3.1.2 La nouvelle politique française d’immigration : le codéveloppement

Compter sur le développement des pays d’origine pour stopper les flux migratoires revient à analyser la migration interne comme la conséquence du non-développement de la localité de départ et la migration internationale comme une alternative à l’absence de développement national. Cette conception n’est pertinente que si l’on considère le sous-emploi comme la cause principale de l’émigration. Or, nous savons, d’après la typologie proposée, que les mobiles qui animent une personne ou un groupe de personnes à migrer sont divers.

Cependant, la logique fondamentale de toute migration réside dans la recherche d’un endroit propice à la réalisation de besoins non satisfaits au lieu de départ. Ces besoins peuvent être de meilleures conditions de vie, l’emploi, la paix, la liberté, etc. Cela étant, compte tenu des motivations évoquées par les migrants maliens et sénégalais, le développement de leur pays aurait incontestablement un impact significatif sur les flux migratoires potentiels.

La structure duale de la plupart des pays pauvres notamment ceux d’Afrique subsaharienne est incontestablement une source de migration. Dans la plupart des États, le pouvoir est sous la responsabilité d’une minorité de personnes et s’articule autour de réseaux clientélistes. Une petite partie de la société gère l’activité économique et les richesses et assure la reproduction sociale du système tandis que l’autre reste de plus en plus marginalisée. D’un côté, on a la classe dominante qui détient la quasi totalité des richesse et de l’autre les démunis qui deviennent de plus en plus pauvres et marginalisés372.

Cette exclusion économique et sociale contraint nombre de personnes à rechercher des lendemains meilleurs dans d’autres horizons du monde. Les divers obstacles – liés en partie à la distance, à l’incertitude et à l’ignorance de la situation dans le pays d’accueil – ne dissuadent pas les candidats au départ.

Ce départ engendre des effets néfastes pouvant être portés au passif des conséquences de l’immigration. L’expatriation de personnes qualifiées et dynamiques, le brain drain, constitue une perte tant en termes de productivité que de production nationales du pays d’origine. D’autre part, les inégalités économiques spatiales se creusent au profit des villages et régions où le taux d’émigration est particulièrement élevé. L’existence de zones privilégiées, les villages « rentiers » et les régions « rentières »373 car ne vivant essentiellement que des transferts financiers, rend plus délicate une politique de développement harmonieux de l’ensemble du territoire du pays d’origine.

A l’inverse, les auteurs relèvent principalement deux types d’apports des immigrés aux pays d’origine : un apport direct en cas de retour, les immigrés valorisant leurs expériences individuelles et un apport indirect à travers les transferts de fonds. Le premier est très incertain car les retours sont souvent hypothétiques.

D’autre part, les travailleurs immigrés ne retournent définitivement au pays qu’après la retraite, les retours concernent donc le plus souvent des inactifs. Les retours d’actifs potentiels sont rarissimes à cause des difficultés économiques que connaissent les pays d’origine. D’autre part, il importe de souligner avec G. Moreau et M.-H. Debart (1985)374 que peu nombreux sont les pays d’origine motivés à recevoir leurs expatriés du fait de leur situation de sous-emploi chronique. L’accueil de ces nouveaux travailleurs ne contribue qu’à accroître leurs difficultés économiques et sociales et par conséquent menacer leur stabilité économique, sociale et politique.

Le second apport est limité car les transferts sont souvent une consommation différée et non des investissements productifs potentiels. Un troisième type d’apport serait, nous semble-t-il, la rentabilisation du fait migratoire par la réalisation d’investissements productifs dans le pays d’origine. En tant qu’investisseurs, les migrants devraient être ainsi les bienvenus chez eux. C’est plus ou moins dans cette optique que s’inscrit la nouvelle politique française de l’immigration.

La politique de codéveloppement vise à assurer l’intégration des migrants légalement installés en France tout en les incitant à participer activement au développement de leur pays d’origine375. La politique française d’intégration a sans conteste souffert des discriminations de toutes sortes dont ont été victimes les étrangers, la situation de l’emploi au cours de ces dernières années y contribuant certainement pour beaucoup.

Cependant, d’après S. Thave (2000), les migrants ne subissent pas vraiment de discriminations salariales car le fait d’être migrant ne produit pas une influence négative sur le salaire lorsque les caractéristiques d’emploi sont identiques376. Le niveau bas de leurs salaires s’explique par le fait qu’ils appartiennent dans leur immense majorité aux catégories socioprofessionnelles non qualifiées d’employés et d’ouvriers et occupent des emplois temporaires ou à temps partiel. Il demeure néanmoins que, à caractéristiques identiques – âge, sexe et diplôme égaux – le risque de chômage est plus élevé pour les migrants377.

Toutefois, trois principales mesures ont été prises par les pouvoirs publics pour lutter contre les discriminations et remettre en marche le processus d’intégration378 : l’amélioration de l’accueil des migrants, la lutte contre les discriminations dans les domaines de l’emploi et du logement, et simplifier les procédures de demande de naturalisation.

Quant à la participation active des migrants au développement de leur pays, elle passe évidemment par la réalisation de projets productifs, individuels et collectifs, créateurs d’emplois et de richesses. Le développement des pays de migrations, étant synonyme d’une amélioration des conditions de vie des populations, devrait constituer un frein à l’émigration potentielle. Ainsi, le codéveloppement repose, selon J. Freyss (1999)379, sur une idée essentielle qui consiste à articuler les problèmes de l’immigration avec ceux du développement des pays de migrations.

L’ancienne politique de l’immigration était inadaptée dans la mesure où la fermeture des frontières entraînait des conséquences fâcheuses. Il s’agit en particulier de la précarité du statut des migrants, de leur marginalité voire de leur exclusion du système économique et social. Aussi, le recours aux moyens trop coercitifs – expulsions de clandestins – a souvent créé des tensions politiques entre les États sans pour autant garantir la diminution de l’immigration irrégulière. Qui plus est, il conduit les clandestins à développer des stratégies plus efficaces.

Dans les pays d’origine, la politique d’émigration est aussi loin d’être pertinente. La migration est perçue comme la principale solution aux problèmes économiques et sociaux internes. Elle constitue une manne financière importante pour les économies nationales, « une soupape de sécurité » ou encore une « pompe à finance » pour reprendre la terminologie de J. Freyss. Cette manne financière est le plus souvent utilisée de manière improductive.

Le point commun entre les pays d’origine et la France était la non prise en compte dans la définition de leur politique des liens qui existent entre migration et développement. Nous avons déjà montré que les relations entre migration et développement sont biunivoques. La migration peut contribuer au développement des pays d’origine lorsque les politiques mises en place de part et d’autre sont adéquates et cohérentes.

Le codéveloppement est une de ces politiques adéquates et cohérentes : il vise non seulement à rétablir et à accompagner la mobilité des immigrés mais et surtout il place les migrants et leurs mouvements associatifs au coeur de son dispositif stratégique. Les migrants sont ainsi considérés comme les vecteurs du développement de leurs pays.

Le développement, facteur de bien-être social, ne conduit pas à une suppression de la migration mais il change la nature et le contenu de la migration. Il convient aussi de remarquer que, dans un contexte d’émigration auto-entretenue, l’amélioration même sensible des conditions économiques ne constitue pas du moins dans un premier temps un moyen de rétention des candidats à l’émigration. Les promoteurs de cette politique de codéveloppement sont bien conscients des effets du développement sur la migration. C’est pourquoi, ils parlent de mobilité organisée et de mobilisation des travailleurs immigrés de sorte à valoriser le phénomène migratoire pour favoriser le développement des pays de migrations.

Cette nouvelle politique contraste à bien des égards avec celle menée vers la fin des années 1970 et durant la décennie 1980. Pendant cette période, il était plutôt question d’aide à la réinsertion dans le pays d’origine des travailleurs migrants salariés d’entreprises en difficulté. Contre restitution du titre de séjour, le migrant rentrant bénéficiait d’une prime financière qui devait lui permettre de s’insérer ou se réinsérer dans l’activité économique de son pays d’origine.

Le codéveloppement semble attirer l’adhésion de nombreux auteurs spécialistes de la migration principalement du fait que les projets d’aide au développement ont aujourd’hui montré leurs limites. L’échec de la coopération internationale s’explique d’une part par la non prise en compte de facteurs économiques, culturels et écologiques dans la transposition des techniques occidentales380. Aussi, les experts occidentaux font fi des avis et des besoins réels des populations concernées. La réussite des projets de développement impliquant la participation des associations de migrants381 et des populations locales, il devient impératif de les associer aux projets.

L’immigration est analysée par G. Abraham-Frois (1964) comme un échange particulier d’un facteur de production entre deux économies. Comme tout échange, celui-ci procure des gains certains aux partenaires et constitue ainsi un intérêt réciproque. Dès lors se pose naturellement le problème de la « juste répartition » des gains de cet échange entre les deux économies concernées.

Après avoir quantifié et analysé les avantages respectifs tirés de l’immigration, G. Abraham-Frois (1964) en conclut que les pays développés tirent un énorme profit de l’immigration dans la mesure où ils importent gratuitement un facteur de production. En effet, les coûts d’entretien, de formation, des divers services collectifs et plus tard de l’amortissement de ce capital humain sont le fait de la famille et du pays d’origine. Seul l’usage de ce facteur est rémunéré ; cette rémunération ou salaire constitue en effet l’unique intérêt de ce capital humain382.

Compte tenu de la faible part de gains obtenus par les pays d’origine, G. Abraham-Frois (1964) propose comme compensation d’accroître substantiellement l’aide aux pays d’émigration et donc aux pays en développement383. Le gaspillage de l’aide publique au développement doit amener les pays donateurs à transformer une grande partie de cette aide en un fonds de financement de projets d’investissements productifs privés.

En effet, l’aide publique au développement, dont une partie est souvent détournée, est presque toujours utilisée de manière inefficace384. Ce constat pose le problème de la pertinence de l’aide qui peut se résumer en deux interrogations liées : l’aide est-elle utile aujourd’hui ? Si oui, faut-il restreindre le nombre de bénéficiaires aux seuls pays les plus pauvres ?

La réponse à la première question est évidemment positive. D’une part, les pays sont fortement endettés. D’autre part, l’aide demeure aujourd’hui encore plus qu’hier nécessaire et ce d’autant plus que l’amélioration de la situation macro-économique de plusieurs pays notamment d’Afrique francophone ne s’est pas traduite par une hausse du niveau et de la qualité de vie des populations. Cette situation, invite non pas à supprimer l’aide mais à l’augmenter et la réorienter davantage vers le secteur privé qui est plus à même de l’affecter efficacement.

La seconde réponse est négative car la limitation de l’aide aux pays les plus pauvres élude l’existence incontestée d’énormes poches de pauvreté autour des grandes villes de pays moins pauvres. Les populations pauvres doivent satisfaire leurs besoins primaires et ce quel que soit l’endroit où ils vivent. Une partie substantielle de l’aide, si elle est bien utilisée et bien gérée, peut permettre de couvrir les besoins alimentaires, sanitaires et scolaires.

Ce changement stratégique de réorientation de l’aide publique au profit du secteur privé est d’autant plus souhaitable que la permanence de l’aide n’engendre que des effets pernicieux. Déjà en 1798, R. T. Malthus remarquait, à propos de l’assistance paroissiale accordée aux pauvres en Angleterre, « (qu’) aussi cruel que cela puisse paraître dans des cas particuliers, on devrait considérer la pauvreté assistée comme honteuse. Un tel aiguillon semble absolument nécessaire pour promouvoir le bonheur de la grande masse de l’humanité ; et toute tentative quelconque d’affaiblissement de cet aiguillon, quelque charitable qu’en soit l’intention apparente, ira toujours à l’encontre de son propre but »385.

Ainsi aider les pays pauvres à se développer, c’est favoriser, par des appuis financiers directs, la possibilité et la volonté d’épargner et d’entreprendre des acteurs privés. Dans cette perspective d’analyse, les moyens financiers qui sont déployés pour mener cette nouvelle politique peuvent être interprétés comme une manière de compenser l’utilisation gratuite de la main d’oeuvre immigrée par la France. Ainsi, le Mali et le Sénégal peuvent jouir des retombées de leur contribution en termes de force de travail au développement de la France.

Une des conséquences positives attendues de la mise en oeuvre de cette nouvelle politique d’immigration est certainement l’accroissement de la motivation des migrants porteurs de projets sans pour autant faire d’eux les vecteurs du développement de leur pays d’origine car existent des limites objectives de leurs actions.

Notes
372.

Samir Naïr parle à ce propos que, « chaque pays du Tiers-Monde a désormais en son sein le Nord et le Sud » in Senarclens, Pierre et al. [1993]. Les migrations internationales, Lausanne, Éditions Payot, 134 p, p. 9.

373.

Ces expressions sont celles de G. Abraham-Frois (1964), op. cit., p. 541.

374.

G. Moreau et M.-H. Debart [1985]. « Le retour et la réinsertion des travailleurs étrangers aux pays d’origine », Droit Social, n° 9-10, sept-oct, pp. 683-691.

375.

Pour plus de précisions, voir le « Rapport de bilan et d’orientation sur la politique de codéveloppement liée aux flux migratoires » de Sami Naïr, Mission Interministérielle « Migrations/Codéveloppement », Paris, 1997.

376.

S. Thave (2000), op. cit.

377.

S. Thave (2000), op. cit.

378.

OMI [1999]. « De nouvelles missions pour l’OMI », Mouvements, n° 21, fév., 30 p.

379.

Jean Freyss [1999]. « Le codéveloppement : Présentation de la Mission Interministérielle au Codéveloppement et aux Migrations Internationales et de ses objectifs », Journée de rencontres et de réflexion sur le codéveloppement du 20 mai 1999 à l’Université Lumière Lyon 2, organisée par le Centre Walras et la Mission Interministérielle au Codéveloppement et aux Migrations Internationales.

380.

Voir P. Dewitte [1995]. « Les migrants, coopérants de demain », Projet, n° 241, mars-juin, pp. 80-88.

381.

Pour P. Gonin et J. Lombard, les associations de migrants sont en prise directe avec la réalité de la coopération décentralisée. Voir P. Gonin et J. Lombard (coord.) [1994]. « Le Nord s’intéresse au Sud, le Sud interpelle le Nord », dossier, Hommes et Terres du Nord, 4, 64 p.

382.

G. Abraham-Frois (1964) a fait une synthèse des écrits relatifs à la notion d’homme en tant que capital et les tentatives de mesurer ce facteur de production. Voir aussi, T. W. Schultz [1961]. « Investment in human capital », American Economic Review, mars, pp. 1-18.

383.

G. Abraham-Frois élabore un modèle où les pays d’immigration et d’émigration sont liés par un flux d’hommes et un flux de capitaux. Il suppose en outre un accroissement ceteris paribus du produit global dans les deux pays et que cet accroissement se réalise dans le pays développé, lequel profite en outre de la gratuité de formation des immigrés. Après avoir envisagé plusieurs scénarios, il se résigne à admettre l’impossibilité de déterminer une clé de répartition satisfaisante et donc de la compensation à verser aux pays de départ et propose en revanche des modalités de cette compensation. Pour l’exposé des modalités de compensation, voir G. Abraham-Frois (1964), op. cit., pp. 551-554.

384.

L’île Maurice est le seul parmi les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) à profiter pleinement des fonds d’aide de l’Union européenne. En dix ans, elle s’en est servis pour diversifier ses activités et accroître considérablement son produit national brut (PNB). Voir Michel Rocard (1999), op. cit.

385.

R. T. Malthus (1798), op. cit., p. 51.