Aventure d’un écrivain et d’un homme, qui, certes, n’a pas été le premier à réclamer le droit de trouver son plaisir (d’autres avant lui dont Gide avec Corydon avaient montré la voie), cette oeuvre se manifeste par son originalité profonde. Mais c’est, paradoxalement, avec le sentiment d’être un initiateur qu’il entreprend sa quête de l’expression du plaisir, avec l’idée que sa génération ne peut se retrouver dans celles qui l’ont précédée dans cette voie, qu’il lui reste tout à dire sur ce continent brûlant de la conscience. L’évolution même de l’idée de plaisir dans cette oeuvre romanesque montre comment l’auteur a procédé par tâtonnements.
Évoquer l’obsession du plaisir, comme une tentation à laquelle on ne peut succomber parce qu’elle est illicite et indicible, constitue son premier mouvement : ses quatre premiers romans, qu’il range dans la « littérature du placard » parce que ses héros souffrent d’un mal qui demeure mystérieux qui les empêche de goûter à la vie et qui les rend par cela même supérieurs aux autres hommes, sont des oeuvres de l’évitement. Le plaisir y est partout présent, pôle attirant et menaçant, mais partout repoussé : ces héros de l’échec ne peuvent trouver un plaisir qu’ils s’empêchent de rechercher. Leur échec tient au refus de se laisser aller à saisir des occasions de vivre. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles il leur manque toujours un peu d’épaisseur : le romancier évoque leur complexe sans en exprimer la cause, il les suit dans leur errance et leurs mises en péril, mais la vie, avec toute son ambiguïté, n’a pas encore gagné le centre de cette création. C’est une population en attente de devenir, adolescente encore parce qu’elle n’a pas encore voulu prendre la pleine mesure du chemin à parcourir pour découvrir les moyens de trouver et de voir le plaisir, qui s’offre et se dérobe au regard du lecteur. Ces jeunes hommes vivent dans une quête de l’absolu qui les plonge non pas dans l’expérience relative du plaisir, mais dans la recherche autodestructrice du néant, ils ne sont pas tentés par le bonheur qu’ils pensent hors de leur portée mais par l’absolu de l’échec qui les rend héroïques. Accepter des occasions voluptueuses serait un signe de déchéance au regard de leurs idéaux qui leur imposent de renoncer à la facilité et à l’ordinaire du reste de la population.
Car c’est aussi toute idée de comparaison qu’ils refusent. Leur existence, leur mode de vie en font des hommes à part, incomparables et exemplaires. Ces personnages sont des héros par excellence. En cela, on reconnaît déjà une dimension du héros fernandezien qui tient à cette nature, à cette psychologie hors du commun. Mais tandis que ces modèles des premiers romans sont des êtres d’exception sans autre signe que leur intelligence (les particularités de leur identité, leur homosexualité, n’apparaissent qu’à l’occasion de scènes violentes, d’affrontements), les modèles suivants introduiront, quant à eux, avec leur affrontement à la société tout entière (et non plus seulement au cercle restreint de quelques individus) en raison de leur quête du plaisir, un motif puissant de marginalité et d’originalité : leur qualité d’artistes ou d’intellectuels.
La quête du plaisir ne peut s’exprimer qu’à partir du moment où la quête d’identité avec tous ses enjeux devient le motif central de la narration. Il faut d’abord accepter de se chercher, de prendre la mesure de son moi, pour se lancer dans l’aventure de ce qui reste une transgression des lois sociales, un défi contre l’ordre moral. Dire qui l’on est pour dire son plaisir. Le récit a la valeur rétrospective du bilan et parfois de la confidence : le narrateur se révèle par la nature même du plaisir qu’il a recherché, par les épreuves qu’il a surmontées pour l’obtenir, et d’autre part, ce plaisir, la satisfaction ou plus généralement l’insatisfaction qu’il provoque donnent lieu à une nouvelle définition psychologique du héros, au parachèvement de son portrait moral. Le refus comme la recherche du plaisir, son absence comme son omniprésence sont donc le signe non seulement de l’importance capitale de la question dans cette oeuvre mais de l’emprise qu’elle exerce.
Or, ce plaisir ne coïncide pas avec une idée de débauche, car la notion de plaisir est étroitement liée à celle d’une règle et d’une loi. On voit ainsi que rien ne menace tant l’existence d’un héros que la disparition des interdits. Le plaisir s’inscrit dans une vision de l’existence que l’on pourrait qualifier de baroque dans la mesure où elle est toujours accompagnée, dans une alliance de termes, de l’idée de souffrance et d’effort, qu’elle est conditionnée par le sentiment du danger, par la conscience que toute chose a une fin. La leçon baroque (et avant cela, le principe épicurien) qui rappelle à l’homme qu’il doit se hâter de jouir n’est cependant pas suffisante pour définir ce que l’on pourrait nommer la morale fernandezienne. Il n’y a d’extase et de volupté que liées au combat acharné que l’on doit mener pour les goûter. Si le plaisir s’offre à portée de main, il cesse alors aussitôt d’être un plaisir pour devenir le lot du commun, d’une humanité ordinaire, il n’a plus aucun attrait, vidé de son sens et dénué de ses enjeux, il perd enfin sa valeur esthétique, ne pouvant plus être le moteur ni la source d’inspiration de la création artistique.
C’est sans doute l’une des raisons de la passion de Dominique Fernandez pour l’art baroque, sa fascination pour les extases de saintes ou de saints qu’il compare à des héroïnes d’opéra : ces représentations, ces théâtralisations du plaisir se fondent sur l’alliance de notions contraires, elles montrent que la douleur extrême coïncide avec le plaisir le plus vif mais s’inscrivent aussi dans le domaine de l’exceptionnel, de la volupté fabuleuse, formidable et monstrueuse. C’est à ces excès des sensations et des sentiments que l’écrivain s’intéresse, c’est sur leur image qu’il bâtit sa réflexion et sa création. Ses héros sont donc non seulement des doubles possibles de sa propre identité mais des reflets déformés, grandis, magnifiés par leurs défauts et par leurs qualités, de types psychologiques non pas simplifiés comme le sont les personnages de l’opéra, mais au contraire rendus plus complexes par l’approche romanesque. Leur plaisir est une expérience extraordinaire et unique. Il correspond parfaitement à l’idée et à la morale que dégage l’auteur de cette question : il ne saurait être pour lui de plaisirs sans fin, d’expériences répétées sur un mode monocorde, le plaisir et sa recherche se manifestent dans une progression, un crescendo qui conduit à la révélation suprême de soi, et à la mort, instant de délivrance et de souffrance extrêmes, de volupté sans retour.
Enfin, le plaisir conduit encore à d’autres foyers d’interrogations, à d’autres thèmes et à d’autres questions, comme le montre le vif et intelligent essai que Dominique Fernandez a tout récemment consacré à la beauté243. Comment douter, après tout ce chemin parcouru sur le territoire du plaisir que la beauté soit non seulement l’aiguillon de toute la recherche fernandezienne mais l’illusion aussi que recherchent toutes ses créatures dans leur quête de l’art et dans leur initiation amoureuse ? Ainsi, c’est un hasard heureux que, au moment où ce travail cherche sa fin et sa conclusion, paraisse ce dernier ouvrage qui trouve tout naturellement sa place ici, comme une porte ouverte sur un débat nouveau : le labyrinthe du plaisir menant à celui de la beauté.
La beauté, source de plaisir, mais aussi source de questionnements et de remise en question de ses propres expériences voluptueuses prodiguées par les occasions de la vie et de l’art, est finalement définie, après en avoir vérifié les sens dans les domaines de l’amour et de l’art, comme une « pure utopie », mais, avant d’en venir à ce final ouvert de la réflexion, examinons encore avec l’auteur le sens de la beauté et ses implications dans le domaine du plaisir :
‘La beauté physique d’un être humain éveille une soif ardente, un désir furieux de possession. Loin d’être intemporelle, elle est précaire, liée au temps, fragile, fugace. Être amoureux, c’est lutter contre le temps. Si je dis : « Je t’aime », j’ai conscience qu’il faut me hâter, tendre une main prompte vers ce qui tend à m’échapper. L’amour est toujours inquiet, anxieux. Contempler une statue rassure. Contempler un être de chair et de sang angoisse. La beauté d’un corps est plus souvent source de damnation que de salut.Celui qui a déclaré que ce qu’il craint plus que tout au monde est de « cesser d’être amoureux244 », montre ici non seulement sa conception de la beauté et du plaisir mais de la vie aussi. Conception qui une fois encore n’est pas sans évoquer la leçon baroque ; signification qui montre, une fois encore, comment, pour l’écrivain, la création et l’existence ont part liée non pas avec l’intemporel, l’infini et l’éternel, mais avec la force et la violence de l’instant : l’intensité de l’événement amoureux, le désir de la jouissance et de la possession de l’autre, l’admiration de l’oeuvre d’art sont des instants de profondes révélations.
‘ Krasavitsa ! Boginya ! Angel ! Beauté ! Déesse ! Ange 245! Passion physique, mais étroitement associée à un élan vers l’au-delà. Sous la banalité des mots, éclate la véhémence de la revendication spirituelle. Même l’amoureux le plus ardent, le plus sensuel, ne peut s’empêcher de vénérer, à travers la « Beauté » qu’il désire charnellement, la créature « divine », « angélique », messagère de l’autre amour, de l’amour absolu auquel tout être aspire.Composer avec l’instant du désir pour se donner l’illusion de l’éternité, n’est-ce pas aussi une des fonctions de l’oeuvre d’art et du roman, un des buts que poursuit Dominique Fernandez depuis qu’il écrit ? Le plaisir, l’amour et la beauté : trinité fernandezienne qui résume à elle seule la voie empruntée pour survivre, pour vivre et pour créer, bannière sous laquelle tout grand projet littéraire peut se ranger, — non qu’il en réinvente les termes, mais il en revisite la signification avec ses images et avec ses personnages.
Dans La Beauté, par Zhu Cunming et Dominique Fernandez, 2000.
Conclusion de sa propre notice « nécrologique », rédigée pour le Dictionnaire de Jérôme Garcin. (Paris : François Bourin, 1989), p. 198.
Hermann à Lisa, dans La Dame de Pique, livret de Tchaïkovski, d’après Pouchkine. [note de D.F.]