1.1.1 De l’étude théorique des causes et des effets du commerce international...

Le modèle de base de la « théorie pure » du commerce international est la théorie de la spécialisation internationale en fonction des facteurs. Eli Heckscher (1919) est le premier à établir la « loi de proportion des facteurs ». Partant de l’hypothèse d’une différence de rareté relative des facteurs de production et donc de leurs rémunérations – terre, capital et travail considérés en nombre illimité – selon les espaces et d’une différence de proportions de facteurs utilisées dans la production de chacun des deux biens considérés, Heckscher justifie la nécessité de l’échange international. Le commerce international devient avantageux et souhaitable dès lors que chaque espace tend à exporter les biens dont la production requiert relativement plus le facteur dont il est relativement mieux pourvu.

De plus, si les techniques de production sont les mêmes sur tous les espaces, l’essor du commerce, le libre-échange, aboutirait à une égalisation relative et absolue des prix des facteurs. Limitant explicitement son analyse à deux biens, deux facteurs et deux espaces, Paul A. Samuelson (1948 et 1949) aboutit au même résultat. Cette hypothèse est peu plausible car il existe des différences dans les techniques et ce sont elles qui expliquent le maintien des écarts entre les rémunérations des facteurs.

Bertil Ohlin (1933) supposant que l’immobilité des facteurs au niveau international est compensée au moins pour partie par la circulation des biens, affirme que l’échange international conduit à l’égalité complète des prix des biens et à une tendance au nivellement des rémunérations des facteurs. Cela revient à dire que l’échange des biens constitue un substitut de l’échange (impossible) des facteurs de production.

Le théorème Heckscher-Ohlin11 est ainsi un élément justificatif, un plaidoyer en faveur du commerce international. Ce théorème s’énonce ainsi : deux pays ayant des dotations relatives en facteurs différentes ont intérêt à échanger si chacun exporte le bien qui utilise (relativement) plus intensément le facteur dont il est (relativement) le mieux doté et à importer le bien qui utilise (relativement) plus intensément le facteur dont il est (relativement) le moins bien doté. Ce théorème constitue aussi une condition nécessaire et surtout suffisante pour que l’échange international soit rationnel, autrement dit profitable aux pays partenaires. Contrairement à ce théorème qui a trait à la cause (l’avantage) du commerce international, celui de Samuelson (1948), appelé théorème de l’égalisation des prix des facteurs, relève davantage de la conséquence du commerce international12.

Le théorème de Heckscher-Ohlin-Samuelson (H.O.S.) a naturellement des implications sur le revenu perçu par les différents facteurs de production. Ce théorème a fourni des prédictions réalistes13 de la manière dont les échanges internationaux affectent la répartition des revenus entre les groupes représentant différents facteurs de production, en particulier les travailleurs et les propriétaires terriens. P. H. Lindert et T. A Pugel (1997)14 se sont attelés à identifier les facteurs de production qui gagnent et ceux qui perdent du fait des échanges internationaux.

Le commerce international crée en effet des modifications dans les prix relatifs des produits échangés qui ont pour conséquences d’accroître la rémunération de certains facteurs de production au détriment d’autres. A court terme, ce sont les facteurs de production – propriétaires terriens, employeurs et travailleurs – liés aux secteurs en expansion qui profitent de l’échange tandis que les groupes liés aux secteurs en déclin perdent. A long terme, les facteurs de production perdants vont réagir aux écarts de rémunérations qui se sont accentués à court terme en se déplaçant dans les secteurs plus rémunérateurs. Dans chacun des deux pays participant à l’échange, la mobilité interne des facteurs de production, provoquée par les disparités de revenu, conduit à une tendance à l’égalisation des prix des facteurs.

Ce résultat est remarquable car il implique que les travailleurs obtiendront la même rémunération dans les pays participant au commerce international même en l’absence de mouvements migratoires. S’il n’existe pas dans le monde réel les conditions d’une égalisation parfaite, des données empiriques montrent en revanche que l’ouverture des échanges tend à la réduction des inégalités dans les rémunérations de facteurs entre pays15.

L’approche de Heckscher-Ohlin contraste avec celle développée par Ricardo sous de nombreux aspects16. En particulier, les différences d’avantages comparatifs des pays dans la production des divers biens, conséquence des différences dans la productivité des ressources, justifient, selon Ricardo, la nécessité du commerce international. Acceptant l’idée que les coûts comparatifs sont la base du commerce international, Heckscher-Ohlin considèrent cependant que les avantages comparatifs sont le résultat des différences fondamentales dans les proportions des facteurs utilisés dans la production des biens échangés.

Une étude empirique a été effectuée pour vérifier la thèse de la spécialisation internationale fondée sur la dotation en facteurs d’un pays. Celle-ci a abouti à un résultat inattendu connu sous le nom de paradoxe de Léontief. W. Léontief cherchait à vérifier la pertinence du modèle H.O.S. en mesurant le contenu des exportations américaines en facteurs de production. Il s’est rendu compte que ces exportations étaient principalement composées du facteur rare, le travail, au détriment du facteur abondant , la terre et les ressources naturelles17. Nous verrons (pp. 65-68) que ce résultat paradoxal est uniquement imputable aux hypothèses sur lesquelles se fonde le modèle H.O.S.

Notes
11.

Ce théorème a été établi à partir d’hypothèses et de conditions relativement fortes, voir P. H. Lindert et T. A Pugel [1997]. Economie internationale, 10e édition, Paris, Économica, 956 p, p. 82.

12.

Pour une présentation commentée de ces théorèmes, voir, entre autres auteurs :

- M. Byé, et G Destanne de Bernis [1987]. Relations économiques internationales, 5e édition, Précis Dalloz, Paris, 1336 p, pp. 140-159.

- P. H. Lindert et T. A Pugel [1997]. Economie internationale, 10e édition, Paris, Économica, 956 p.

- Colette Nême [1991]. Economie internationale : Fondements et politiques, Éditions Litec, Paris, 387 p.

- Pierre Dockès [1975]. L’internationale du capital, Collection Economie en liberté, PUF, Paris, 281 p, pp. 85-95.

13.

Pour plus de précisions à propos des inégalités de revenus provoquées par le commerce international, se reporter à l’exemple traité par P. H Lindert et T. A. Pugel (1997), pp. 79-87.

14.

P. H. Lindert et T. A Pugel. (1997), op. cit., p. 79-87.

15.

P. H. Lindert et T. A. Pugel (1997), op. cit. p. 101. Les auteurs développent les théories du commerce international (hypothèses des modèles et résultats des tests ainsi que les critiques).

16.

Colette Nême (1991) op. cit, p. 73. D’abord, la spécialisation repose sur les différences de coûts comparatifs chez Ricardo alors qu’elle se fonde chez Ohlin sur les différences de dotations en facteurs de production. Ensuite, Ricardo utilise un seul facteur, le travail tandis que Ohlin en utilise deux, le travail et le capital. Puis, pour un même produit, Ricardo considère des fonctions de production différentes selon les pays tandis que Ohlin suppose l’unicité de la fonction de production dans les divers pays. Aussi, les coûts moyens sont constants, donc égaux aux coûts marginaux chez Ricardo ; Ohlin les dissocie et admet que les rapports de coûts marginaux déterminent les rapports de prix. Enfin, la portée explicative n’est pas la même ; il existe un aspect « welfariste » chez Ricardo qu’on ne retrouve pas chez Heckscher et Ohlin.

17.

Voir, en particulier :

- Colette Nême (1991) op. cit, pp. 83-92. Elle présente successivement l’exposé, la critique et l’explication de ce paradoxe.

- Pierre Dockès (1975, op. cit, pp. 95-104.