2.3 Les transferts, amortisseurs de tensions sociales

L’état relativement satisfaisant des indicateurs macro-économiques masque de grandes disparités entre zones rurales et zones urbaines et entre les personnes. La croissance économique ne profite en réalité qu’à une frange de plus en plus restreinte de la population. Elle tend plutôt à accroître les inégalités économiques et sociales. La croissance économique ne peut donc suffire à éradiquer la pauvreté.

La hausse substantielle du chômage combinée avec la compression des dépenses sociales et l’absence de système public de protection sociale n’ont fait qu’aggraver la pauvreté. Ainsi, la majeure partie des populations malienne et sénégalaise connaît de grandes difficultés financières et ne parvient donc pas à satisfaire les besoins élémentaires essentiels. Ces difficultés financières conduisent inéluctablement à des difficultés économiques et sociales puisque, comme dans toute économie « monétarisée », l’argent régit les relations et les activités sociales. Ce rôle crucial de l’argent s’explique par une « marchéisation » de plus en plus accrue des activités et services traditionnellement non marchands. Par exemple, aujourd’hui la solidarité reste un vain mot si elle n’est pas effective c’est-à-dire si elle ne se traduit pas par une action concrète. Or, pour réaliser une action concrète il faut des moyens financiers et par conséquent l’argent demeure incontournable.

Ainsi, dans ce contexte de « marchéisation » croissante des activités humaines la vraie solidarité, celle qui est effective, requiert donc de l’argent. En s’inscrivant dans cette perspective d’analyse, les liens financiers unilatéraux qu’engendrent les transferts d’argent ne créent pas des liens sociaux mais ils permettent plutôt aux migrants de consolider et de densifier leurs réseaux de relations familiales et sociales existantes. Les transferts financiers peuvent s’interpréter comme une stratégie sociale permanente de mise en dépendance et de dette. Les transferts sont considérés comme des créances si le migrant n’avait reçu aucune aide de la part des destinataires lors de son départ du pays d’origine et comme un remboursement de dette dans le cas contraire.

La spécificité de cette analyse réside dans le fait que l’aide financière reçue par le migrant tout comme les transferts qu’il effectue ne s’apprécient pas en termes monétaires, même si l’on peut parfaitement connaître les montants de l’aide financière et des transferts. A l’instar des échanges marchands, la monnaie joue ici un rôle neutre car il facilite les échanges sociaux – entretien et élargissement des liens sociaux. Pour autant, la monnaie est ici, contrairement à l’idée walrasienne de neutralité, désirée pour elle-même puisque, comme évoqué ci-dessus, elle est au coeur des relations sociales.

Les transferts d’argent permettent donc de parer aux difficultés financières des populations maliennes et sénégalaises. Ces difficultés sont le résultat conjugué de l’importance du chômage et de la faiblesse des revenus salariaux. Il est très fréquent de rencontrer des familles au sens large du terme – une douzaine de personnes en moyenne – où seules deux à trois personnes ont un emploi salarié. Encore faudrait-il que ces emplois salariés soient stables et bien rémunérés, ce qui est très rarement le cas. L’on ne peut ainsi comprendre l’enjeu économique et social que constituent, pour les familles, les transferts financiers des migrants345, et ce d’autant plus que les transferts des migrants peuvent représenter entre 30 % et 80 % du budget des familles restées sur place346.

Dans un contexte économique de plus en plus difficile, la dépendance aux transferts et donc à la migration est devenue structurelle pour nombre de familles de migrants347. Les transferts sont ainsi un instrument de lutte contre la paupérisation même si l’on sait que des logiques de consommation ostentatoire ont de plus en plus envahi certaines familles bénéficiaires de transferts. Ces fonds sont pour la plupart destinés à couvrir des dépenses de consommation courante, comme l’ont souligné de nombreux auteurs348. Le rapport transferts nets privés sur consommation finale privée nous donne une certaine idée du rôle crucial joué par les transferts dans la couverture des besoins essentiels de nourriture. Ce rapport s’établit en moyenne à près de 5 % pour le Mali et 3 % pour le Sénégal sur la période 1993-1995.

Cet enjeu économique et social des transferts peut faire de la migration le résultat d’une stratégie familiale délibérée et non celui d’un choix individuel. C’est dans cette perspective que O. Stark (1991)349 a appliqué à la migration la théorie de la gestion du portefeuille d’actifs financiers.

La famille est ainsi considérée comme un portefeuille dont les membres sont assimilés à des actifs financiers. Pour s’assurer un revenu lui permettant de lisser sa consommation, la famille répartit ses actifs « entre des marchés géographiquement dispersés et structurellement différents »350. Cette théorie repose fondamentalement sur la solidarité familiale, le partage du revenu total de la famille entre tous ses membres, et le fait que chaque personne gagne davantage que s’il agissait seul. La migration participe alors d’une stratégie globale de survie domestique.

L’importance des transferts financiers nous conduit aussi naturellement à nous interroger sur son affectation entre la consommation et l’épargne et surtout sur la capacité des banques nationales à capter cette manne financière. En effet, si une partie conséquente des transferts financiers est effectivement allouée à la consommation des familles, il n’en demeure pas moins que l’autre soit utilisée de manière improductive suite à des comportements ostentatoires351.

Certaines familles, au lieu de prévenir les risques de baisse des revenus agricoles due à la mauvaise récolte – en investissant dans d’autres activités lucratives – ont souvent préféré délaissé l’agriculture comptant quasi-exclusivement sur les revenus des transferts pour couvrir leurs dépenses en alimentation.

D’autres familles, à l’inverse, en profitent pour sortir de l’incertitude de l’agriculture pluviale pour s’investir dans une agriculture irriguée ou dans le commerce. Il arrive que des familles thésaurisent et capitalisent une partie de l’argent des transferts au travers de l’acquisition de cheptel, qui constitue au demeurant la principale forme d’accumulation. Le troupeau joue alors un rôle économique – au même titre que les activités productives (commerce, artisanat, etc.)352.

Le problème est que les populations africaines – malienne et sénégalaise qui nous concernent ici –, ne peuvent compter indéfiniment sur les transferts financiers de leurs proches expatriés. La situation de l’emploi dans les pays d’immigration, plus particulièrement en France, et la réalité de la pauvreté dans les pays de départ militent inéluctablement en faveur d’une utilisation productive d’au moins une partie des transferts financiers des migrants. Les populations locales tout comme les migrants sont ainsi invités à participer activement au développement de leur pays d’origine au travers de réalisations de projets d’investissements productifs.

Notes
345.

Il est évident que la stabilité politique dépend de l’état de l’environnement social. En ce sens, l’enjeu social des transferts financiers est aussi éminemment un enjeu politique.

346.

J. Condé et P. S. Diagne (dir.) (1986), op. cit.

347.

« Dans les réalités quotidiennes (de certains villages du fleuve Sénégal), cette dépendance (à la migration) est accentuée par toute une série de pressions sociales qui poussent au départ. A la naissance d’un garçon, on fait par exemple le voeu qu’il émigre lorsque son tour sera venu. Les jeunes filles se moquent des garçons ‘qui ne sont pas partis’ en leur chantant qu’ils ne pourront les épouser ». Voir C. Daum (1993), op. cit., p. 33.

348.

Ce constat se vérifie aussi pour les familles de migrants maghrébins. Voir M. Charef [1981]. « Les transferts d’épargne des émigrés marocains en France : évaluation de leur importance et de leurs effets », Annales de l’Afrique du Nord, tome XX, pp. 217-227. Voir aussi, S. Mezdour (1993), op. cit.

349.

Oded Stark [1991]. « La migration dans les pays en développement : les risques, les transferts et la famille », Finances et Développement, déc., pp. 39-41.

350.

O. Stark (1991), op. cit., p. 39.

351.

Les transferts sont devenus le socle à partir duquel s’élaborent les stratégies individuelles, familiales et communautaires. Les migrants font l’objet de convoitise chez les femmes. Leur appréciation relève de leurs réalisations tant individuelle, familiale et que collective – projets associatifs.

352.

Voir C. Garnier [1990]. « Migration, flux monétaires et économie villageoise », Hommes et Migrations, n° 1131, avril, pp. 13-18.