4.2.3 Les projets à réaliser

La hiérarchie des priorités quant aux projets des immigrés maliens et sénégalais de France est identique tant pour les projets déjà réalisés, les projets en cours que pour les projets futurs. Les projets futurs qu’envisage de réaliser plus de la moitié de la population enquêtée sont essentiellement l’acquisition ou la construction de maison personnelle (44 %), la création d’une activité économique (16 %) et la location de logements (5 %).

D’autres types de projets assez divers sont également envisagés mais leur fréquence est relativement faible. Parmi cette variété de projets, on peut relever la présence de projets maraîchers (4 %), agricoles (4 %) et de projets relatifs au secteur de l’élevage (4 %).

Comme les projets en cours de réalisation, les immigrés maliens et sénégalais espèrent financer leurs futurs projets sur fonds propres. La logique de recours au financement externe pour réaliser un projet est très exceptionnelle. En effet, seuls 5 % des porteurs de projets envisagent de réaliser leurs projets exclusivement par financement bancaire. En revanche, ils sont plus de 51 % à constituer une épargne préalable et 35 % à compter simultanément sur leur épargne et sur un crédit bancaire.

Près des trois quarts (72 %) des immigrés qui souhaitent réaliser un projet futur sont en train de constituer une épargne préalable. Cette proportion d’épargnants concerne à la fois les immigrés qui s’appuient sur leurs propres moyens financiers que ceux qui vont, en sus, solliciter un prêt bancaire. Les porteurs de projets qui misent sur les deux modes de financement ont naturellement plus de chance de décrocher un prêt auprès des institutions financières que ceux qui comptent uniquement sur un financement externe, et ce quelle que soit la pertinence de leur projet. En effet, l’implication et la motivation du promoteur d’un projet se mesurent aussi à l’aune de sa participation financière. Les porteurs de projet doivent assumer une plus grande part du risque.

L’importance de l’apport financier du promoteur est ainsi un indicateur de crédibilité et de viabilité du projet aux yeux des établissements financiers. La dépendance entre les immigrés qui ont déjà réalisé un projet et ceux qui envisagent d’en réaliser un autre est peu significative. Nous remarquons que les immigrés qui ont un projet futur sont généralement ceux qui ont déjà finalisé un projet. Ce sont les mêmes promoteurs qui souhaitent toujours « entreprendre » (faire quelque chose).

Il n’existe aucun lien statistique entre la nature du projet futur et le mode de financement dudit projet. L’épargne préalable et l’épargne complétée par un financement externe notamment bancaire restent les modes de financement les plus dominants chez les immigrés maliens et sénégalais, et ce quelles que soient la nature et l’échéance de réalisation prévue de leur projet. Aussi, la nature du projet futur n’a aucune influence sur la constitution ou non d’une épargne préalable. L’absence de lien entre ces deux variables montre le caractère plus nécessaire, chez les immigrés maliens et sénégalais, de disposer d’une épargne préalable avant de se lancer dans la réalisation d’un quelconque projet.

La régularité de l’épargne destinée à financer un projet ne dépend absolument pas du statut de l’établissement financier dépositaire de cette épargne. Même si les banques sont les dépositaires de l’épargne les plus sollicités, il n’en demeure pas moins que les dépôts sont aléatoires, tantôt réguliers tantôt irréguliers. Il n’y a aucun lien entre les raisons du dépôt de l’épargne et la fréquence des dépôts. Les immigrés qui évoquent la sécurité comme raison, font le plus souvent des dépôts irréguliers. Les deux variables sont donc indépendantes.

Les raisons qui ont conduit les immigrés à confier leur épargne à un dépositaire sont statistiquement indépendantes du dépositaire choisi. Cependant, le recours des immigrés aux établissements financiers s’explique principalement par la sécurité et la confiance qu’inspirent ces derniers. La rémunération (incluse dans la modalité Autre), bien que dans une moindre mesure, est aussi un facteur explicatif du choix des banques comme dépositaires de l’épargne des immigrés maliens et sénégalais.

Les immigrés constituant actuellement une épargne pour leur projet futur sont près de 72 % à avoir répondu à la question relative à la fréquence de leur épargne. Ils sont environ 59 % à épargner régulièrement en vue de réaliser leur projet futur. La régularité s’entend ici au sens large ; la fréquence de l’épargne pouvant aller du mois au trimestre.

Les immigrés maliens et sénégalais porteurs de projets futurs confient, dans leur immense majorité (95 %), leur épargne aux banques. Ce résultat confirme le précédent, à savoir que les migrants considèrent l’épargne confiée aux banques établies en France comme sécurisée. Les parents et les amis ne sont que très rarement dépositaires de l’épargne des immigrés destinée au financement de projets futurs. Néanmoins, les amis et les parents demeurent les associés privilégiés des immigrés.

La sécurité (40 %) et la confiance (20 %) sont les principales raisons qui ont guidé les immigrés dans le choix de leur dépositaire. La rémunération (7 %) n’est pas un critère déterminant pour les immigrés dans le choix du dépositaire de leur épargne. Deux explications peuvent justifier ce constat. La première explication est l’indifférence des immigrés due au fait que les établissements financiers proposent presque tous, concurrence oblige, les mêmes taux de rémunération de l’épargne.

La seconde explication est l’influence de l’islam, la religion de la grande majorité des immigrés maliens et sénégalais, qui interdit la prise d’intérêt dans les relations financières285. La prohibition de l’intérêt n’est pas spécifique à l’islam. En effet, le prêt à intérêt a été d’abord principalement considéré comme licite dans la plus haute Antiquité. Puis, assimilé à l’usure, il était prohibé. Enfin, distingué de l’usure, il a été accepté et réglementé. La neutralité éthique de l’intérêt n’est établie qu’à partir de l’affirmation de la suprématie du pouvoir civil et de l’ordre marchand – essor de la monétarisation de l’économie marchande – à l’égard du pouvoir ecclésiastique286.

Cependant, pour Max Weber, ce développement de l’ordre marchand et donc du capitalisme n’a été possible qu’avec l’avènement d’une éthique capitaliste reposant uniquement sur une « ascèse intra-mondaine du protestantisme »287. Le protestantisme a ainsi constitué une caution morale pour le capitalisme et autorisé les personnes pieuses et vertueuses sur le plan éthique à s’adonner aux activités capitalistes.

Cette seconde explication est beaucoup moins plausible au regard de la faiblesse du nombre de pratiquants, mais elle peut également se prévaloir dans la mesure où les valeurs religieuses font partie intégrante du système socioculturel. En effet, les pratiques et les valeurs qu’impose toute religion, quelle qu’elle soit, sont une composante essentielle de l’habitus.

Les immigrés maliens et sénégalais envisagent presque tous (98 %) de rentrer dans leur pays d’origine. Seulement 2 % d’immigrés souhaitent rester en France. Les partisans au retour sont prêts à près de 50 % à quitter le territoire français à tout moment. Un tiers des immigrés est indécis quant à la date de retour prévue alors que 19 % des immigrés souhaitent rentrer dans leur pays après la retraite.

Il est cependant important de se rappeler que le séjour à l’étranger n’éloigne pas le migrant de l’évolution de la réalité sociale et culturelle de son pays d’origine288. En effet, les nouvelles technologies de télécommunications offrent, à tout migrant qui le veut bien, la possibilité d’être informé en temps réels sur tout ce qui se passe dans son pays. L’objectif est, pour les migrants, de vivre en paix avec des proches et dans leur cadre culturel d’où l’une des principales raisons d’être de leurs structures associatives d’entraide et de solidarité.

Notes
285.

H. Algabid [1990]. Les banques islamiques, Paris, Économica, 256 p.

286.

Philippe Adair [1994]. « Doctrine de l’usure et analyse du prêt à intérêt – une rétrospective des faits et des arguments », Cahiers Monnaie et Financement, n° 22, Centre de recherche Monnaie-Finance-Banque, Université Lumière-Lyon 2, pp. 165-198.

287.

Max Weber [1956]. Économie et société : l’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, tome 2, Collection Agora les Classiques, Paris, Pocket, 1995, 425 p, p. 359.

288.

Même s’il n’est pas à exclure qu’une « sédentarisation » croissante de certains migrants peut conduire à plus long terme à une distanciation et donc à une moindre intensité des relations entre ces migrants et leurs pays d’origine.