2.1.2 Les tontines : un outil de perpétuation des pratiques financières traditionnelles

Le sens du qualificatif traditionnel est ici différent de celui qu’utilisent les anthropologues. Ceux-ci distinguent et opposent la « tradition » à la « modernité ». La tradition, contrairement à la modernité, implique le maintien et le respect des règles du jeu séculaires socialement prescrites, et le refus ou l’incapacité d’intégrer des modifications susceptibles de bouleverser l’ordre social établi – système de répartition du pouvoir, du privilège et de la propriété305. Les pratiques financières traditionnelles signifient, pour nous, les pratiques financières spécifiques des pays d’origine des migrants car y ayant vu le jour et/ou y étant largement dominantes.

Les tontines organisées par les migrants révèlent à la fois l’existence et la persistance de pratiques financières traditionnelles. Elles confirment la réalité du phénomène d’incapsulation, à savoir l’attachement des migrants à certains de leurs us et coutumes traditionnels considérés comme très importants, fussent-ils des pratiques financières qualifiées d’informelles. D’où l’intérêt de voir d’une part s’il y a une certaine spécificité des tontines selon la nationalité d’origine des migrants membres et d’autre part si les tontines résistent à l’évolution temporelle.

Les tontines regroupant des immigrés de nationalité sénégalaise sont plus nombreuses (49 %) que les tontines mixtes réunissant des immigrés originaires du continent africain (37 %). La proportion de tontines constituées uniquement de ressortissants maliens est la même que celles composées de membres maliens et sénégalais (7 %). Les pratiques tontinières sont donc présentes chez les immigrés de la diaspora africaine et davantage chez les immigrés sénégalais en particulier. La relation entre le montant de la cotisation et la nationalité d’origine des membres est significative.

Le montant de la cotisation des tontines mixtes, composées de membres originaires de plusieurs nationalités africaines, est généralement – 62 % des cas – supérieur ou égal à 1 000 francs. Quant aux tontines sénégalaises le montant de la cotisation est très variable, mais il est dans la plupart des cas (80 %) inférieur à 1 000 francs. On retrouve donc la même variabilité du montant des cotisations dans les tontines sénégalaises et africaines mais avec des différences de fréquences somme toute significatives.

Parmi toutes les tontines rencontrées, une seule a été créée pendant la décennie quatre-vingt (en 1987), toutes les autres ayant vu le jour au cours de la décennie 1990-1999. Les années 1996 et 1997 ont connu le même taux de création de tontines. Ce taux est le plus élevé de toutes les années. Si l’on regroupe les années en quatre modalités, on remarque que près des trois quarts des tontines ont été créées après 1995 dont plus de la moitié après 1997.

En revanche, la proportion de tontines créées avant 1993 est relativement faible (environ 15 %). Ces résultats témoignent de la continuité de pratiques financières nées dans les pays d’origine. Très différentes de ce qui se fait dans le pays d’accueil, ces pratiques ne semblent aucunement marginales au regard de leur importance actuelle.

L’écart de l’importance de la création de tontines entre les périodes avant 1993 et après 1995 peut être analysé à partir de deux hypothèses vraisemblables. La première est en relation avec la situation économique. La crise structurelle de l’économie qui sévit depuis le milieu des années 1970 s’est accompagnée d’une crise de l’emploi plus ou moins forte selon l’évolution de la conjoncture économique.

Ainsi, il semblerait que, depuis le début des années 1990, les immigrés sont de plus en plus touchés par la crise de l’emploi306. Cette situation engendre un certain retour sur les pratiques et les valeurs traditionnelles, en particulier la résurgence ou l’intensification de la solidarité et de l’entraide communautaire.

La seconde hypothèse plausible est relative à la féminisation croissante de la population immigrée307 due à l’effet de la politique de regroupement familial. Or, il se trouve que ce sont essentiellement les femmes qui participent aux tontines. On voit bien que l’importance de la création de structures d’entraide sur la période récente, en particulier les tontines, se justifie quelle que soit l’hypothèse retenue.

Par ailleurs, la relation entre la date de création des tontines et le nombre de leur renouvellement est statistiquement significative. La durée de vie d’une tontine dépend du nombre de membres et de la périodicité des tours ou levées. Si la première expérience s’est bien passée, les participants à la tontine sont incités à la renouveler. Ainsi, le nombre de renouvellements est un indicateur de satisfaction des membres. Un examen plus approfondi des résultats du tri-à-plat de ces deux variables met en exergue trois groupes de tontines. Le premier est composé de tontines créées après 1997 dont la plupart n’ont connu aucun renouvellement. Le second groupe est celui des tontines créées entre 1995 et 1997 et qui ont été renouvelées au plus deux fois. Le dernier groupe rassemble les tontines créées avant 1995 et ayant un nombre de renouvellement au moins égal à trois.

Une hypothèse explicative et vraisemblablement plausible et relative à l’indicateur de satisfaction des membres, évoquée ci-dessus, peut être envisagée. Dans cette optique, les tontines créées avant 1995 ont connu le plus de renouvellements parce qu’elles ont le plus répondu aux attentes des membres . Les non-renouvellements se justifient, d’une manière générale, par l’existence d’un quelconque problème entre les membres.

Notes
305.

Voir Georges Balandier [1985]. Anthropo-logiques, 2e édition, Paris, Librairie Générale Française, 319 p.

306.

Voir, en particulier, O. Merckling (1986), op. cit et J.-P. Coulange (1991), op. cit.

307.

Voir J.-C. Willard (1984), op. cit.