Conclusion générale

L’étude du comportement financier des migrants maliens et sénégalais résidant en France n’a été possible que par le recours aux entretiens de recherche ou récits de vie. Ces entretiens entrent dans le cadre d’une approche dite à micro-échelle où les personnes enquêtées sont mises à contribution et participent activement à la production des informations. Ces personnes se sont librement exprimées sur les thèmes qui leur étaient proposés, à savoir les motivations originelles des migrants, les aides familiales et les transferts, les relations avec les institutions financières et les projets d’investissement. Trois raisons essentielles justifient la nécessité fondamentale des entretiens de recherche dans cette étude.

La première, comme nous l’avons développé dans le chapitre 1 de la partie 1, est que les théories économiques explicatives de la migration ne se sont pas particulièrement préoccupées du comportement financier des migrants. La lecture des différentes grilles d’analyse théorique de la migration internationale montre la constance de la résurgence de certains thèmes telles que les causes et les conséquences de la migration. Parmi la multiplicité des analyses de la migration internationale, celle fournie par la théorie néoclassique standard éclipse largement les autres, et ce malgré les insuffisances patentes relevées au niveau de ses hypothèses. Cette analyse justifie la migration par les inégalités de revenus existant au sein et entre les espaces économiques nationaux.

La seconde raison, plus ou moins liée à la première, est qu’il n’existe que très peu d’études sur le comportement financier des migrants maliens et sénégalais. L’éventail des contributions qui s’y intéressent s’attachent à évoquer certains des aspects du comportement financier des migrants maliens et sénégalais, en particulier les transferts financiers et les investissements collectifs des associations ou groupements d’associations de migrants dans leur village ou communauté de villages d’origine. Les autres éléments constitutifs du comportement financier – l’endettement des migrants, les pratiques collectives d’entraide et de solidarité financières, l’épargne individuelle et son affectation (placements et autres investissements) – étant totalement relégués au second plan.

La dernière raison tient au principal avantage que procurent les entretiens de recherche. En effet, les entretiens de récits de vie permettent ainsi de saisir des comportements, des relations, des activités et de construire les logiques qui leur sont liées. Ils favorisent une collecte d’informations importantes relatives aux représentations et pratiques des enquêtés.

Les hypothèses d’étude relatives au comportement financier des migrants maliens et sénégalais en France ont été élaborées à partir de l’analyse des entretiens de récits de vie. Pour tester ces hypothèses, des questionnaires ont été soumis à la population cible. L’analyse des résultats de ceux-ci a révélé un comportement financier des migrants spécifique par rapport à celui des Français autochtones ; ce qui était certes prévisible et tout de même démontré par les entretiens de récits de vie et confirmé par les résultats statistiques des questionnaires. D’autre part, elle a montré l’existence d’une différence, bien que faible et souvent statistiquement non significative, de comportement financier au sein de la population étudiée.

L’hypothèse de la faiblesse de l’épargne financière des migrants maliens et sénégalais, celle destinée au financement de l’investissement du migrant et/ou aux agents à besoin de financement, a été validée par l’étude. En revanche, les résultats statistiques de l’enquête ont montré l’importance de l’épargne mensuelle brute des migrants maliens et sénégalais. Le montant mensuel moyen de l’épargne brute représente souvent plus du tiers voire parfois la moitié du revenu mensuel moyen.

Cependant, le revenu ne représente pas une variable déterminante dans l’appréciation de la capacité et donc de l’importance de l’épargne brute des migrants maliens et sénégalais résidant en France. La nationalité d’origine, l’appartenance ethnique et les motivations originelles n’ont aucune influence significative sur le montant de l’épargne brute des migrants. L’importance de l’épargne brute dépend essentiellement du montant des charges familiales et des sollicitations de parents restés au pays d’origine. La part substantielle des transferts dans l’épargne brute explique la faiblesse de l’épargne financière.

Les migrants maliens et sénégalais font rarement des placements financiers. En effet, seul un migrant sur trois effectue des placements financiers ; l’assurance-vie étant le placement financier le plus fréquemment utilisé par les migrants. Ce recours aux produits financiers n’est ni déterminé par l’âge, le sexe, le type de contrat de travail, la durée de séjours en France ni par le fait d’avoir un conjoint européen. Le souhait de retour ou non dans le pays d’origine ne constitue non plus une variable explicative du recours aux placements financiers. Il reste cependant à poser la question à savoir si ce faible recours aux produits financiers est lié à la faiblesse de leur épargne financière ou à la réalisation d’autres investissements (projets).

Le désir de réaliser un projet dans le pays d’origine est la principale motivation de la constitution d’une épargne par les migrants. La réalisation de projets s’inscrit plus ou moins implicitement dans une stratégie de préparation du retour dans le pays d’origine. Elle permet aux migrants de s’assurer ultérieurement une meilleure réinsertion économique et sociale dans leur pays d’origine. Les investissements immobiliers – l’achat de maisons ou de logements à usage familial ou destinés à la location – sont les projets les plus fréquemment réalisés par les migrants. Les projets des migrants ont été réalisés, dans 90 % des cas, dans les capitales régionales des pays d’origine, avec comme principaux associés les parents et les amis.

Les relations des migrants maliens et sénégalais avec le système financier formel en France se caractérisent par une indifférence presque totale quant au choix de l’établissement de crédit et surtout par une hostilité marquée à l’égard du crédit bancaire. Ce faible recours au crédit bancaire s’explique en partie par le fait que les structures collectives communautaires, notamment les associations d’entraide, jouent souvent le rôle d’organisme financier en octroyant de petits prêts sans intérêts à des conditions très souples.

L’analyse des entretiens avec les responsables d’associations de migrants suggérait deux grands types d’associations que les résultats du questionnaire ont confirmé, à savoir les associations d’entraide et les associations de développement local. Les associations d’entraide sont des outils de solidarité car leur activité principale est d’assister financièrement les membres en situation de besoins urgents. Nous les assimilons à un système de protection sociale dans la mesure où elles apportent une assistance financière et morale à la famille de la victime en cas d’événement malheureux – incendie, décès, etc. Elles accordent des prêts à des conditions très avantageuses aux membres qui le souhaitent, avec l’obligation de ne pas utiliser l’argent du prêt pour une activité lucrative.

Les associations de développement local sont en revanche des instruments de développement économique et social des localités d’origine. Elles réalisent plusieurs types de projets indispensables, en particulier des écoles et des centres de santé. Les réalisations d’infrastructures scolaires et sanitaires – qui sont des biens publics en ce sens que tout le monde peut en profiter – entrent dans le cadre de ce que nous appelons la participation active des migrants au développement de leur pays d’origine.

Cette participation des migrants au développement de leur pays de départ doit être encouragée par les autorités des pays d’accueil et d’origine. Le pays d’accueil peut aider les migrants porteurs de projets en leur apportant un éventuel complément de financement, des conseils avisés et une formation en gestion. Il doit établir une étroite coopération avec les associations de migrants pour favoriser de meilleures synergies dans les actions de développement.

Les pays d’accueil doivent créer et maintenir un environnement institutionnel et politique stable afin de mobiliser les investisseurs nationaux et étrangers. Car l’implication active des migrants ne peut suffire à enclencher un vrai processus de développement en raison du caractère souvent improductif et peu générateur d’emplois de leurs investissements. En effet, les différents projets – agricoles ou autres – réalisés jusqu’à présent n’ont ni favorisé l’autosuffisance alimentaire ni permis une création importante d’emplois.

Au-delà des activités associatives, les migrants maliens et sénégalais organisent également des tontines. Il s’agit uniquement de tontines mutuelles. Ces tontines mutuelles constituent pour certains membres une contrainte d’épargne (une épargne forcée) en vue de réaliser des projets. Elles jouent aussi – en tant que lieu d’échanges et de rencontres conviviales et amicales entre les membres – un rôle d’intégration tant dans le groupe communautaire d’origine que dans la société d’accueil.

Les tontines et les activités d’entraide et de solidarité financières des associations de migrants révèlent à la fois l’existence et la persistance de pratiques financières issues des pays d’origine. Cette reproduction de pratiques d’épargne et de crédits traduit le phénomène dit d’incapsulation, à savoir l’attachement des migrants à certaines de leurs coutumes considérées comme très importantes. Il s’agit ainsi d’une certaine tentative de reconstitution du schéma de la vie communautaire du village ou du pays d’origine.