Méthodologie et validité de l’étude

L’étude du comportement financier des immigrés maliens et sénégalais de France est essentiellement une étude de terrain. Elle s’est réalisée en deux étapes relativement indépendantes mais profondément complémentaires. La première étape a consisté à faire des entretiens de récits de vie auprès de certaines personnes et groupes de personnes de la population cible (voir annexe 1 pour des exemples de transcription d’entretien). C’est à partir de l’analyse et de l’interprétation des résultats de ces entretiens qu’a été élaborée la seconde étape. Celle-ci s’est fondée sur la réalisation d’une enquête composée d’une série de quatre questionnaires différents mais interdépendants.

Ces questionnaires ont concerné respectivement la population immigrée étudiée (questionnaire principal), les responsables de tontines (questionnaire tontines), les responsables d’associations d’immigrés maliens et sénégalais (questionnaire associations) et les établissements de crédit (questionnaire établissements financiers). Le questionnaire relatif aux établissements financiers a été finalement abandonné, faute de retour conséquent de réponses de la part de ces derniers (voir annexe 2 pour les questionnaires)8.

La stratégie adoptée pour mener à bien cette enquête a été d’abord de définir la méthode de sondage pour chacun des trois questionnaires. Ensuite, de vérifier si le vocabulaire des questions est adapté par rapport à celui des personnes à interroger et enfin de tester les questionnaires.

Le champ de l’enquête ou population parent, appelé aussi base de sondage ou encore population de l’inférence, est composé de l’ensemble des unités statistiques appartenant à la population étudiée. Ainsi, la première préoccupation de l’enquêteur est non seulement de définir la population étudiée mais et surtout de disposer d’une liste complète de toutes les unités statistiques la composant, autrement dit d’une base de sondage.

S’il est relativement très facile de désigner la population étudiée, il n’en est pas de même pour l’établissement de la liste complète de ses éléments constitutifs. C’est le cas en particulier pour deux de nos questionnaires, l’un relatif aux responsables de tontines et l’autre aux responsables d’associations d’immigrés, dont nous n’avons pas pu établir une base de sondage. L’absence de base de sondage s’explique pour le premier par le fait que les tontines sont des groupements informels de personnes donc non répertoriées dont la durée de vie est très variable. La pérennité de ces structures informelles dépend du nombre de membres et de leur désir de renouveler ou non l’expérience. Ainsi, au cours d’une même année peuvent apparaître et disparaître plusieurs tontines rendant ainsi impossible la constitution d’une base de sondage. Pour le second, il existe un répertoire général des associations géré au niveau départemental par les services de la Préfecture.

Ces bases de données souffrent de deux handicaps majeurs. D’une part, elles ne recensent pas toutes les associations immigrées car nombreuses sont les associations qui n’ont pas été déclarées auprès de ces services. D’autre part, elles sont non seulement difficiles d’accès mais et surtout le coût notamment financier de la constitution d’une telle base est, de loin, hors de notre portée. A défaut de ne pouvoir obtenir un choix raisonné d’un échantillon d’associations immigrées sur une base de sondage fiable, nous étions conduit à adopter une « solution de rechange » pragmatique dont l’objectif était d’interroger une quarantaine de responsables de tontines et au moins autant de ceux des associations d’immigrés.

En revanche, pour le questionnaire principal, nous disposons d’une base de sondage relativement fiable composée de l’ensemble des Sénégalais et Maliens majeurs résidant en France. En matière d’enquête statistique, le tirage probabiliste est le meilleur des tirages possibles à condition qu’il s’appuie sur une bonne base de sondage. Une base de sondage étant une liste des personnes de la population étudiée dont on dispose et dans laquelle seront extraits des échantillons lorsqu’on veut réaliser un sondage probabiliste. Cette liste doit avoir deux principales qualités que sont l’exhaustivité et l’unité de la présence de chaque individu statistique dans la liste. L’exhaustivité impose que toutes les unités du champ de l’enquête soient répertoriées, aucune personne n’est oubliée tandis que l’absence d’un double compte signifie que chaque unité du champ de l’enquête n’est présente qu’une seule fois dans la liste.

Les fichiers administratifs constituent a priori la base de sondage la plus fiable pour le questionnaire principal. Mais cette base de sondage est incomplète dans la mesure où nous ne pouvons disposer d’une liste exhaustive des personnes de la population de l’inférence, c’est-à-dire la population de l’ensemble des Maliens et des Sénégalais résidant en France. Ce défaut d’exhaustivité s’explique par les difficultés de mise à jour de l’information relative aux entrées et sorties des personnes du champ de l’enquête et surtout de comptabilisation des personnes dites « clandestins », c’est-à-dire de personnes n’ayant pas de titre de séjour délivré par les autorités françaises.

Cependant cette base peut être acceptée si l’on juge que le défaut d’exhaustivité est relativement faible et ce d’autant plus qu’il est très difficile en pratique d’obtenir une base parfaite en général. Imaginons que ce soit le cas pour notre base. Apparaît alors un problème majeur relatif à l’accès et aux coûts d’exploitation des données de la base. En effet, les bases sont souvent gérées par plusieurs organismes en France.

Compte tenu de tous les problèmes que nous venons d’évoquer ci-dessus, nous pensons plus judicieux de recourir au sondage empirique. Le sondage empirique s’oppose aux procédés de sélection purement probabilistes en ce sens que la probabilité qu’a chaque individu de figurer dans l’échantillon n’est pas connue a priori. La sélection des individus est du ressort de l’enquêteur qui doit néanmoins limiter le biais de sélection lors de la constitution de l’échantillon. Les sondages empiriques sont moins coûteux et plus rapides que les sondages probabilistes car les moyens à mettre en oeuvre sont plus faibles.

On utilise généralement deux types de sondages empiriques : la méthode des unités-types et la méthode des quotas. La méthode des quotas est la plus fréquemment rencontrée ; elle consiste à choisir un échantillon qui est le reflet exact de la structure de la population de l’inférence selon certains critères préalablement définis. L’échantillon constitue alors une image réduite de la population toute entière. Les résultats obtenus sur cet échantillon peuvent se transporter au champ de l’enquête. C’est le « modèle de comportement » où l’hypothèse se substitue au principe de l’inférence probabiliste. La pertinence de cette méthode implique que soient prises en compte, dans les critères de quotas, toutes les principales variables explicatives du comportement de la variable d’intérêt, en l’occurrence le comportement financier des immigrés maliens et sénégalais pour ce qui concerne notre étude.

Les facteurs explicatifs du comportement financier des immigrés maliens et sénégalais semblent nombreux et aucun d’eux ne peut être privilégié par rapport aux autres. Nous ne pouvons faire des quotas croisés pour des raisons pratiques et surtout parce que nous recherchons effectivement l’importance relative de chacun de ces facteurs explicatifs. Il s’ensuit que seul le critère de la nationalité d’origine et celui de l’espace géographique de résidence nous semblent les plus pertinents. Ainsi le sondage, que nous allons faire, va s’appuyer sur la méthode des quotas et est de type aréolaire, c’est-à-dire que le sondage repose sur une subdivision géographique de la population étudiée.

L’objectif initial était de construire un échantillon représentatif issu d’une base de sondage adéquate qui est une synthèse de plusieurs bases de provenances diverses mais de bonne qualité. Plusieurs sources de données ont été consultées, en particulier les publications de l’Institut national des études démographiques (INED) et de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Les données de l’INSEE sont les plus complètes mais elles sont anciennes. En effet, elles sont issues des résultats du recensement général de la population effectué en 1990. Les résultats du dernier recensement général de 1999 ne seront disponibles qu’en septembre ou octobre 2000.

Finalement, nous avons utilisé une synthèse de données plus récentes, celles du Ministère de l’Intérieur et celles du Ministère de l’Emploi et de la Solidarité pour constituer la base de sondage du questionnaire principal. Les données du Ministère de l’Intérieur sont établies sur la base du nombre de titulaires d’une autorisation de séjour délivrée par les préfectures au 31 décembre 1996. Elles ne prennent évidemment pas en compte les personnes en situation irrégulière mais incluent les mineurs qui désirent travailler. Certaines sorties du système, tels que les décès ou les départs définitifs de migrants avant l’expiration de la validité de leur titre de séjour, sont souvent comptabilisées avec un certain retard. Les données du Ministère de l’Emploi et de la Solidarité indiquent le nombre d’immigrés naturalisés français originaires du Mali et du Sénégal.

Un échantillon de cent personnes a été extrait de cette base de sondage. Les contraintes de coûts et l’exigence d’efficacité justifient le choix de la taille de l’échantillon. La collecte des données s’est faite par interview directe. Les personnes interrogées ont été choisies à partir de deux critères de distinction, à savoir la nationalité d’origine et la région de résidence en France. Ainsi, dans un premier temps, l’échantillon de cent personnes a été réparti au prorata de l’importance relative de la population immigrée de chacune des deux communautés sénégalaise et malienne. Cette procédure a permis d’avoir deux sous-échantillons respectivement de 55 immigrés sénégalais et 45 immigrés maliens.

Dans un second temps, nous avons déterminé, pour chaque sous-échantillon, le nombre de personnes à interroger en fonction du poids relatif de la présence des immigrés de la communauté spécifiée dans les vingt-deux régions françaises. Compte tenu de la concentration des communautés malienne et sénégalaise dans les régions d’Île-de-France et de Rhône-Alpes (73 %), l’enquête s’est finalement limitée dans ces deux régions. Il est à remarquer que près de 90 % des Maliens résident en Île-de-France, cette proportion étant de 54 % chez les Sénégalais. Les résultats de ce procédé sont résumés dans les tableaux suivants.

Tableau 1.13 : Base de sondage du questionnaire principal
Résidents Naturalisés Total %
Maliens 30027 193 30220 44,6
Sénégalais 36965 560 37525 55,4
Source : Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, Direction de la Population et des Migrations, Sous-Direction des Naturalisations ; Ministère de l’Intérieur, Direction des Libertés Publiques et des Affaires Juridiques, Sous-Direction des Étrangers et de la Circulation Transfrontières
Tableau 1.14 : Répartition de l’échantillon du questionnaire principal
Effectif Pourcentage
Malien 45 45 %
Sénégalais 55 55 %
Total 100 100 %

Quant au problème sémantique, la diversité des langues parlées par la population cible exige que soit explicitée la signification des principaux termes du questionnaire. En effet, nous avons remarqué lors de nos entretiens avec certains immigrés qu’ils utilisaient par moments des mots de leur langue maternelle. Cette tendance à parler la langue maternelle est d’autant plus marquée que l’informateur ne maîtrise pas le français. Il est très fréquent que les immigrés utilisent dans une même phrase des mots issus des langues d’origine et du pays d’accueil. Ce mélange linguistique est plus important lorsqu’on assiste à une conversation d’immigrés d’une même communauté nationale. Cette situation de fait engendre une difficulté majeure relative à la compréhension des questionnaires.

Ainsi la formulation des questions ne peut être la même pour les immigrés qui parlent parfaitement le français et les autres qui ne le maîtrisent qu’à peine. Qui plus est, le contenu sémantique d’un mot en français est souvent différent de celui du même mot dans les langues d’origine. Pour résoudre ce problème, nous avons fait un entretien pour tester simultanément le vocabulaire et les questionnaires auprès d’une dizaine de personnes. Les questionnaires ont été soumis à la population étudiée après clarification de la signification des termes.

Cette étude aurait été presque impossible sans le soutien effectif de personnes ressources qui sont pour la plupart des responsables d’associations et de tontines. Le soutien des responsables d’associations de migrants témoigne dans une certaine mesure leur volonté de faire connaître et reconnaître leurs actions en faveur des populations démunies des pays d’origine. Les entretiens de recherche avec les migrants et les responsables d’associations et de tontines ont été réalisés au cours du dernier trimestre de l’année 1997 (d’octobre à décembre 1997). La collecte d’informations par questionnaires a été particulièrement longue, et ce malgré l’appui de responsables d’associations et de personnes-relais. Il nous a fallu en moyenne près d’une année pour réaliser l’ensemble des trois questionnaires.

Les questionnaires ont été lancés à la même date, le 1er avril 1998. La durée effective du recueil des données a été de dix mois pour le questionnaire principal, un an pour le questionnaire tontines et un an et un mois pour le questionnaire associations. La longueur de la période de réalisation des questionnaires témoigne des difficultés que nous avons rencontrées sur le terrain. En effet, la passation des questionnaires a été très difficile à cause de la méfiance des migrants vis-à-vis de l’enquête en général. Cette attitude de méfiance a été d’autant plus marquée que l’enquête portait sur leur argent. Pour accéder à l’information, il fallait donc impérativement mobiliser tous les réseaux de connaissance et surtout expliquer les enjeux de notre recherche.

En dépit des limites relatives à la qualité des données et qui réduisent la portée statistique des résultats de l’enquête, nous croyons avoir identifié les grandes caractéristiques du comportement financier des migrants maliens et sénégalais résidant en France. Compte tenu de la faiblesse de l’effectif des échantillons, les résultats statistiques ont plutôt un statut auxiliaire et non confirmatif et servent d’aide à une argumentation sur le plan tant théorique qu’empirique. En effet, l’objectif visé à travers l’enquête était d’obtenir des indices nous permettant d’apprécier la signification, la portée et les déterminants des pratiques financières des migrants et d’élaborer in fine une typologie des comportements à partir de ces indications approximatives.

Par ailleurs, la portée de l’analyse comparative des comportements financiers des migrants et des Français est très limitée. Cette limite découle du fait qu’on compare le comportement financier des migrants avec celui de l’ensemble des Français et non avec celui des Français de conditions de vie similaires, notamment en matière de revenu. Les données disponibles relatives à notre étude ne sont pas différenciées et concernent l’ensemble des Français.

La thèse s’articule autour de deux parties. La première partie explicite la méthodologie de la thèse et est constituée de deux chapitres. Le premier traite des limites de l’approche dite à macro-échelle. Cette approche repose sur une échelle d’observation générale et se caractérise par l’absence d’acteurs concrets contrairement à l’approche dite à micro-échelle. Cependant, le propos n’est pas ici de critiquer l’approche à macro-échelle, mais il s’agit simplement de montrer qu’elle ne permet pas de cerner le comportement financier des migrants.

En revanche, l’approche à macro-échelle reste indispensable pour analyser les conséquences possibles du comportement des migrants sur le développement de leur pays d’origine. Ainsi, le troisième chapitre de la deuxième partie s’inscrit essentiellement dans une approche à macro-échelle. Le second chapitre aborde l’approche à micro-échelle en présentant la méthode des entretiens de recherche ou récits de vie.

La seconde partie propose une typologie du comportement financier des migrants maliens et sénégalais tout en exposant les déterminants et les conséquences de celui-ci. Elle comporte quatre chapitres. Le premier chapitre expose les résultats des entretiens de recherche et les hypothèses qui en découlent. Le second chapitre s’attache à montrer certes la spécificité du comportement financier de la population cible mais et surtout le fait que ce comportement est faiblement différencié au sein de cette population. Le troisième chapitre se focalise sur les pratiques et logiques de l’épargne collective au travers des associations et des tontines créées et gérées par les migrants eux-mêmes. Le dernier chapitre se penche sur les implications du comportement financier sur le développement économique des pays d’origine.

Notes
8.

Sur une période de plus d’une année et jusqu’en présent, seuls trois établissements de crédit nous ont retourné le questionnaire. L’un d’entre eux n’a pas répondu et a justifié sa non-réponse par le respect du secret professionnel et de la Loi Informatique et Libertés. Cette situation de fait nous a conduit à éliminer ce questionnaire de notre enquête.