3.1.1 La promotion de l’initiative privée en Afrique

En Afrique subsaharienne, la période post-indépendance s’est caractérisée par une présence très marquée des États dans la sphère économique. La prépondérance des États dans l’économie se mesurait à travers l’importance des entreprises publiques et parapubliques et la gestion de fait du commerce extérieur.

Durant cette période, le contexte international était très propice aux pays agro-miniers qui ont engrangé d’importantes recettes commerciales. Les États n’ont pas bien géré cette manne financière qui provenait de leurs entreprises et de l’impôt. Cette gestion laxiste des fonds publics a été lourde de conséquences à partir de la décennie 70 où l’environnement mondial était très défavorable.

« L’inefficience allocative » et productive des ressources a naturellement conduit à un déficit interne et externe, un chômage massif et un endettement énorme. Ce résultat décevant est logique, selon les théoriciens des choix publics. Pour ces derniers, la bureaucratie est inefficace car elle ne subit pas la contrainte d’évaluation. De plus, elle est source de croissance des dépenses publiques et donc de gaspillage. Au-delà des diverses interprétations, le constat demeure : l’échec des politiques macro-économiques étatiques. Le secteur privé doit inéluctablement prendre le relais : c’est le temps des initiatives privées.

Malgré l’emprise de l’État sur la sphère économique et l’existence d’un environnement peu favorable à l’initiative privée dans le secteur formel, le secteur privé a joué et continue de jouer un rôle grandissant dans les économies subsahariennes. D’après la Société Financière Internationale (SFI)355, en 1994, le secteur privé a représenté plus des 2/3 du PIB, plus de la moitié de l’emploi du secteur moderne et plus de 50 % de l’investissement. Il a contribué à la croissance économique, à hauteur de 87 % du PIB au Sénégal, 65 % au Ghana et en Côte d’Ivoire. En 1997, la part de richesses créées par le secteur privé au Sénégal est estimée à plus de 91 % du PIB356.

Ce dynamisme du privé montre chez les Africains le désir et la volonté d’entreprendre, qui se sont manifestés déjà depuis très longtemps chez nombre de peuples de la sous-région. La mauvaise gestion macro-économique des pays en développement doit avoir comme conséquence un accroissement et une orientation de l’aide publique internationale au profit du secteur privé pour concourir à l’essor de l’entrepreneuriat.

Aussi, des groupements de tontines se sont transformés en organismes de capital-risque et opèrent dans le secteur formel. En mobilisant les ressources financières et humaines nécessaires, ces organismes se lancent dans la promotion d’entreprises privées productives. Cette dynamique originale a vue le jour dans plusieurs pays.

Nous pouvons citer le plus important d’entre eux et qui a atteint, par la suite, une dimension sous-régionale : il s’agit du mouvement des Financières Africaines357. La Financière Côte d’Ivoire créée le 19 juin 1988 est l’aînée de ce mouvement qui a progressivement gagné tous les pays de l’UMOA (Union monétaire ouest-africaine), devenue UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine). Ce n’est qu’après quatre ans de collecte d’épargne que la Financière a réalisé ses premières prises de participation. Les dernières mises en place sont, en 1989, les Financières Niger, Guinée et Togo. Elles se regroupent toutes autour de la Financière Internationale, ONG internationale créée en 1989. Elle joue le rôle de conseiller et de financier des Financières nationales.

Par ailleurs, l’impuissance financière et politique des États africains est, plus que jamais, à la hauteur de la nécessité de promouvoir l’essor du secteur privé par la mise en place d’un cadre incitatif. « Nous assistons aujourd’hui à l’émergence d’entrepreneurs qui, malgré un environnement très contraignant, sont animés du goût du risque, prennent des initiatives et font preuve de persévérance en vue de surmonter les obstacles. Ils contribuent à bâtir une bonne image de l’entrepreneur et à lui donner le statut qu’il mérite dans la société »358.

La vigueur et le dynamisme du mouvement des financières africaines en est une parfaite illustration. Cette citation montre aussi l’existence d’obstacles à l’essor de l’entrepreneuriat en Afrique (voir encadré).

Encadré 3.11 : Les obstacles socioculturels à l’entrepreneuriat

  • Au regard de l’inégal développement des pays, l’entrepreneuriat apparaît comme un phénomène largement tributaire de l’évolution historique des sociétés. La culture entrepreneuriale relèverait donc des comportements et attitudes des individus, de leurs capacités intellectuelles et psychologiques. Ainsi, l’entrepreneuriat est un phénomène multidimensionnel qui se fonde sur l’interaction réussie de plusieurs facteurs environnementaux.

  • Cependant, l’esprit d’entreprise est difficile à définir. Pour W. Sombart359, l’esprit d’entreprise désigne l’ensemble des qualités psychiques nécessaires à la réalisation effective d’une entreprise (projet). Alors que W. Elkan (1988) le définit comme une capacité d’innover ou une aptitude à exploiter une activité industrielle complexe et de grande envergure360. L’esprit d’entreprise présente, pour lui, trois caractéristiques majeures : la perception de créneaux exploitables et rentables, la volonté d’exploiter ce qui est perçu et les compétences organisationnelles pour mener à bien un projet.

  • Selon Schumpeter (1947), la fonction sociale de l’entrepreneur ne consiste pas uniquement à se départir de la routine de production en exploitant une invention ou une nouvelle possibilité technique mais bien d’arriver à des réalisations361. Car la mise en oeuvre effective des innovations butent sur plusieurs formes de résistances dont les plus féroces proviennent des intérêts directement menacés par celles-ci.

  • Ainsi pour Schumpeter, est entrepreneur l’innovateur possédant des aptitudes qui lui permettent de surmonter ces résistances. Les obstacles à l’entrepreneuriat africain sont essentiellement liés à l’environnement économique et social.

  • Le principal facteur explicatif du retard économique de l’Afrique est, pour beaucoup d’auteurs dont B. Traoré (1990)362, le manque potentiel d’entrepreneurs de qualité 363. Nous ne partageons pas cette assertion et pensons qu’il existe un important gisement potentiel d’entrepreneurs dans le continent. Mais, les réalités africaines montrent que leur émergence et leur développement sont compromis par l’existence d’obstacles socioculturels. Si l’esprit d’entreprise est peu développé, c’est parce que l’environnement économique, social et culturel semble guère favorable.

  • E. Bloy et C. Mayoukou (1995)364 retiennent essentiellement trois types de contraintes socioculturelles. D’abord, « la famille exerce une pression négative sur l’entrepreneur ». Celui-ci gère le capital humain de manière très personnalisée en privilégiant respectivement les membres de sa famille, de son ethnie et de son clan. La solidarité familiale constitue souvent un frein au réinvestissement du surplus dégagé de la réalisation de l’activité d’entreprise. En ce sens qu’il n’existe pas de séparation stricte entre la trésorerie de l’entreprise et le budget des dépenses familiales du patron 365.

  • Aussi, l’économie de l’Afrique subsaharienne est-elle une économie de subsistance où le souci majeur des agents demeure la satisfaction des besoins vitaux. Apparaissent alors deux conséquences logiques. La première, c’est l’assistance aux parents démunis qui devient source de diminution des potentialités d’investissements de l’entreprise. La famille est synonyme de parasite pour l’entreprise. La seconde est la forte aversion au risque qui limite la capacité d’entreprendre et d’innover. Car la probabilité subjective affectée au risque d’échec est très élevée366.

  • Ensuite, « le comportement des entrepreneurs n’est pas propice à l’essor du secteur industriel ». L’entrepreneuriat est essentiellement axé sur des activités où la vitesse de rotation des stocks est élevée. Ce qui leur assure le plein emploi du capital physique. Il s’inscrit ainsi dans un horizon temporel relativement court. Le tertiaire, commerce et services, est très sollicité. E. Bloy y voit, en partie, une certaine influence du contact colonial.

  • Par ailleurs, la réussite personnelle de l’entrepreneur se traduit également sous forme de prestige social car ce succès élève sa position sociale et celle de sa famille. Ainsi, l’effet de démonstration joue souvent pour certains entrepreneurs ayant réussi leur pari. Ces derniers adoptent leur comportement de consommation à celui de la catégorie supérieure ou des pays riches. Ce qui réduit la propension à épargner et à investir.

  • Enfin, « les entrepreneurs diversifient presque systématiquement leurs investissements » au détriment de l’intensification de l’activité principale. Le désir de posséder un portefeuille d’actifs risqués n’est pas mis en cause. Mais, le surplus issu d’une entreprise de taille modeste devrait y être réinvesti de sorte qu’elle atteigne un seuil critique nécessaire à son développement.

  • La diversification répond ici à la reproduction de la structure et de l’organisation souvent informelles de l’entreprise. Elle s’opère aux dépens de l’élargissement et de l’approfondissement de l’activité principale. Ce qui empêche l’entreprise d’accumuler et d’exploiter positivement l’expérience – learning by doing – et les économies d’échelle afférentes. L’accumulation du capital s’effectue ainsi par la diversification et non pas par la spécialisation367.

  • Aussi, l’exiguïté et l’instabilité des marchés, conjuguées avec la faiblesse des pouvoirs d’achat – absence d’une demande solvable conséquente – ont favorisé les entreprises informelles qui échappent aux risques d’entreprises relatifs à ce contexte. Les relations de travail dans l’informel se fondent sur des rapports personnels et le plus souvent familiaux avec le chef d’entreprise. Guy Pourcet (1995)368 parle de main-d’oeuvre attachée par des rapports de clientèle dans la mesure où les salaires sont fonction des rentrées de fonds et qu’il existe des obligations d’assistance mutuelle. L’important pour l’apprenti est d’acquérir une notoriété. Ce qui lui ouvrira la possibilité dans l’avenir de créer son propre atelier.

  • Ainsi, l’informalité des relations salariales est un puissant levier de flexibilité et de souplesse de la gestion des ressources humaines. Aussi, permet-elle à l’entreprise informelle de s’adapter constamment aux fluctuations imprévues des marchés. Qui plus est, la concurrence dans le secteur informel est une « concurrence proliférante »369. En effet, cette concurrence ne s’exerce pas entre les producteurs mais elle oppose les producteurs aux vendeurs et est limitée par un système de coopération technique généralisée.

  • L’ouverture et l’intégration des marchés nationaux, actuellement en cours, permettront de remédier au moins en partie à cette situation et de favoriser l’intensité des échanges et par conséquent le développement de l’activité économique.

Il est donc indispensable et souhaitable d’améliorer le climat des affaires et l’environnement institutionnel pour stimuler l’entrepreneuriat et accroître le niveau et la qualité de l’investissement privé. Pour promouvoir l’investissement privé, il demeure impératif d’aménager un cadre propice à toutes les initiatives privées.

Les mauvaises performances de l’État entrepreneur et gestionnaire militent donc inéluctablement en faveur du passage d’une économie dirigée voire autocentrée à une économie concurrentielle, ouverte sur l’extérieur. L’État acteur économique doit s’estomper au profit d’un État régulateur et partenaire loyal du secteur privé. Celui-ci a pour rôle de créer un environnement propice au développement du secteur privé par la mise en place d’un cadre institutionnel – législatif et réglementaire – transparent, incitatif et efficient. La clarté et la rigueur de la mission et des actions publiques vont encourager l’initiative privée.

Les États doivent achever le processus de désengagement de l’État par la privatisation, la concession au privé de services publics, la libéralisation de l’économie et le parachèvement de la restructuration du secteur financier. Les investisseurs, nationaux et étrangers, ont donc désespérément besoin de cet État régulateur et éclairé. De la réussite de cette métamorphose du rôle de l’État dépend le retour de la confiance, seul gage d’une forte implication de l’ensemble des acteurs au développement économique et social.

Encadré 3.12 : L’instabilité politique permanente, obstacle majeur à l’essor de l’initiative privée

  • L’Afrique subsaharienne est le théâtre de régimes politiques autoritaires et dictatoriaux. Depuis la décennie 80, une disparition progressive de ces derniers s’est amorcée au profit de structures politiques démocratiques. Des efforts de démocratisation sont entrepris dans plusieurs pays. Ils montrent la volonté des dirigeants de reconnaître et de promouvoir la liberté d’opinion et d’expression. Cette évolution en cours, hautement souhaitable, tend à faire oublier l’instabilité politique permanente qui secoue épisodiquement la sous-région, notamment à travers les coups d’États militaires.

  • Dans la plupart des États, le pouvoir est personnalisé. Il s’articule autour de pratiques politiques tendant à favoriser la reproduction sociale de la classe dirigeante et de ses réseaux clientélistes. « Les pratiques politiques induites par le néo-patrimonialisme ont favorisé la constitution, la consolidation et l’enrichissement des groupes et réseaux en mesure de marchander leur participation à la reproduction de l’ordre social et politique. Ces réseaux et leurs gestionnaires, personnel parasitaire et clientéliste, ont largement tiré profit de l’extension et de la centralité de l’État »370. Cette remarque, faite à propos du Sénégal, est valable pour la quasi-totalité des pays de l’ Afrique subsaharienne.

  • L’arsenal répressif est utilisé par le pouvoir pour légitimer son autorité et maintenir l’ordre. Celui-ci est souvent bafoué par des populations récalcitrantes à l’égard de la politique gouvernementale. Les révoltes, grèves, et l’absentéisme sont monnaies courantes dans ces pays. Les administrations sont engorgées de fonctionnaires guère motivés et faiblement productifs. Les personnels des entreprises publiques et parapubliques sont aussi pléthoriques que ceux des services publics. Dans ces circonstances, personne ne s’étonne de la fréquence des changements de pouvoir politique principalement dus aux putschs militaires.

  • Cette situation engendre de nombreuses conséquences notamment économiques. Des coûts relatifs à la mauvaise gestion des ressources publiques s’ajoutent ceux issus de la reconstruction des édifices publics et des infrastructures détruits lors des coups d’État : on est en présence d’un perpétuel redémarrage des économies du fait de changements fréquents de régime politique au pouvoir. Ce climat d’instabilité annihile ou réduit toute motivation d’investissement direct dans cette partie du monde.

  • Le climat des affaires est pollué par la corruption grandissante, favorisée par l’intensification des échanges internationaux et la généralisation des réformes libérales. Certains agents de l’État profitent des rallonges irrégulières versées par des entrepreneurs désireux de « décrocher » un marché. L’imprévisibilité des lois, règlements et directives relatives à la fiscalité, au travail et aux activités d’import-export constituent également une entrave à l’initiative privée. Celle-ci est gravement affectée par ce contexte défavorable. En effet, l’état de droit y est constamment bafoué.

  • Les investisseurs étrangers redoutent une perte de propriété lors d’éventuelles nationalisations d’entreprises privées performantes. Mêmes les nationaux – en particulier, la classe dirigeante – préfèrent investir ailleurs, principalement en Europe Occidentale. En témoigne l’importance de la fuite des capitaux provoquant souvent celle des « cerveaux ».

  • Les bailleurs de fonds internationaux sont bien conscients de cet état de fait. Ainsi, par exemple, le fait de vouloir doter la cinquième convention de Lomé d’un volet politique témoigne, selon Michel Rocard, de la volonté de l’Union européenne d’éradiquer les diverses sources d’instabilité politique qui empêchent le développement économique. En effet, « les guerres civiles, les coups d’état, la corruption, la mauvaise gouvernance, les mésententes ethniques ou tribales sont des entraves au développement bien pires que l’enclavement, la sécheresse ou les inondations »371.

Notes
355.

Alibert, J. [1995]. « La SFI et l’Afrique subsaharienne », Marchés tropicaux, 27 oct., pp. 2325-2326.

356.

Marchés Tropicaux [1999]. « Sénégal : le dynamisme du secteur privé », Dossier sur le Sénégal, Marchés Tropicaux, avril, p. 35.

357.

M. Loum Diagne [1990]. « Le Mouvement des Financières Africaines », Épargne sans frontières, n°18, pp. 48-50.

358.

A. Ndiaye et alii [1992]. Création d’Entreprise en Afrique, Fischer Presses, Québec, 251 p, p. 15.

359.

Auteur cité par B. Traoré [1990]. « La dimension culturelle de l’acte d’entreprendre en Afrique » in : Georges Hénault et Rachid M’Rabet (dir.) L’Entrepreneuriat en Afrique francophone, AUPELF-UREF. John Libbey Eurotext. Paris, pp. 7-14.

360.

Voir B. Traoré (1990), op. cit.

361.

Joseph Schumpeter [1947]. Capitalisme, socialisme et démocratie, traduit par Gaël Fain, Paris, Éditions Payot, 1990, 451 p, p. 181.

362.

B. Traoré (1990), op. cit.

363.

Mêmes certains théoriciens du courant de « l’école du développement », en particulier Hirschman, affirment que l’absence d’esprit d’entreprise était une des principales entraves à la mise en place des politiques de développement. Voir A. Cazorla et A.-M. Drai [1992]. Sous-développement et Tiers Mondes : une approche historique et théorique, Paris, Collection Information – Économie, Vuibert, 191 p.

364.

E. Bloy et C. Mayoukou (1995), op. cit.

365.

C’est pourquoi E. Bloy et C. Dupuy [1990] proposent une nouvelle grille d’analyse de la comptabilité d’entreprise adaptée au contexte socioculturel de l’Afrique. Voir. E. Bloy et C. Dupuy [1990]. « Adaptation des règles de gestion aux contraintes du financement informel : réflexion dans le cadre du contexte africain » in : Georges Hénault et Rachid M’Rabet (dir.) L’Entrepreneuriat en Afrique francophone, AUPELF-UREF. John Libbey Eurotext. Paris, pp. 65-75.

366.

J. K. Galbraith [1980] définit un « équilibre de pauvreté » où l’échec de l’innovation ou de l’entreprise d’une population pauvre est synonyme de famine ou peut-être de mort. Il réfute ainsi les analyses du sous-développement en termes de retard.

367.

Voir P. Hugon, G. Pourcet et S.Quiers-Valette [1995]. L’Afrique des incertitudes, I. E. D. E. S. , Collection Tiers Monde, PUF, Paris, 271 p. et E. Bloy et C. Dupuy (1990), op. cit.

368.

P. Hugon, G. Pourcet et S.Quiers-Valette (1995), op. cit.

369.

P. Hugon, G. Pourcet et S.Quiers-Valette (1995), op. cit.

370.

M. C. Diop et M. Diouf [1990]. Le Sénégal sous Abdou Diouf, Paris, Éditions Karthala, 246 p, p. 11.

371.

Michel Rocard [1999]. « La coopération européenne en Afrique : un tournant historique », L’Observatoire, n° 216, mars, OCDE, pp. 47-49, p. 47.