1.2.2 L’analyse marxiste de la migration

Dans une perspective marxiste, le chômage est en lui-même un facteur de migration internationale. Analysant les effets destructeurs de l’avènement du capitalisme en Angleterre – destruction des structures sociales internes –, Marx évoquait les migrations d’ouvriers anglais « en surnombre » vers les colonies telles que les Indes Orientales qu’ils transformèrent en champs de production de matières premières pour la métropole32.

Marx n’a pas directement traité les phénomènes migratoires mais il a cependant souligné trois différences dont deux peuvent servir de point de départ d’une analyse de l’immigration33. La première différence est celle qui existe dans l’intensité et la productivité du travail. Pour un même volume horaire de travail, l’intensité moyenne du travail est différente selon les pays et ce d’autant plus qu’elle dépend de la nature des rapports sociaux dans chaque pays. La productivité peut aussi être différente ceteris paribus – hypothèse d’égalité de l’intensité de travail dans les différents pays. Le pays dont le travail est plus productif n’est pas obligé de baisser le prix au niveau de sa valeur, la valeur d’un travail étant égale à l’intensité fournie. D’où la différence entre prix et valeur est, en situation d’échange international, la première source d’exploitation des pays moins productifs par les nations plus productives.

Le second aspect concerne les différences dans les niveaux de salaire nominal. Le taux de salaire nominal est plus élevé dans les pays les plus avancés telle que l’Angleterre du XIXe siècle à cause notamment de l’augmentation des prix des biens salariaux.

La théorie marxiste des déplacements de facteurs ne constitue pas une originalité comparativement à l’analyse néoclassique dans la mesure où l’on retrouve presque les mêmes variables explicatives, à savoir les écarts de productivité, l’unité du marché international et la concurrence parfaite.

R.-E. Verhaeren (1990)34 propose de distinguer plusieurs niveaux d’approche dans le courant de pensée marxiste. Le premier niveau d’approche est celui qui est adopté par plusieurs auteurs. Pour ces derniers, les mouvements migratoires entre les pays s’expliquent par le salaire (nominal) élevé dans le pays récepteur. Cette approche est souvent enrichie par des réflexions axées sur le fonctionnement du marché du travail et l’équilibre entre l’offre et la demande de travail. Ce premier niveau est fondamentalement proche de certaines des hypothèses néo-classiques.

Le deuxième niveau d’approche s’intéresse à la problématique du développement supérieur dans les nations d’immigration. L’inégal développement crée une situation d’attractivité pour le niveau supérieur de développement. Autrement dit, les mouvements de main-d’oeuvre s’orientent des pays les moins avancés vers les régions plus prospères. Ainsi, l’écart entre le niveau de développement qui est la source de l’échange inégal devient aussi la source de la migration de la main-d’oeuvre. Dans cette optique, le sous-emploi est étroitement lié au sous-développement et le plein-emploi au développement supérieur du capitalisme.

Les déplacements de travailleurs répondent aux besoins supplémentaires de main-d’oeuvre des pays développés qui se trouvent en permanence dans une situation d’expansion économique et de quasi plein-emploi. Cette approche est très simpliste car elle fait fi de la réalité. En particulier, elle ne peut expliquer l’existence concomitante d’un taux de chômage élevé dans les pays développés et la permanence d’un haut niveau d’emploi des travailleurs migrants avec parfois une poursuite de l’immigration. Là aussi, l’analyse est essentiellement centrée sur le fonctionnement du marché du travail. Compte tenu de ses hypothèses restrictives, cette approche de développement inégal écarte les migrations vers les pays moins développés encore moins les migrations croisées.

R.-E. Verhaeren (1990) a proposé une théorie des migrations internationales qui, tout en intégrant les apports de la recherche économique et d’autres disciplines sur la question, se fonde sur l’oeuvre de Marx. Il puise dans l’appareil conceptuel marxiste certains concepts telles que l’accumulation primitive, la surpopulation relative pour étayer sa théorie. Chacun de ces concepts a constitué un instrument de compréhension d’une ou de plusieurs des facettes du phénomène migratoire. Il aboutit à deux principaux résultats :

  • L’emploi de la main-d’oeuvre immigrée constitue pour les capitalistes une opportunité d’accroître le taux d’exploitation de l’ensemble de la force de travail notamment à travers un affaissement de la structure salariale globale, une précarisation des conditions d’emploi35.

  • La force de travail étrangère joue un rôle régulateur vis-à-vis de la conjoncture économique, et vis-à-vis des cycles saisonniers de l’activité. Elle permet d’augmenter la disponibilité de la main-d’oeuvre en période d’expansion du capitalisme et d’amortir les effets de la crise sur l’emploi en période de ralentissement conjoncturel ou lors des redéploiements du capital – restructurations ou réaménagements de l’appareil productif.

Ces résultats corroborent ceux établis par C. Mercier (1977) qui considérait l’immigration comme une solution à la rareté tendancielle de main-d’oeuvre non qualifiée dans les pays capitalistes développés lors des périodes de croissance extensive. Le manque structurel et permanent de forces de travail non qualifiées pendant les phases d’expansion forte constituant un blocage de l’accumulation du capital, l’immigration contribue ainsi à rétablir la rentabilité du capital.

Notes
32.

M. Byé et G. Destanne de Bernis (1987), op. cit.

33.

La troisième différence réside dans les compositions organiques du capital. Le niveau élevé des salaires dans le pays le plus développé engendre une augmentation du capital constant (c) par rapport au capital variable( v) et donc une composition organique du capital différente de celle du pays le moins avancé. Cette situation aboutit à une baisse du taux de profit dans le pays le plus développé ; ce qui pousse les capitalistes à aller dans les pays en développement pour compenser la baisse du taux de profit. A. Emmanuel (1969) s’appuie, entre autres, sur cette différence pour fonder une explication des mouvements de capitaux. Arrighi Emmanuel [1969]. L’échange inégal, Maspéro, Paris.

34.

R.-E. Verhaeren [1990]. Partir ? Une théorie économique des migrations internationales, Grenoble, PUG, 316 p.

35.

L’auteur y voit une occasion pour la classe des exploités de s’unir pour revendiquer une rémunération plus juste de la force de travail.