul. Le ciel, comme on sait, encourage aux accommodements. La persécution n’aurait pas été si rigoureuse, si les prêtres avaient été les seuls à l’exercer.Mais les prêtres, justement, ne sont pas seuls à porter un jugement sur l’homosexualité ; avec le Pacs, la question des moeurs est devenue un enjeu politique, et bien rares sont ceux qui, parmi les hommes politiques, selon Dominique Fernandez, osent dire qu’ils sont favorables à cet acte de reconnaissance : « En l’an 2000, l’homosexualité continue à déranger, à quelque parti, à quelque courant qu’on appartienne » (p. 138). Il salue avec force le courage de femmes désintéressées qui se sont battues avec fougue pour défendre ce projet de loi. Aux premières lignes, se trouvent trois femmes dont Dominique Fernandez tient à saluer le courage et l’intelligence au moment même où « l’intelligentsia française est restée muette pendant les débats. Elle qui aime tant intervenir, sur tous les sujets, a ignoré celui-ci » (p. 138).
‘Remarquons le rôle des femmes dans la défense et illustration du projet. Trois femmes se sont distinguées, trois femmes hétérosexuelles. À gauche Élisabeth Guigou, ministre de la justice, et Catherine Tasca, présidente de la commission des lois. À droite, Roselyne Bachelot, députée RPR du Maine-et-Loire. Une femme hétérosexuelle est au-dessus de tout soupçon, si elle prend fait et cause pour les homosexuels. Un hétérosexuel mâle sera toujours gêné. Sur lui pèsera l’éternelle suspicion : peut-être en est-il ? Les femmes sont donc plus à l’aise, dans ce genre d’affaires. On ne les soupçonne pas d’être lesbiennes, on ne se pose même pas la question à leur sujet, parce que, au fond, leur sexualité n’est pas soumise au même espionnage, leur sexualité ne soulève ni curiosité ni réprobation. Pareille discrimination a valeur de symptôme : la société veille à ce que les hommes ne trahissent pas leur rôle viril, elle se montre plus coulante à l’égard des femmes. Gomorrhe dérange moins, choque moins que Sodome. Gomorrhe ne scandalise pas.Femmes et gays sont solidaires, liés dans cette conquête d’une société plus juste, selon Dominique Fernandez, même si bien sûr il y a des exceptions évidentes à ce constat. C’est en tout cas le rôle joué par Catherine Tasca qui demeure pour lui, de loin, le plus admirable et le plus intelligent : elle est la femme qui a su soutenir la lutte en dépit de la dérobade de son propre clan, le 9 octobre 1998, celle qui a eu les mots justes pour expliquer la raison de son combat, pour montrer la valeur de la cause qu’elle défendait :
‘Inscrivons, au seuil de cette étude, les mots de celle qui a montré le courage le plus ferme et le plus constant. Parmi les hautes personnalités socialistes, c’est la seule dont la détermination n’a jamais faibli. Le but du Pacs ? « Admettre un vécu trop longtemps condamné au silence honteux et peureux, pour créer un nouveau droit de la personne. Permettre à des couples, homosexuels ou hétérosexuels, unis par un engagement de vie commune, de sortir d’une discrimination infamante et d’un non-statut angoissant. » (« Juste Pacs », par Catherine Tasca, dans Libération, septembre 1998.)Mais le courage de ces trois femmes n’empêche pas la sottise d’autres représentantes du peuple français, et c’est là la jubilation de l’auteur d’un pamphlet contre les préjugés, idées reçues, contre-vérités ou autres bêtises qui peut prendre toute sa mesure. Dominique Fernandez intitule l’un des chapitres de son plaidoyer pour le Pacs : « Sottisier ». Relevant, non seulement dans les articles mais dans le courrier des lecteurs de différents journaux, les réactions qu’a pu susciter le Pacs, il dresse une liste qu’il livre presque sans commentaires ni fioritures pour montrer que la sottise se suffit à elle-même et pour conclure : « aucune catégorie sociale ni aire géographique n’a le monopole de la bêtise ». Mais c’est avec deux championnes de la cause anti-Pacs que Dominique Fernandez déchaîne sa verve, se délecte dans la caricature et montre par la provocation le fond de son jugement sur Christine Boutin (députée RPR) et sur Évelyne Sullerot (sociologue).
Pour la première, c’est une double rencontre qui sert de portrait, apparition d’abord lors de la séance marathon de l’examen du projet de loi puis rencontre sur le plateau d’une émission de télévision, « Le Gai Savoir ».
‘Pendant les joutes parlementaires, adversaires et partisans se sont affrontés, parmi les huées, les lazzi, les insultes. Madame Christine Boutin, députée UDF des Yvelines, se distingua par un discours inaugural qui dura plus de cinq heures. Auteur d’un livre : Le « Mariage » des homosexuels ? Cucs, Pic, Pacs et autres projets législatifs (Critérion, mai 1998), envoyée au feu par son clan, surnommée la pasionaria de la guerre contre le Pacs, elle débita pendant une partie de la nuit des affirmations péremptoires, insensible aux railleries, fonçant droit devant elle, non sans un certain courage. Elle s’était dopée aux pâtes et au miel, ce qui ne l’empêcha pas de lâcher quelques lapsus savoureux. « Le Pacs n’a rien de baisable..., je veux dire de paisible », se reprit-elle, impavide sous les hurlements de rire. Boulotte, habillée en teintes pastel, très Française moyenne, commettant les fautes de langage des Français moyens (« débuter mon discours », a-t-elle dit, ignorant que ce verbe est intransitif), elle emploie souvent un mot pour un autre, dérapages qui en disent long sur les fantasmes qui la hantent. Quelques semaines plus tôt, elle avait lancé, en pleine séance, à l’adresse de Patrick Bloche, défenseur socialiste du projet : « Oh ! qu’il est mignon ! » Homophobe, la dame en bleu dragée ? Elle s’est défendue de l’être. « Je voulais dire : oh ! qu’il est gentil ! C’est une maladresse. »On est presque étonné, malgré les quelques détails du portrait physique qui viennent étayer la caricature morale, de la gentillesse de Dominique Fernandez à l’égard de celle qui a brandi une Bible en séance, qui n’a jamais baissé la garde, réclamant au nom des valeurs familiales et morales qu’elle est censée défendre le retrait du projet de loi. C’est sans doute cette combativité, cette naïveté aussi qui la lui rendent finalement sympathique236, les moqueries qu’il lui réserve sont en tout cas moins acerbes (et comportent comme une sorte de trait de compassion) que celles qu’il réserve à celle qu’il surnomme « la vieille Sullerot, momie pétrifiée dans sa bonne conscience féministe des années 1950 » (p. 144), à laquelle il reproche de colporter un des lieux communs de la psychanalyse qui a gâché sa découverte du plaisir et sa quête de liberté :
‘Elle [Évelyne Sullerot] disait tranquillement, pour justifier sa méfiance des homosexuels et son opposition au Pacs, projet de bonheur, donc projet inutile, selon elle, à des êtres voués par essence au malheur : « Mon père, un psychiatre, me répétait toujours : Je n’ai jamais rencontré d’homosexuels heureux. » Mme Sullerot est une sociologue réputée. Si son dentiste lui dit : « De toutes les dents que j’ai soignées, pas une seule n’était saine », sans doute croit-elle que toutes les mâchoires, irrémédiablement, sont pourries.La rédaction de ce livre où, homosexuel, Dominique Fernandez s’engage dans la lutte pour la reconnaissance des droits d’une minorité correspond sans doute à l’une des dernières occasions de se rendre utile, d’agir avec efficacité, de mettre sa plume au service d’une cause, d’être — malgré le romancier qui est en lui et qui ne voit que désavantages à remporter ce dernier combat sur le mépris de la société à l’égard des homosexuels — présent dans ce débat. Il voit là d’ailleurs le seul engagement possible, utile, l’engagement individuel. S’il comprend le besoin de défoulement d’une population opprimée dans une manifestation comme celle de la Gay Pride, il porte cependant un jugement assez sévère, analyse avec lucidité les implications véritables de ce défilé joyeux.
‘La Gay Pride de Paris : bravo ! Le carnaval, la fête, mais aussi le sérieux d’un défilé politique. Seulement, est-ce vraiment la fin de la clandestinité, de la persécution ? Que 60 000 gays dansent et chantent devant la population médusée, est-ce bien le signe qu’une communauté homosexuelle s’installe victorieusement en France, que les dernières résistances vont être vaincues, les derniers problèmes réglés ?Par cette attitude, il se place sans doute en marge du mouvement actuel qui se veut festif, affichant coûte que coûte un air de libération. Pour Dominique Fernandez, non seulement tout n’est pas gagné, mais il reste, avec le lot de victoires à remporter, des rançons à payer, et c’est là justement l’autre versant de son discours, de cette attitude qui le dispose au dédoublement, qui fait de lui d’une part un homme et un citoyen qui, gay, réclame des droits, rédige ce plaidoyer qu’est Le Loup et le Chien, et qui, d’autre part, romancier, sent bien qu’il est en train de perdre les fantasmes et l’auréole fascinante de l’exclu qu’il avait obtenus avec sa place de marginal. C’est à ce titre-là qu’il écrit le dernier chapitre de son essai, reprenant le titre même du plaidoyer : les survivances homophobes que le Pacs (désigné comme une nouvelle « Affaire Dreyfus » révélant les lâchetés des uns et des autres, coupant en deux une nouvelle fois la France) a fait exprimer y sont décrites et expliquées.
« Le Loup et le chien » est un titre à double référence, d’une part une référence immédiate que n’importe quel lecteur aura identifiée à la fable de La Fontaine et d’autre part une référence à l’un des livres qui ont marqué l’apparition du thème de l’homosexualité dans la littérature française, montrant une homosexualité libre mais sans être esthétisée, celle que représente Michel Tournier dans Les Météores (1975). Pourquoi le chien hait-il le loup ? Pourquoi, de son côté, le loup refuse-t-il d’accéder au confort du loup ? Autrement dit, qu’a-t-il à gagner, qu’a-t-il à perdre, celui qui comme Dominique Fernandez est créateur, trouve l’inspiration et la source de son imaginaire dans sa marginalité, en se réveillant accueilli par la société, frère et égal de tous ses concitoyens ?
Les réponses, déjà exposées dans Le Rapt de Ganymède 238 sont reprises ici avec plus de force :
‘L’homosexuel continue à gêner, à déplaire, à irriter, parce qu’il est perçu comme un être libre, affranchi des chaînes qui entravent le commun des mortels. Pas de sacrement, pas de contrat, pas de communauté des biens, pas d’enfants : aucun bagage social, le seul lien étant le plaisir que l’on se donne mutuellement, lien dénouable à tout moment, pacte révocable d’un jour à l’autre. Beauté inouïe de ces liaisons, qui ne tiennent que par la force et la pureté du désir réciproque, sans avoir besoin de s’appuyer, comme les unions conjugales, sur les béquilles du sacrement, du patrimoine, de la filiation.Le Pacs représente un risque de banalisation et de normalisation auquel ne peut pas être insensible celui qui a grandi, qui s’est construit dans la différence, dont l’oeuvre repose entièrement sur la conscience individuelle d’une marginalité. Mais Dominique Fernandez le rappelle en conclusion : « Le Pacs n’est pas obligatoire. Aux gays de choisir, entre le printemps ludique et l’été mûr, entre le jeu et les responsabilités, entre la traque libertaire et l’engagement réfléchi » (p. 165), et, entre enjeu social et définition individuelle, l’écrivain ne peut hésiter car :
‘[...] les gays n’ont pas tout à gagner d’une loi qui, en améliorant leur condition, rabaisse leur image et altère leur essence. Le Pacs met à leur gueule de fauve la muselière du toutou. André Gide, consulté sur l’opportunité du projet, se fût récrié. Quoi ! Renoncer à ma singularité d’hérétique, pour me fondre dans le moule commun ! Jean Genet, encore plus catégorique, se fût esclaffé. Ce que vous me proposez, c’est un marché de dupes ! Si vous m’enlevez les stigmates du paria, je perds du même coup la gloire de l’élu !Voir Loup, pp. 143-4.
Article publié, dans Le Nouvel Observateur du 6 juillet 1995, avec un autre de Didier Éribon sous le surtitre « Après le succès de la Lesbian and Gay Pride : Pour ou contre l’activisme homosexuel ? », l’ensemble étant précédé d’une présentation par Laurent Joffrin.
Voir dans Le Rapt de Ganymède (pp. 282-4) les nombreuses citations des Météores, reprises ici dans ce dernier chapitre du Loup.
Voir Michel Tournier, Les Météores, Gallimard, 1975, pp. 110, 125, 126.