1.1 Les mobiles de l’émigration

Les raisons qui ont conduit les personnes à migrer sont en outre essentielles pour comprendre leurs comportements et leurs pratiques d’épargne203. L’aventure, l’envie de connaître autre chose ont souvent été évoquées par les personnes enquêtées. Rappelons que l’analyse néoclassique considère le différentiel de rémunération entre les nations , conséquence d’une division internationale de travail inachevée, comme la cause de la migration. Pour les autres théories économiques explicatives de la migration internationale, les causes, l’ampleur et la configuration des mouvements internationaux de personnes doivent être recherchées dans l’évolution même du système capitaliste.

Pour mieux saisir les causes de l’émigration d’après la Seconde Guerre mondiale, il est nécessaire de s’inscrire dans une perspective dynamique, c’est-à-dire de privilégier l’histoire très récente, à compter de cette date, des pays concernés, à savoir le Mali et le Sénégal. Dans ce cadre d’analyse, l’émigration revêt deux formes successives différentes dans le temps, chacune ayant ses propres caractéristiques. Elle comprend donc deux phases.

La première, que nous nommons « l’émigration aventurière », s’étend de l’après-guerre au milieu des années 70. Elle correspond à l’appel de travailleurs immigrés notamment africains par les pays d’Europe dévastés par la guerre. La reconstruction rapide de ces nations exigeait le recours à une main d’oeuvre étrangère relativement bon marché et acceptant toute sorte de travail pénible délaissé par les autochtones.

Durant cette période, les économies agropastorales en Afrique se portaient bien. La croissance économique était au rendez-vous. Les échanges commerciaux de matières premières avec les pays occidentaux procuraient d’importants revenus aux agriculteurs et étaient sources d’aubaines fiscales pour les états africains. Dans cette situation, les volontaires à l’émigration n’avaient essentiellement comme justificatif que l’aventure, la découverte de la culture européenne puisque aucune cause purement économique ne pouvait être avancée.

C’est ainsi que la première génération d’immigrés sénégalais et maliens s’est constituée: c’étaient essentiellement des Sarakholés et des Toucouleurs de la région fleuve du Sénégal. A ceux-là s’ajoute une petite fraction de la première vague d’étudiants africains venus acquérir en Europe des connaissances d’administration et de gestion. Ces derniers étaient séduits par la culture occidentale, ce qui revient à valider la thèse de l’aventure.

La seconde phase est en rapport avec la dégradation de la situation des zones rurales africaines, caractérisées par un appauvrissement des terres et des conditions climatiques désastreuses. En effet, elle a démarré non pas avec le ralentissement des activités économiques productives de l’occident suite aux chocs pétroliers mais bien avec l’apparition et la persistance de la sécheresse dans les pays africains dans les années 1978-1980. Cette dernière a eu des conséquences néfastes sur les économies africaines qui furent frappées de plein fouet par la crise de la principale activité, à savoir l’agriculture. C’est l’apogée de l’exode rurale vers les centres urbains.

Les effets de la crise se propagèrent à l’ensemble des villes engendrant un chômage massif. Villes et campagnes connaissent alors des difficultés croissantes avec l’application des plans d’ajustement structurel et de leurs kyrielles de conséquences sociales. Les agriculteurs ne peuvent plus emprunter les engrais et semences à cause de la libéralisation du système ; et les emplois salariés sont encore rarissimes en ville. Cette situation de crise généralisée a favorisé la migration de la seconde génération : c’est la migration de survie économique et financière.

L’émigration est une question de survie car pour un enquêté, émigrer « c’est quitter un endroit où on ne peut pas satisfaire ses besoins (économiques et financiers) pour aller dans un autre où cela est possible ». L’avantage de migrer réside, nous explique un autre, dans le fait que « les immigrés arrivent au moins à (mieux) vivre parce qu’en restant au Sénégal, (avec pour corollaire un taux de chômage élevé), on ne gagne pratiquement rien. Il n’y a plus d’espoir ».

Le manque d’infrastructures économiques et sociales a poussé nombre de Sénégalais et de Maliens à aller dans les pays riches où ils espèrent trouver du travail. Plusieurs des migrants interrogés affirment avoir envie de réussir leur vie, l’objectif étant pour nombre d’entre eux de pouvoir entretenir leur famille restée au pays et d’aider le plus possible de parents qui en ont besoin. Par ailleurs, certaines personnes ayant un emploi salarié stable parfois très qualifié, ont préféré arrêter leur travail pour s’émigrer. Elles évoquent encore l’aventure comme argument justificatif de leur acte.

Un de nos informateurs était agent commercial technico-agricole à Dakar. Il affirme avoir eu « un peu soif d’aventure et particulièrement la curiosité d’approfondir surtout mes connaissances, ce qui m’a poussé d’une part à arrêter cette activité professionnelle pour venir en France ». Deux autres migrants se trouvent dans la même situation. L’un sénégalais, était employé dans une société qui s’occupait d’agroalimentaire et du bâtiment dans l’espace sous-régional ouest-africain. L’autre, malien, était électricien à Bamako. La raison avancée peut à première vue sembler idéaliste mais la réalité est tout autre. En effet, la raison profonde est d’ordre financière.

Derrière le mot « aventure » se cache la véritable motivation, sous-jacente, à savoir la recherche de moyens financiers suffisants pour réaliser leurs propres désirs. Ces personnes étaient des soutiens de famille. Elles ne pouvaient pas satisfaire leurs besoins propres à partir de leurs revenus – composés essentiellement voire exclusivement de salaires – à cause de la solidarité familiale.

Par exemple, au Sénégal, on trouve facilement plus d’une dizaine de personnes dans une maison dont une ou deux personnes seulement travaillent, et souvent pour des salaires modestes. Celles-ci assument alors généralement toutes les charges financières du ménage. Elles sont donc contraintes à limiter leurs désirs et à différer, malheureusement de manière souvent persistante, la réalisation de leurs projets.

La contrainte budgétaire est, pour ainsi dire, un facteur de blocage pour ces derniers. Il sera plus facile, pensent-ils, d’aller dans un pays développé où le pouvoir d’achat est beaucoup plus élevé et l’épargne plus facile à constituer. Ainsi, nous confie un de nos informateurs, « c’est plus facile pour moi de réaliser mes projets dans un pays européen que dans un pays africain ». L’idée implicite qui en découle est qu’il considère, comme bien d’autres personnes d’ailleurs, que la famille est synonyme de parasites, de « prédatrice financière ». A cet égard, l’immigration constitue pour certains un moyen de diminuer progressivement – voire de faire disparaître – la pression familiale.

Notes
203.

Nous avons réalisé, en collaboration avec Isabelle Guérin, une étude sur les « Caractéristiques de l’épargne des migrants maliens et sénégalais en France », Rapport pour la Direction des Populations et des Migrations, GROUSHO/Centre Walras, janvier, 35 p.