1.3.2 Intérêt et limites de la théorie des jeux

Le point essentiel est qu’avec la théorie des jeux on passe d’une rationalité exclusivement paramétrique à une rationalité stratégique. En d’autres termes, on passe d’une situation où l’Homo oeconomicus détermine ses choix indépendamment des choix de ses pairs à une situation interactive où il opère ses choix en anticipant les choix possibles et les anticipations des autres acteurs.

La théorie des jeux s’inscrit dans la ligne de la nouvelle micro-économie qui reconsidère deux hypothèses fondamentales de la théorie néoclassique standard, celle de l’information parfaite et celle du commissaire-priseur. La théorie des jeux prend ainsi en compte l’incertitude, le risque, l’inégale répartition de l’information entre les agents ainsi que les situations de conflit et de coopération existant entre eux. L’agent économique, toujours considéré comme rationnel, est amené dans certaines situations à mener des stratégies coopératives pour pouvoir maximiser sa fonction d’utilité.

Dans le cadre de cette théorie, les agents ne sont plus des automates mais des acteurs qui participent à un jeu régi par un ensemble de règles qui encadrent leurs décisions ou choix. Selon la situation du jeu, les joueurs adoptent des normes de comportement adéquates qui sont la conséquence de leur rationalité. Ces normes émergent du jeu lui-même, c’est-à-dire des interrelations entre acteurs, et permettent d’obtenir une solution d’équilibre. Les solutions les plus étudiées sont les équilibres dits de Nash. L’équilibre de Nash définit une solution où aucun joueur n’a intérêt de s’y écarter de manière unilatérale, autrement dit, chaque acteur du jeu doit maintenir sa stratégie inchangée.

L’hypothèse de rationalité étant supposée, chaque joueur prend une décision en intégrant dans sa stratégie le comportement de ses adversaires. L’objectif de chaque joueur est d’optimiser son utilité ou gain en écartant de ses choix, à chaque moment du jeu, les stratégies dominées. Ce processus d’élimination successive des stratégies dominées s’interrompt lorsqu’il n’y en a plus et on atteint ainsi un équilibre appelé équilibre de Nash.

Le problème, c’est que ce processus, fondé sur la quête de l’intérêt personnel, peut aboutir à un équilibre Pareto-inefficient. Autrement dit, le comportement rationnel des joueurs conduit à une situation irrationnelle. Le dilemme du prisonnier est l’exemple le plus couramment utilisé pour illustrer cette situation.

Le principal message du dilemme du prisonnier, et ses multiples variantes, est de montrer que le comportement égoïste des individus rationnels conduit à une satisfaction suboptimale, c’est-à-dire une satisfaction moindre que celle qu’ils obtiendraient s’ils étaient non rationnels et altruistes. Le dilemme du prisonnier souligne en outre la nécessité de la coopération entre les acteurs du jeu pour obtenir un niveau de satisfaction optimale pour tous.

En effet, la logique de la récurrence à rebours conduit souvent à une solution sous-optimale dans le cas d’un jeu fini. Pour sortir de ce paradoxe – le comportement rationnel des acteurs aboutit à un résultat irrationnel –, les théoriciens ont introduit une dimension infinie dans les jeux – jeux répétés un grand nombre de fois – pour démontrer la possibilité théorique d’une issue collective rationnelle de type « coopératif » tout en gardant l’hypothèse de la stricte rationalité individuelle. Cependant, ce résultat est obtenu au prix d’hypothèses fortes notamment l’introduction d’une certaine dose d’incertitude en situation d’information complète sur un horizon infini.

Mais, les théoriciens éludent le problème de la confiance qui est important dans les relations humaines. En effet, « faute de certitude (et de garanties sûres) que les autres (acteurs) jouent le jeu (c’est-à-dire qu’ils coopèrent effectivement), personne n’a intérêt à le jouer »134. Surgit ainsi le problème de la confiance qui reste incontournable dans toute situation d’interaction humaine. Là aussi, subsiste le risque de non-respect de la parole donnée en ce sens « (qu’) il n’est pas tenable de prétendre accorder sa confiance en laissant entendre qu’on le fait uniquement parce qu’on y a intérêt, car tel serait le plus sûr moyen de la voir trahie. Et cette seule remarque suffit, croyons-nous, à invalider la quasi-totalité des raisonnements qui s’appuient sur la théorie des jeux, lorsque ceux-ci croient pouvoir édifier une science positive (et non seulement critique ou épistémologique) de l’action ou de l’interaction »135. Le maintien du caractère égoïste du comportement des acteurs rend très difficile l’intégration de la coopération et surtout de la confiance dans l’univers du jeu. Or, considérer que les joueurs ne sont pas égoïstes, c’est simplement sortir du cadre des hypothèses initiales de la théorie des jeux.

L’une des critiques les plus agressives adressées à cette théorie est la contradiction qui consiste à considérer simultanément le cadre institutionnel du jeu comme une contrainte conditionnant les choix des joueurs et comme le produit de ces choix136. Une autre critique met l’accent sur l’impossibilité de l’émergence spontanée de normes issues des comportements rationnels des agents137.

Les insuffisances et les limites de la théorie des jeux portent surtout sur le caractère irréaliste de certaines de ses hypothèses, en particulier la rationalité des agents économiques. La plupart des critiques qui lui sont adressées insistent sur le hiatus existant entre ces hypothèses et la réalité concrète.

Quant à la portée positive et normative de la théorie des jeux, B. Guerrien (1993) affirme que les outils offerts aux chercheurs par cette théorie ne permettent pas pour autant de résoudre leurs problèmes, et ceci pour trois raisons. « D’abord, parce qu’elle ne dit rien sur l’origine du cadre institutionnel dans lequel s’insèrent ces modèles, cadre qui peut prendre les formes les plus diverses. Ensuite, parce que dans la plupart des modèles on se heurte à des problèmes tels que la multiplicité ou la sous-optimalité des équilibres, sans qu’il y ait de ‘solution’ qui s’impose de façon indiscutable. Enfin, parce que l’analyse de l’interaction des comportements rationnels individuels devient rapidement inextricable dès que l’on sort du cadre ultra-simplifié des présentations habituelles en théorie des jeux » (p. 99).

Les insuffisances et les limites de l’expérimentation en économie, en particulier de la théorie des jeux, nous ont conduit à utiliser comme instrument d’investigation l’entretien de récits de vie dont il est d’abord question de prouver sa validité scientifique.

Notes
134.

Alain Caillé [1994]. « A qui se fier ? Confiance, interaction et théorie des jeux », La revue du M.A.U.S.S., n° 4, 2e semestre, p. 6.

135.

Alain Caillé (1994), op. cit., p. 7.

136.

B. Guerrien (1993), op. cit., pp. 97-98.

137.

C. Mouchot (1996), op. cit., p. 262-264.